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Full text of "Dépaysements; notes de critique et impressions"

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Fernand DESONAY 



Invj^tG^ 



et 



EDITIONS SOLEDl 



DÉPAYSEMENTS 



DU MEME AUTEUR : 

CHEZ CASTERMAN : 
Léopold II, ce géant, 15 e raille, Prix Rouveroy, (épuisé). 
Kadou (épuisé). 

Images et visages de Meuse (épuisé). 

Clartés sur... le Roman français d'aujourd'hui (3 e édition). 
Clartés sur... les Littératures étrangères du XX e siècle : I. L. 

roman et le théâtre (2 e édition) ; //. La poésie et l'essai 

(2 e édition). 

AUX EDITIONS DU TRIANON : 
Le Petit Jehan de Saintré (en collaboration avec Pierre 
Champion). 

CHEZ HONORE CHAMPION : 
Le rêve hellénique chez les poètes parnassiens (Prix Bordin 
de l'Académie Française). 

CHEZ E. DROZ : 

Le paradis de la Reine Sibylle, d'Antoine de La Sale (édition 

critique). 
Œuvres complètes d'Antoine de La Sale (édition critique) : 

Tome I : La Salade; Tome II : La Sale. 
Antoine de La Sale, aventureux et pédagogue. 

CHEZ GEORGES THONE : 
Villon. 

AUX EDITIONS « LES PETITES ETUDES DE BEL- 
GIQUE » : 
Les Ducs de Bourgogne (épuisé). 

AUX EDITIONS DES ARTISTES : 

Le Grand Meaulnes, d 'Alain-F 'ournier (3 e édition, épuisé). 

AUX EDITIONS DE LA LIBRAIRIE ENCYCLOPE- 
DIQUE : 
Ange, roman, 10 e édition. 

A PARAITRE : 

L'art d'écrire une lettre (aux Editions Baude). 
Pages choisies de Colette (aux Editions Manteau). 



Fernand DESONAY 



DÉPAYSEMENTS 

NOTES DE CRITIQUE 
ET IMPRESSIONS 






EDITIONS SOLEDI 

37, Rue de la Province 
LIEGE 



n 






F£B Z 3 1965 

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3 S '? 6 



I. 

« ...Vers le Moyen Age énorme 
et délicat... » 



COMMENT LE MOYEN AGE 
A VU VIRGILE : 

PROFESSEUR DE GRAMMAIRE, 
PROPHETE DU CHRIST, 
MAGICIEN, AMOUREUX. 

Les professeurs sont des criminels, quelquefois. 
Pour ma part, je dois au commentaire de la pre- 
mière églogue l'un des souvenirs les plus noirs de 
mes études classiques. Virgile, qui n'y était pour 
rien, faillit tomber dans cette disgrâce qui marque 
à jamais, pour les collégiens d'avant-hier, le Télé- 
maque, pour les collégiens d'aujourd'hui, un 
Boileau victime des Satires. « L'antiquité, ont dit 
quelque part les Goncourt, a été inventée pour 
être le pain des professeurs ». Mon ancien maître, 
un bon Père tout féru de gloses, faisait de la buco- 
lique virgilienne son pain quotidien, ce qui n'était 
qu'une manie, notre pain quotidien, ce qui devint 
vite un supplice. Pendant six mois (j'en atteste 
les ombres de Tityre et de Mélibée), nous te cui- 
sîmes, ô cygne de Mantoue et recuisîmes, pauvre 
oiseau mal plumé, dans la marmite infâme où 
dactyles, allusions, scoliastes et spondées, codices, 



10 VIRGILE AU MOYEN AGE 

interprétations, chiasmes, allitérations, clefs par- 
ci, pieds par-là, vers partout formaient le plus 
indigeste des hochepots. Et cela se passait der- 
rière des fenêtres grillagées. Et nous transcrivions, 
à l'encre violette, sous la dictée, le pédantesque 
commentaire. 

Je n'ai compris l'églogue que sous le ciel d'Italie, 
en ouvrant les yeux. Je revenais, aux premiers 
jours de septembre, d'un pèlerinage au palais sou- 
terrain d'une Sibylle. Toutes les Sibylles ont quel- 
que chose de virgilien. Le long de l'Adriatique où 
les voiles latines font sur les flots céruléens des 
taches rousses, la vaporiera m'emportait vers la 
plaine du Pô, vers Mantoue. Les « pommes d'or » 
emplissaient les corbeilles, en bordure des champs. 
Mariée à l'olivier dont le feuillage est d'argent 
clair, la vigne tressait des guirlandes où mûris- 
saient les grappes bieues. J'ai vu des laboureurs, 
des « contadines », des bergers chercher le frais 
sous les frondaisons immobiles. J'ai reconnu le 
hêtre de Tityre, ce bois de chênes verts où l'écho 
redirait le nom d'Amaryllis. Le soir, des premiers 
contreforts apennins, les ombres s'allongeaient sur 
la plaine; et la fumée s'élevait des maisonnettes 
rustiques, comme un encens. Le mirage virgilien, 
c'est là-bas, en terre italique, qu'il se révèle à 
notre sensibilité latine. 

Car Virgile est avant tout le poète de la terre, 
de cette terre douce et chaude, plus que d'autres 
bénie, où l'existence n'a pas changé depuis les 
anciens jours. Sait-on que, dans la montagne, au 
pied du Vettore, sous les étoiles, les pâtres échan- 
gent encore (qui n'ont jamais lu un livre) des 



VIRGILE AU MOYEN AGE 1 1 

défis poétiques en couplets alternés? Royauté des 
traditions! Secret de ton génie, cher Virgile! Voici 
quelques années, les fêtes du second millénaire 
ont célébré en ta personne l'impérialiste, le barde 
national, l'épique messager des triomphes promis 
à la Rome future. Puisse la bataille du blé — leur 
Pan de bon Dm — ramener l'attention vers les 
Géorgiques\ Virgile et le vaisseau d'Enée, Virgile 
et Marcellus, Virgile et les durs Latins d'Evandre, 
Virgile et Rome victorieuse, sans doute! Mais 
aussi, mais surtout, Virgile et les ruches, Virgile 
et le vase plein de lait, Virgile et la flûte de Pan, 
Virgile et les nymphes des bois, des sources claires, 
dans l'air léger... 

Le moyen âge n'a rien compris à ce Virgile le 
plus virgilien. Nous Talions montrer tout à l'heure. 

* * * 

Virgile professeur de grammaire. Tel est un des 
visages les plus familiers au moyen âge du poète 
mantouan. 

La tradition vient de loin. Dès son vivant, 
l'auteur de l'Enéide avait connu chez les érudits 
la renommée, et du meilleur aloi. A côté de Ci- 
céron, représentant de la prose oratoire aux pom- 
peuses ordonnances, Virgile tenait, en poésie, le 
sceptre du langage harmonieux. Les premiers 
commentateurs n'eurent garde de s'y tromper. 
Homère est souverain : le dogme est intangible. 
Mais Virgile arrive bon second dans la hiérarchie. 
Grammairiens et rhéteurs se le disputent, passion- 
nément. De Rome, sa gloire s'étend aux provinces. 



12 VIRGILE AU MOYEN AGE 

Un siècle après sa mort, les écoliers gravent ses 
vers sur les murs de Pompéi. Et l'on montre encore 
un conticuere omnes..., impressionnant dans la cité 
en cendres. 

Avec le développement des études gramma- 
ticales qui caractérise les deux premiers siècles 
de l'Empire, la popularité croît du poète magister, 
étoile polaire de tout vrai pédagogue. La rhéto- 
rique s'en mêle, qui va vers la logomachie d'ailleurs. 
Et c'est une période d'imitation servile, faussement 
formaliste, superstitieuse et presque idolâtrique. On 
consulte Virgile comme on a consulté les Livres si- 
byllins, comme on consultera plus tard l'Imitation : 
pour trouver la solution de toute difficulté, le se- 
cours providentiel qu'apporte à point nommé une 
voix inspirée. Et qu'on ne s'étonne plus de voir 
Silius Italicus pèleriner, le jour anniversaire de la 
naissance du poète, au sépulcre du demi-dieu. 
Martial lui voue les Ides d'octobre, tandis 
qu'Alexandre-Sévère le place en effigie au milieu 
des dieux lares. 

Quand l'Empire s'écroule, Virgile reste debout, 
le flambeau à la main, sur les ruines d'un monde. 
Les centons ont popularisé jusqu'au dernier de ses 
hémistiches. Donat et Servius, commentateurs 
zélés, trop zélés, ont ajouté aux interprétations 
philosophiques et allégoriques leurs notes gram- 
maticales et qui n'étaient pas méprisables. Et 
Macrobe a consacré, à l'applaudissement général, 
le renom d'infaillibilité et d'omniscience d'un 
Virgile encyclopédiste, prince des astrologues, roi 
des philosophes, rhéteur de stricte observance, 
éloquent entre les éloquents. Le moyen âge va 



VIRGILE AU MOYEN AGE 13 

recueillir cette tradition glorieuse, avec l'héritage 
de la langue latine et des sept arts libéraux. 

Parmi les sept arts la grammaire brille au pre- 
mier rang. Or là où règne la grammaire, là règne 
Virgile. Virgile est la grammaire, peut-on dire, à 
une époque où Grégoire de Tours confond la lec- 
ture des Bucoliques et l'enseignement gramma- 
tical. Sans doute, la qualité de païen éveillera- 
t-elle l'un ou l'autre scrupule. Mais, d'autre part, 
quel fanatisme chez certains! Le moine Probus 
veut canoniser le chantre d'Enée. Un évêque de 
Trêves le cite plus exactement que les Evangiles. 
Et le nombre extraordinaire des manuscrits que 
nous possédons aujourd'hui de Virgile est la 
meilleure preuve de l'usage qui s'en faisait dans 
les écoles. Sans compter que, fréquemment, ces 
codices figurent, dans les inventaires, au nombre 
des richesses les plus précieuses de l'église ou de 
l'abbaye, avec les bibles, les missels, les calices et 
les ornements sacrés. 

Quelle est, exactement, la position de Virgile en 
face des grammairiens de la période médiévale? 
La question est peut-être mal posée. C'est des 
grammairiens qu'il faudrait partir. Or s'ils sont 
assez nombreux, la qualité est nulle. Pro fratrum 
mediocritate : cette épigraphe est toute une devise. 
Pro fratrum mediocritate, chacun coupe, émonde, 
abrège, rapetasse. L'aventure nous paraît au- 
jourd'hui grotesque de ce Viigile toulousain qui 
voulut s'appeler Maro et qui, au début du VII" 
siècle, construisit le plus fantaisiste des monu- 
ments grammaticaux, allant jusqu'à distinguer 
douze espèces de latinités et à reporter son par- 



14 VIRGILE AU MOYEN AGE 

rain mantouan à l'époque du déluge. Mais les 
manuscrits ont conservé religieusement ce fatras; 
Bède s'y réfère avec tout le sérieux du monde; et 
des disciples se rangent sous la marotte du folâtre. 

Virgile, le vrai, émerge encore toutefois, pre- 
mière autorité en matière de grammaire, principal 
auteur scolastique. Tout au plus peut-on déplorer 
de déshonorantes promiscuités. Des étoiles de 
trente-sixième grandeur sont autant de soleils 
rivaux. Ainsi voyons-nous un Prudence, le pru- 
dentissimus Prudentius, jouer dans l'orbite virgi- 
lienne le rôle de Virgile dans l'orbite homérique. 
Quant au commentaire, on pille Servius, effron- 
tément. Les gloses interpolées ont quelque chose 
d' « hénaurme ». De qui se moque-t-on? Que 
penser d'un commentateur qui explique efficiam 
par effigiem (imaginera), ou qui, lisant, pour Quo 
te Mœri pedes, Quot Emori pedes, trouve dans ce 
passage une allusion aux quatre pattes d'un che- 
val de race sarrasine, très rapide à la course, et 
qui s'appellerait Emoris?... 

La rhétorique, le second des sept arts, continue, 
vaille que vaille, la tradition classique. Comme 
aux temps de l'Empire, Virgile bénéficie de sa 
réputation de grammairien. Le même professeur, 
passant de l'une à l'autre discipline, pratique évi- 
demment le même texte. La poésie du moyen âge 
se ressentira de cette influence, plus d'une fois. 

Ce serait ici le lieu de dire un mot de la poésie 
latine des clercs, poésie de forme tiaditionnelle, 
mais que l'idée chrétienne ne pouvait vivifier, au 
contraire. Rien de commun, en effet, entre l'idéal 
païen et la doctrine du Christ. Emile Gebhart s'est 



VIRGILE AU MOYEN AGE 15 

donné beaucoup de mal pour faire de Virgile 
rêveur et solitaire, virginaliste et délicat, un moine 
avant la lettre. Quelle que fût la personnalité de 
l'homme, l'antinomie subsistait, tout entière, entre 
une religion qui divinisait la chair et la religion de 
l'esprit. Aphrodite et Jésus : il ne faut pas essayer 
de concilier les inconciliables. Le problème est 
insoluble, qui fait le nœud des Noces corinthiennes. 
Sans doute, nous verrons tout à l'heure les hommes 
du moyen âge s'ingénier à baptiser Virgile en en 
faisant un prophète du Christ. Mais ce n'est là 
qu'un tour de passe-passe. La poésie virgilienne, 
comme toute la poésie classique, échappe dans son 
essence à ces tentatives d'annexion. D'où il résulte 
que l'effort est gauche — et souvent ridicule — 
qui s'acharne à revêtir du linceul de pourpre où 
dorment les dieux morts l'idée chrétienne à base 
d'ascèse et de mysticisme. Présenter en hexa- 
mètres la Vie du Christ ou les Vies de Saints 
constituait une sorte de gageure. Le sentiment 
religieux ne pouvait qu'y perdre. Quant à la forme 
classique, cuirasse vide, corps sans âme, elle 
sombre bientôt dans tous les artifices les plus 
froids, les plus étriqués, les plus vains. Décla- 
mation, répétition, abus des lieux communs, épi- 
thètes conventionnelles : autant de procédés qui 
dissimulent mal l'essoufflement du poète condamné 
à exprimer dans la langue des divinités de l'Olympe 
les mystères du Golgotha. 

En instituant Virgile professeur de grammaire, 
le moyen âge n'a fait que répéter une leçon qui 
porte à faux. Mais ce culte scolaire, artificiel, 
donnera ses fruits, malgré tout. Chaque fois qu'elle 



16 VIRGILE AU MOYEN AGE 

affirmait la royauté virgilienne, la poésie française 
^ tournait à ses origines. Nous sommes ,1s de 
la Louve. Se romaniser, c'est se aviliser. 11 n est 
nas inutile de fréquenter les bons maîtres, dut-on 
tester piteux élèves. Et c'est faire preuve de goût 
que bien choisir ses dieux. 



* * * 



l'en arrive à un autre aspect du Virgile mé- 
diéval : Virgile prophète inspiré, le prophète du 
Christ 

Pour les gens d'église, l'antiquité païenne ne 
constituait pas seulement une mine ineputfabe de 
figures de style, mais encore, et de préférence 
sans doute, un réservoir toujours alimenté d'argu- 
ments plus ou moins spécieux en faveur de 1« lo. 

n °Vif"ile qui passait depuis Macrobe pour le 
parangon' des doctes, la source de toute connais- 
sance Virgile dont on s'accordait à louer d autre 
par les mœurs pures et l'extrême candeur fut 
Particulièrement sollicité. Nul mieux que lu, ne 
paraissait digne du bienfait de la grâce. On 
S e pas que Dante s'est gardé soigneusement 
de g le mettre en enfer, et lui réserve une place de 
choix dans ces limbes où séjournent pour 1 eterm e 
les âmes non coupables de ceux de qui la seule 
faute est de n'être pas nés à la fo, du Christ Jésus 
Une tradition charmante, et dont on retrouve les 
traces jusqu'à la fin du XV siècle, .llus trait .dans 
son pays natal, cette compassion pour Virgile du 
moyen âge chrétien. La messe de Saint-Paul 



VIRGILE AU MOYEN AGE 17 

chantée à Mantoue comportait une lamentation de 
l'Apôtre au tombeau du Poète, « le plus grand des 
poètes ». « Ah! que ne t'ai-je, hélas! rencontré sur 
ma route! » gémit le grand convertisseur. En vé- 
rité, ce regret a quelque chose de touchant. Quoi 
qu'il en soit, Virgile est embrigadé dans les rangs 
des apologistes. 

Qu'il s'agît de l'unité, de la spiritualité ou de la 
toute-puissance divines, saint Augustin, saint Jé- 
rôme, Lactance, Minucius Félix n'hésitaient pas à 
déceler en des vers habilement choisis une sorte 
de christianisme latent. Mais c'est surtout le pas- 
sage célèbre de la IV e églogue qui élève Virgile, 
dans la tradition du moyen âge, à la dignité de 
prophète du Christ. 

On connaît ces vers d'allure mystérieuse où le 
règne de l'âge d'or, ère de félicité, de justice heu- 
reuse, d'amour et de paix devra coïncider, sous le 
signe de la Sibylle, avec l'apparition d'un enfant 
nouveau-né : * 

Magnus ab integro sœclorum nascitur ordo; 
Jam redit et Virgo; redeunt Saturnin régna; 
Jam nova progenies cœlo demittitur alto. 

Le messianisme allégorisant allait s'emparer de 
l'oracle. 

S'il faut en croire Eusèbe, l'empereur Constantin 
lui-même aurait déjà interprété dans le sens d'une 
prédiction, d'une véritable prophétie, la déclaration 
de Virgile. Saint Augustin n'est pas d'un autre 
avis. Et bien que saint Jérôme ait traité l'idée de 
burlesque, elle n'en demeurera pas moins vivante 
pendant tout le moyen âge, au point de donner 



18 VIRGILE AU MOYEN AGE 

naissance à la légende, relatée dans la Divine Co- 
médie, de la conversion de Stace. C'est au chant 
XXII e du Purgatoire que Dante et son guide Vir- 
gile rencontrent le poète latin condamné, parce que 
son adhésion fut timide aux vérités révélées, à se 
purifier longuement sur les corniches de la mon- 
tagne d'expiation. Or que dit Stace à Virgile? 

... Tu prima m'inviasti 

Verso Parnaso a ber nelle sue grotte, 

E poscia, appresso Dio, m alluminasti. 

Facesti corne quei che va di notte, 
Che porta il lume dietro e se non giova, 
Ma dopo se fa le persone dotte, 

Quando dicesti : 

(et ce tercet, qui n'est guère que la traduction des 
vers latins que je citais tout à l'heure) 

« Secol si rinnova; 
Torna giustizia e primo tempo umano, 
E progenie discende dal ciel nuova ». 

Per te poeta fui, per te cristiano! 

(« Par toi je fus poète, par toi je fus chrétien! ») 

Ainsi Virgile, devenu compagnon de la Sibylle, 
prend place, à côté de David, d'Isaïe et des autres 
prophètes, dans la iphalange inspirée. Des papes 

— et non des moindres : Innocent III, par exemple 

— défendent le sens apologétique de la IV P églo- 
gue. Et c'est ce que confirme, à travers toute la 
chrétienté, le langage muet des monuments figurés. 



VIRGILE AU MOYEN AGE 19 

Dans les stalles de la cathédrale de Zamora, qui 
date du XII e siècle, parmi les nombreuses figures 
des prophètes de l'Ancien Testament, on reconnaît 
Virgile au mot progenies détaché du vers fati- 
dique. Tel l'a fixé le pinceau de Vasari au mur 
d'une église de Rimini. Et les paroles Jani nova 
progenies servent de signe distinctif — de devise, 
en quelque sorte — à la Sibylle de Cumes, dans 
la fresque de Raphaël, à Santa Maria délia Pace. 

Le goût du moyen âge pour l'allégorie devait 
singulièrement faciliter cette interpréta lion à la fois 
séduisante et fort hasardée. Comparetti, l'éminent 
spécialiste à qui nous empruntons le meilleur de 
ces observations, rappelle avec raison l'aventure 
de ce Fulgence qui, dans le De Continentia Virgi- 
liana, un des écrits les plus curieux du moyen âge 
latin, prétend passer V Enéide tout entière au crible 
de sa méthode divinatoire. 

D'après Virgile lui-même, lequel lui aurait apparu 
sous la forme d'un spectre, l'épopée latine serait 
une image de la vie humaine. Et la démonstration 
s'étale, lourdement pertinente, depuis le premier 
vers longuement commenté jusqu'au triomphe final 
de la sagesse. Il est impossible de suivie dans le 
détail ces divagations insanes. Pourtant, le moyen 
âge leur fit un accueil plein de chaleur et de révé- 
rence. Sigbert de Gembloux s'effrayerait volontiers 
d'une telle subtilité, d'une pareille pénétration 
d'esprit. Bernard de Chartres et Jean de Salisbury 
défendront sans sourciller des thèses analogues. 
Dante lui-même rappellera, dans le Convito, « /'/ 
figurato che del diverso processo délie etadi tiene 
Virgilio neïï Enéide ». 



20 VIRGILE AU MOYEN AGE 

A cette interprétation de Virgile prophète du 
Christ se rattache parfois l'idée du millénaire. C'est 
ainsi, par exemple, que Lactance a toujours 
compris, pour sa part, les vers de la IV e églogue. 
A son sentiment, il ne peut s'agir de la naissance 
de Jésus, mais du retour promis d'un Dieu vain- 
queur dans le royaume des justes. On sait à quel 
point cette perspective du millénaire a troublé les 
esprits au siècle fatal. Sans doute Michelet exagère. 
Mais les transes du monde chrétien n'en furent 
pas moins vives quand approcha l'an mille. Et la 
terreur s'est prolongée jusqu'au XIII e ' siècle, entre- 
tenue par les prédictions sinistres du pauvre 
Joachim de Flore. Parce qu'on redoutait l'Anté- 
christ, les luttes sanglantes, le grand combat, on 
se tourna avec amour vers le poète très compa- 
tissant qui avait eu sur ses lèvres inspirées des 
mots de bénédiction, d'apaisement, de joie douce : 

i 

Aspice venturo laetantur ut omnia sœclo. 

Nous voici tout près de notre cher Virgile! 
* * * 

Un nouvel avatar allait modifier encore la physio- 
nomie virgilienne. 

Nous avons vu que, pour le moyen âge chrétien, 
la Sibylle avait prédit la venue du Christ : « ...teste 
David cum Sibylla ». Virgile, que les pseudo- 
allusions de la IV e églogue entraînent désormais 
dans le sillage de l'envahissante prophétesse, va 
partager le sort de cette Cuméenne. Dès le XI e 



VIRGILE AU MOYEN Avp 

21 

siècle, le Mystère latin de la Nativité^- epr( . 
l'abbaye Saint-Martial à Limoges, nou en J 1 e a 
curieux témoignage. Après le défilé des - 0D u^ t e 
Moïse, Isaïe, Jérémie, Daniel, Habaci p. ? ' 
Siméon, Elisabeth, Jean-Baptiste, voici qiy ! ' 
est cité à la barre : ° 1 e 

Vates Maro gentilium 
Da Christo testimonium. 

Le poète latin apparaît sous l'aspect d'un je 
homme, pour déclarer : 

Ecce polo, demissa solo, nova progenies est. 

Au tour de la Sibylle enfin, flanquée de Nabu- 
chodonosor en personne, de rendre à chacun témoi- 
gnage. Parfois, — et le cas se présente dans une 
vaste compilation dramatique du XV e siècle, — c'est 
la Sibylle qui invoquera Virgile comme une autorité. 

Autour de ces rapports de plus en plus étroits 
entre la prophétesse et le poète devait se déve- 
lopper une production abondante qui, après maintes 
transformations dont il serait trop long de retracer 
ici les phases successives, finit par se combiner 
avec la légende de Virgile magicien. C'est le troi- 
sième trait sur lequel je voudrais insister quelque 
peu. 

Nous sommes loin de la grammaire et de l'art 
des rhéteurs. Nous nous éloignons même de l'idée 
apologétique d'un Virgile prophète. L'imagination 



v ,.tGILE AU MOYEN AGE 

'd'évale v^' em P arer avec J°' e ^ e ce personnage 
T tastique4 )rom ' s a toutes les aventures. 
a 1 a lége^ e ^ e Virgile magicien vient de Naples. 
, • ^/superstitieuse et populaire (bien que 

r Tioar' exa 8 ere ^ a P art ^ u peuple dans cette 
, .^/poétique), elle nous apparaît fondée sur 
, jvenirs locaux, et plus particulièrement sur 
jence et la célébrité du iombeau de Virgile 
, la cité napolitaine. Sous sa forme la plus 
ine, elle fait du poète un protecteur, le palla- 
sacré, et lui attribue une série d'oeuvres 
illeuses qui consistent surtout en talismans. 
/Ainsi, par exemple, la célèbre mouche de bronze, 
la taille d'une grenouille, qui se serait trouvée 
/en premier lieu sur une des portes fortifiées, puis 
à une fenêtre du Castel Capuano, et enfin au 
Castel Cicala. Virgile l'aurait fabriquée dans les 
circonstances suivantes. Marcelîus se proposant de 
faire un grand carnage d'oiseaux de toute espèce, 
le poète lui demanda ce qu'il préférait : qu'on lui 
fît don d'un oiseau qui détruisît tous ses congé- 
nères, ou d'une mouche qui exterminât toutes les 
mouches. Sur les conseils d'Auguste, et par égard 
pour les habitants de Naples, Marcelîus choisit la 
mouche. Et depuis lors (mais Virgile, tout comme 
Plutarque, a menti), les mouches, frappées d'in- 
terdit, respectent la cité et les lazzaroni. 

Il y avait aussi la statue de l'archer opposée au 
Vésuve, le réceptacle merveilleux où la chair des 
animaux tués se conservait imputrescible pendant 
six semaines. II y avait le cheval d'airain, produit 
d'incantations magiques, qui guérissait de la frac- 
ture dorsale — mal endémique — tous les chevaux 



VIRGILE AU MOYEN AGE 23 

du pays. A Virgile on devait la création des bains 
miraculeux de Pouzzoles, le présent fait aux 
Napolitains d'une Naples en miniature, enclose 
dans une bouteille au goulot fort étroit : et ce 
fétiche préserverait les remparts, à jamais. 

Dans ces légendes talismaniques Virgile appa- 
raît comme le Sage par excellence. Connaissant à 
fond tous les secrets de la nature, il peut s'élever 
sans effort au-dessus des solutions accessibles au 
vulgaire. C'est un grand mathématicien, un illustre 
astrologue. Ce n'est pas encore le véritable né- 
cromant, dans le sens péjoratif du mot. Mais à 
courir l'Europe, la renommée du poète magicien 
va s'encombrer d'éléments adventices, à la vérité 
plutôt diaboliques. Nous allons examiner très 
rapidement ce Virgile curieux homme dans quelques 
œuvres françaises : le Roman des Sept Sages, Cléo- 
madès, d'Adenet le Roi, et Renard contrefait, un 
texte du XIV e siècle. 

Antérieurement au Roman des Sept Sages, le 
Dolopathos, traduit en français vers 1210, avait 
déjà mis en scène, et presque dans les mêmes cir- 
constances, le poète omniscient. Nous sommes au 
siècle d'Auguste. Dolopathos, roi de Sicile, a un 
fils, Lucien, qu'il envoie à Rome suivre les leçons 
de Virgile, lequel instruit l'enfant en toutes disci- 
plines, mais surtout en astronomie. Sur ces entre- 
faites, la femme de Dolopathos vient à mourir. Le 
roi commet l'imprudence d'épouser en secondes 
noces un tendron. Lucien est rappelé à la Cour. 
Mais Virgile, qui lit dans les astres, lui impose de 
garder obstinément le silence jusqu'à ce que lui- 



24 VIRGILE AU MOYEN AGE 

même l'autorise à parler. Le jeune homme, ques- 
tionné par son père, ne pipe. C'est alors que la 
nouvelle reine l'emmène dans ses appartements, et, 
désespérant de lui arracher une parole, finit par lui 
jouer la grande scène de Madame Putiphar. Peine 
perdue. La marâtre accuse Lucien d'avoir voulu 
abuser d'elle. Le roi condamne son fils à mort. 
Survient un sage, qui suspend l'exécution de la 
sentence en racontant une histoire passionnante. 
Tour à tour, d'autres narrateurs retardent la fatale 
échéance, jusqu'à ce que Virgile, arrivé le septième 
jour, débite sa nouvelle et délie la langue de son 
élève. Coup de théâtre. La reine sera brûlée vive. 
Après la mort de Dolopathos et de Virgile, Lucien 
se convertira à la foi du Christ. 

La principale différence entre le Dolopathos et 
le Roman des Sept Sages réside dans la part attri- 
buée à Virgile. Alors que la version traditionnelle 
du vieux conte indien confie l'éducation du jeune 
prince au collège des sept précepteurs, ici Virgile 
seul est chargé d'enseigner Lucien. Au demeurant, 
le magister unique nous apparaît — conception 
éminemment scolastique — comme le maître de 
toute science profane et sacrée, le clerc par 
excellence. 

Le Dolopathos est intéressant à plus d'un titre. 
Surtout parce qu'il marque assez exactement la 
transition entre le Virgile des écoles médiévales, 
le Virgile des grammairiens et des sept arts libé- 
raux, le Virgile de la tradition littéraire et cléricale 
et le Virgile magicien, prince des sortilèges. Astro- 
logue déjà; mais l'astrologie fait partie intégrante 
du bagage scientifique selon les canons de l'époque. 



VIRGILE AU MOYEN AGE 25 

La magie ne viendra qu'après, corollaire poétisé. 
Et nous n'aurons garde de négliger l'allusion fort 
transparente au prophète du Christ. Les vers de la 
IV e églogue figurent, sous la plume du pieux 
moine auteur, au nombre des arguments qui con- 
vertiront Lucien au christianisme. Un tournant de 
l'aventure virgilienne, comme on disait au temps 
de Godefroid Kurth. Un virage, dirions-nous 
aujourd'hui. 

Le Roman des Sept Sages, Cléomadès et Renard 
contrefait situent à Rome, et non plus à Naples, 
la légende de Virgile. Le nom du plus grand poète 
latin ne pouvait en effet demeurer plus longtemps 
séparé de la Ville, de cette capitale dont il avait 
immortalisé les destins. Sous le titre de Salvatio 
Romae, le moyen âge connaît bientôt une floraison 
de talismans virgiliens, gardiens du Panthéon, du 
Colisée, du Capitule. Cette idée de la « salvatio Ro- 
mae» on la rapprocha d'un vieux thème oriental : 
celui des miroirs magiques dans lesquels on pou- 
vait découvrir ce qui se passait au loin. Un de ces 
miroirs se trouvait, disait-on, au-dessus du phare 
d'Alexandrie, où l'aurait fait placer Alexandre lui- 
même pour apercevoir à plus de 500 parasanges 
(la parasange dépasse sensiblement notre lieue) 
les flottes ennemies qui cingleraient vers l'Egypte. 
Cet autre miroir pareillement merveilleux, situé à 
Rome et attribué à Virgile, le Roman des Sept 
Sages va nous dire sa triste fin. Un roi étranger 
qui ne pouvait supporter le joug de Rome accepta 
la proposition que lui firent trois guerriers d'abattre 
le talisman. Nos stipendiés arrivent dans la ville 
où ils enfouissent de l'or en plusieurs endroits, et 



26 VIRGILE AU MOYEN AGE 

se donnent pour des < sourciers > du précieux 
métal. Poussé par la cupidité, l'empereur veut 
éprouver leur talent. Le résultat ne se fait pas 
attendre. C'est alors qu'ils révèlent au prince l'exis- 
tence d'un trésor fabuleux caché sous le pilastre 
qui soutenait le miroir. On les autorise à creuser. 
Ils s'arrangent pour disposer sous le miroir des 
fiches de bois auxquelles ils mettent le feu, et 
prennent tout aussitôt la fuite, cependant que le 
talisman se brise en mille pièces. Indigné, le peuple 
de Rome condamne l'empereur à ingurgiter de l'or 
en fusion. 

Dans Cléomùdès, fables napolitaines et légendes 
romaines forment pêle-mêle un bizarre salmigondis. 
Fantaisiste impénitent, Adenet le Roi écrivait chez 
nous à la fin du XIII e siècle. 

Quant au Renard contrefait, il nous a conservé 
l'histoire de la tête enchantée, douée non seulement 
de la parole, mais encore de la vision prophétique. 
Virgile serait mort pour avoir mal compris une de 
ses prédictions. Un jour qu'il la consultait avant 
d'entreprendre un voyage, elle lui aurait répondu 
que, « s'il gardait bien sa tête. », il ne lui arriverait 
rien de fâcheux. Virgile crut qu'il s'agissait de 
la tête magique elle-même. Il se mit en route sans 
se garantir du soleil : une congestion cérébrale 
l'emporta. S'il est vrai, au témoignage des bio- 
graphes, que le poète mourut en voyage d'une 
maladie provoquée par l'ardeur des rayons solaires, 
il semble que nous ayons ici affaire à une tra- 
dition plutôt littéraire, singulièrement déformée 
d'ailleurs. 



VIRGILE AU MOYEN AGE 27 

* * * 

Virgile amoureux. La tradition médiévale est, à 
cet égard, d'autant plus suggestive qu'elle réunit, 
en une sorte de diptyque galant, deux des aspects 
les plus caractéristiques du poète : le docte et le 
magicien. 

Eustache Deschamps, misogyne par vocation, a 
fait allusion quelque part à la « corbeille Virgile ». 
Que signifie cette corbeille? Et quelle mésaventure 
y attendait notre clerc omniscient? 

Une princesse de haut lignage — la propre fille 
de l'empereur, s'il faut en croire la plupart des 
versions — s'est amourachée du héros national. 

Virgile, qui n'est pas farouche, se montre fort 
empressé à couronner une flamme aussi vive. Mais 
ce sera « par druerie » : il n'a pas la vocation 
d'épouseur. Désespoir de la belle enfant qui, dans 
son dépit amoureux, médite une vengeance cruelle. 
Que le séducteur s'en vienne la rejoindre, à la 
nuit, dans cette chambrette de la tour où la tient 
prisonnière un père plein de rage. Une corbeille 
qu'on hissera, au moyen d'une corde, jusqu'à la 
fenêtre entre-bâillée servira d'ascenseur. Bien avant 
Roméo, les amants ont rêvé d'escalader, un soir, 
le balcon de l'aimée. Virgile accourt, impatient et 
joyeux, tout prompt à l'assembler. Comme poisson 
dans la nasse, il est entré dans le panier. Il s'élève... 
Mais qu'est-ce? Le treuil s'arrêterait à mi- 
hauteur?... Et voilà, infamie! l'ascenseur improvisé 
en panne entre les étages ! Là-haut, derrière les 
fenêtres qui s'éclairent, on pouffe de rire, bien 



28 VIRGILE AU MOYEN AGE 

sûr!... Le jour est venu. Le peuple s'est attroupé. 
Virgile, honteux et confus, jura, mais un peu tard... 
if est vrai qu'une seconde partie, visiblement 
ajoutée au récit traditionnel, se chargeait de ré- 
tablir le poète dans sa dignité une nuit com- 
promise. Les clercs ont passé là! Pour laver son 
affront, Virgile amoureux en appelle à Virgile 
magicien. Le feu qui brûle dans Rome — et jus- 
qu'au feu sacré des Vestales — s'éteint brus- 
quement à dix lieues à la ronde. Un valet proclame 
alors, à son de trompe, que quiconque voudra 
rallumer sa chandelle devra le faire sur la per- 
sonne même de l'indigne princesse, exposée en 
plein Forum. dans une posture que nos vieux con- 
teurs se font une joie grasse de préciser sans 
équivoque possible... Et la flamme ainsi obtenue 
ne peut se communiquer d'un cierge à l'autre : 
chacun est tenu de la recueillir à la source. Le 
supplice dura longtemps : Virgile était vengé. 

Au conte de la corbeille nous rattacherions 
volontiers l'aventure italienne dite délia Bocca 
délia Verità. Parce que Virgile est devenu sceptique 
sur la vertu féminine, il a machiné, en guise de 
banc d'épreuve, une tête de pierre. Si quelque mari 
ou quelque galant conçoit des doutes sur la fidélité 
conjugale ou sur la chasteté d'une femme mariée 
ou à marier, qu'il lui fasse introduire la main dans 
la bouche béante. Vertueuse, elle l'en retirera sans 
dommage; coupable, elle sera tout à la fois mordue 
et confondue. Or une Romaine adultère et jus- 
tement soupçonnée, appelée à subir l'épreuve, 
trouva le moyen de mettre en défaut la perspi- 
cacité du talisman. Elle conseille à son amant de 



VIRGILE AU MOYEN AGE 29 

se vêtir à la façon d'un fou et de se tenir au pied 
de la tour; dès qu'il la verra arriver, il s'élancera 
vers elle et, comme par folie, il la saisira dans ses 
bras. Ainsi dit, ainsi fait. Elle rougit, proteste, se 
débat. Mais le mari et les assistants, croyant avoir 
affaire à un pauvre simplet, ne s'émeuvent guère. 
Alors la dame de jurer qu'elle n'a connu de sa vie 
d'autres embrassements que ceux de son mari... 
et aussi, évidemment, de cet individu qui vient de 
l'outrager en public. (C'est la ruse de la reine 
Iseut et du ladre Tristan, au gué aventureux). Elle 
peut désormais plonger sans crainte sa main dans 
la terrible bouche... Et Virgile dut confesser que 
les femmes en savaient plus long que lui sur le 
chapitre de l'astuce. 

* * * 

Ainsi les légendes virgiliennes vont se déve- 
loppant, au point de constituer les éléments d'une 
ample biographie poétique que nous trouvons, 
soigneusement compilée, dans la chronique lié- 
geoise de Jean d'Outremeuse, in itulée Myreur des 
Histors. 

Nous y consacrerons un article spécial, qui fait 
suite à celui-ci. 

La chronique liégeoise de Jean d'Outremeuse ne 
représente pas, cependant, la véritable tradition 
populaire en France. Cette tradition, nous la cher- 
cherions plutôt dans les Faits merveilleux de 
Virgile, œuvre très répandue, dont nous ne possé- 
dons pas un seul manuscrit d'ailleurs, et qui n'est 
peut-être pas antérieure à la découverte de l'impri- 



30 VIRGILE AU MOYEN AGE 

merie Qu'il suffise d'indiquer en deux mots les 
1 1 d P ce nouvel et dernier remaniement . 
oTufdevlg le prophète; le magicien, fabricant de 
taHsmans a presque complètement disparu; en 
Manche une série de variations romancées sur les 
or gines du poète, ses aventures Pentes sa mort 
^entoure le'mystère, en pleir -^surj^u^ 

Nous sommes au seuil du XVI siècle. Le ™ 
de Virgile cingle vers d'autres terres, « reserves 
de l'érudiiion. 



* * * 



nTorZaes douceur des chants qui se repondent 
ombrf ^crépusculaires, silences pleins dMntirmte de 
Tlune amie au ciel clair, herbe qui penche, ros- 
slno. chassé du nid, larmes des choses : le moyen 
^lefc^^atrVirgUe-grammairien;^ 

pie^— ateursdela^^^ 
comme fer au prophète inspire de D eu les .ma 
ginations de tous ces grands enfant» * "nt 
enchantées de la mouche de bronze, d» cheval 
vétérinaire, du palladium en bouteille, de a me 
chante princesse devenue lampadaire. Et nous 
Ss voir que, chez nous, à Liège anion no 
aûtes, Jean d'Outremeuse a soun, dans un miroir 



VIRGILE AU MOYEN AGE 31 

qui n'était, ni de Venise, ni d'Italie, mais de Djus- 
d'-là, au Virgile le plus fantasmagorique, ami de 
saint Paul, précurseur de Mickey, amant narquois 
de cette peste de Fébille qui n'a même pas réussi 
à le faire monter dans une corbeille. 



VIRGILE 
SELON JEAN D'OUTREMEUSE 

Que la biographie virgilienne de Jean d'Outre- 
meuse doive être tenue pour un hors-d'œuvre, 
inséré dans le Myreur des Histors au hasard des 
dates (vraies ou fausses), c'est ce qu'on admettra 
sans barguigner. Virgile apparaît à un moment 
où l'histoire romancée des rois et des évêques de 
Tongres — élément d'emprunt à la Geste de Liège 
— s'entrelace aux événements de l'histoire uni- 
verselle, de l'histoire romaine surtout. Moment 
« historique » dans toute l'acception du terme. Or, 
tandis que Marius et Sylla ont été à peine allégués, 
que César et Pompée voient singulièrement abrégée 
la relation de leur décisive querelle, les faits 
merveilleux de Virgile tissent, d'un bout à l'autre 
des quelque cinquante feuillets du manuscrit de 
Jean de Stavelot, publié par Borgnet, la trame 
fantaisiste d'un beau roman sans proportion, roman 
de magie, de piété crédule et d'amour. 

Nous nous garderons bien de dire in extenso 
par quel fil blanc l'aventure fabuleuse de Virgile 
est cousue aux origines de Tongres. Il suffira de 
savoir qu'il a déjà été question, chez Jean d'Outre- 
meuse, d'un roi Virgile, d'Athènes; que ce Virgile 
athénien a pris femme dans la lignée d'un roi 



VIRGILE SELON JEAN D'OUTREMEUSE 33 

Virgile de Sicile, dont le fils aîné, Gorgile, roi de 
Bugie, « li plus grans clers qui soit en monde », 
sera le père du poète. Or c'est le second fils du 
Virgile sicilien, certain Grégoire, qui, consul dé- 
signé de Rome, marche contre Tongris. Gorgile 
lui-même prendra part à la lutte. Grégoire est tué, 
avec six de ses frères, sénateurs romains. Le con- 
sulat passe à un Pompée, beau-frère de Gorgile... 
Le neveu Virgile entre en scène. 

Ainsi « notre » Virgile, fils d'un roitelet exo- 
tique, a cependant des intelligences dans Rome, 
dans Rome où il est né d'ailleurs, à l'occasion des 
festivités qui marquèrent le consulat de l'oncle 
Pompée. C'est ce qui explique, entre autres, l'atti- 
tude favorable qu'adopteront à son égard les 
sénateurs et ceux « de sa lignie », lors des dé- 
mêlés qui le mettront aux prises avec la sotte et 
jalouse et méchante Fébille. 

Virgile- né le 6 mai 519 du cinquième âge, meurt, 
d'après Jean d'Outremeuse, à 52 ans. Il y a là une 
approximation assez exacte, s'il est vrai que l'an 
519 du cinquième âge (lequel va de la migration 
de Babylone à l'incarnation du Christ) correspond, 
dans la chronologie — d'ailleurs flottante — de 
Jean d'Outremeuse, aux années 72-68, selon les 
calculs. 

Nous nous en voudrions d'attacher à ce détail 
chronologique plus d'importance qu'il ne mérite. 
La critique moderne, autrement sévère pour Jean 
d'Outremeuse que ses deux éditeurs (Borgnet et 
Bormans), a remis à sa vraie place, qui est hors 
de l'histoire, en pleine légende dédorée, la compi- 
lation du plus audacieux des arrangeurs. Il reste 



34 VIRGILE SELON JEAN D'OUTREMEUSE 

cependant que Jean d'Outremeuse a connu pas mal 
de textes, a dû puiser à toutes les sources, les- 
quelles ne devaient pas être indistinctement cor- 
rompues, et que Comparetti exagère quand il dénie 
à cette biographie en marge de l'histoire tout reflet 
historique. 

Pour l'éminent spécialiste, cette absence d'histo- 
ricité serait intentionnelle (« fatta di proposito ») : 
Jean d'Outremeuse aurait mis tous ses soins « ad 
allontanare ogni idea che rammentasse in modo 
troppo preciso il personaggio storico ». C'est 
pourquoi, de propos délibéré à son tour, Compa- 
retti n'envisage du Virgile du Myreur que le triple 
aspect, triplement légendaire, d'un magicien pro- 
phète et amoureux. C'est sur quoi nous le chica- 
nerions volontiers. 

* * * 

Certes, le magicien a bonne part chez Jean 
d'Outremeuse. Les deux figures d'airain disposées 
aux portes de Rome, le miroir enchanté où se lit 
un péril pressant, le Capitole fait en une seule nuit 
avec ses timbres avertisseurs, le cavalier de cuivre, 
le brasero public gardé par ce pompier à l'arc, les 
douze images des douze mois et celles des Quatre- 
Temps, la mouche de bronze, les pantins d'étoupe, 
le Château d'Œf, le portt suspendu, le jardin en 
l'air, l'enchantement des ânes, les cierges inextin- 
guibles, la tête qui sert d'oracle, l'aqueduc pour le 
vin et l'huile, le cheval qui est veilleur de nuit et 
le cheval qui est vétérinaire, la maison dont l'accès 
est défendu par les fléaux battants, les bains mer- 



VIRGILE SELON JEAN D'OUTREMEUSE 35 

veilleux de Pouzzoles, le dîner dans un local exten- 
sible, avec des mets de Gastronomy Club et des 
déguisements de music hall, les prodiges enfin de 
la toute dernière heure, depuis les herbes au pot 
jusqu'à la chaire sculptée : notre Liégeois n'a rien 
oublié. Il « en remettrait » plutôt! 

De même, l'importance est grande accordée au 
prophète du Christ. 

Pour ce qui est du Virgile galant, nous allons 
y insister, il convient de mettre l'accent sur l'inno- 
vation psychologique qu'introduit avec bonheur, 
dans l'épisode de la corbeille, le génie clérical et 
misogyne de Jean d'Outremeuse, lequel ne peut 
admettre que soit berné par une fillette le très sage 
héros qu'il admire. 

* * * 

On se rappelle (voir l'article précédent), la 
double donnée — féministe, puis misogyne : Vir- 
gile dupé, Virgile vengé — que le chroniqueur 
wallon retrouve en ses compilations. Notre Liégeois 
ne saurait prétendre à la rigueur historique. Collec- 
tionneur de légendes, il lui suffit de nouer la gerbe. 
Trop heureux s'il peut piquer, çà et là, quelques 
fleurettes artificielles! De même qu'il a fait du pro- 
phète messianique un véritable apôtre du Christ 
(Virgile prêche aux Romains et aux Egyptiens le 
monothéisme et le mystère de la Trinité, professe 
les articles d'un Credo avant la lettre, convertit les 
païens à la religion future, se fait baptiser à titre 
provisoire, rédige une somme des vérités à révéler, 
et grave de sa main, sur le siège « tout de cy- 



36 VIRGILE SELON JEAN D'OUTREMEUSE 

presse » où il trouvera la mort d'un saint, les fastes 
du Nouveau Testament, l'Assomption incluse), 
ainsi, ajoutant à la fable de la corbeille son propre 
grain de sel, Jean d'Outremeuse a réalisé une 
œuvre personnelle — et perspicace, en vérité. 

Virgile est bel homme : « mult belle personne », 
« \y plus beals de corps que ons posist regardeir, 
drois, grans, gros et aligniés, fours tant que ilh 
astoit curbés ». Cette dernière indication ne cadre 
guère avec l'épithète « drois »; mais un philosophe 
ne serait plus un philosophe qui ne porterait, médi- 
tatif, les épaules tombantes « et le chief un pou ». 
Julius (Jules César) prise fort son grand homme; 
et tous les sénateurs. Tant et si bien que Fébille, 
la fille de l'empereur, en devient amoureuse, sans 
l'avoir jamais vu. 

Passion dévorante : la princesse n'y peut plus 
tenir! Et de dépêcher auprès de l'élu de son cœur 
un messager diligent. Virgile, très gracieux, se 
hâte au rendez-vous, « a grant compangnie de 
nobles gens. Et la dammoisel vient contre luy et 
le saluât, et Virgile l'enclinat mult gentinement ». 
Fébille a le cœur d'une amoureuse, et les sens. 
Elle brûle aussitôt ses vaisseaux. Prenant Virgile 
par la main : « Sire Virgile, dites moy se vos aveis 
amie; car se vos me voleis avoir, je suy vostre por 
prendre a femme ou estre vostre amie ». Elle sera 
épouse ou maîtresse, au choix! Le philosophe n'a 
cure de mariage; mais la princesse est si jolie : il 
en fera tout son plaisir... C'est Tityre Don Juan! 
Fébille se sent ravalée : « Marions-nous! marions- 
nous, Virgile! » — J'ai souvenance d'un bon vieux 
professeur, qui considérait comme un homme à 



VIRGILE SELON JEAN D'OUTREMEUSE 37 

la mer tout jeune philologue engagé dans les liens 
du conjungo. La science s'accommoderait-elle 
mieux d'un court-le-guilledou que d'un mari pan- 
touflard? — Virgile, en tout cas, ne dit pas autre 
chose. Des doléances de sa belle il ne donnerait 
une noix, « car ilh n'at aultre entente que del 
studier tousjours ». Il sert Fébille de belles paroles: 
c'est elle qu'il préfère; « et s'il avenoit par aven- 
ture qu'ilh presist femme a espeuse, ilh ne pren- 
deroit aultre de lée ». 

En attendant, il ne cesse d'opérer des prodiges, 
les plus étonnants qui se puissent imaginer. Or, 
comme d'aussi mirifiques inventions font au magi- 
cien une réputation de jour en jour croissante, la 
jalousie a mordu la princesse. Dolente et chétive, 
elle mettra en demeure son amant trop fêté : « Sire, 
merchi; ains que vos vo parteis de moy, me 
weulhiés dire se vos entendereis a my del prendre 
a espeuse; mon peire moy weult marier, dont je 
en suy fortement corochie, car je ne weulhe avoir 
aultre de vos, jasoiche que vos n'aiez cure de moie; 
se vos prie que moy dites vostre pensée, car je le 
weulh savoir, et ne moy plaist plus a maintenir 
Testât que j'ai maintenu : je suy belle et bonne 
asseis por vos ». Prière toute chargée de menaces. 
La réponse, dilatoire, est d'une cruelle sérénité : 
« Repassez, ma chère amie! Un autre jour, je vous 
prie : «ilh moy convient penseir a aultres chouses»! 
Et, de fait, Virgile est le plus occupé des hommes : 
ne lui faut-il pas donner des leçons d'agriculture, 
orner des statues des douze mois les douzes portes 
de la cité, fixer le commencement de l'année à 
janvier et déterminer la date des Quatre-Temps, 



38 VIRGILE SELON JEAN D'OUTREMEUSE 

confesser la foi catholique, prédire la nativité 
du Sauveur, le crucifiement et la résurrection, con- 
vertir moult sénateurs à la loi « qui encors n'astoit 
venue », expliquer le prodige du pain qui jette du 
sang et débarrasser les Romains d'une invasion 
de mouches? C'est beaucoup pour un homme; 
c'est trop pour un amoureux. 

Fébille en fera la dure expérience, quand elle 
s'entendra éconduire en ces termes, lors de nou- 
velles et vaines objurgations : « Vos asteis lourde, 
quant vos controveis teiles fables, dont veneis a 
dire vostre peire que je vous veulhe prendre a 
femme; je ne le pensay oncques en ma vie, ne ja 
ne feray, car a marier ne poroy entendre; ilh me 
faroit lassier l'aprendre, et me tolroit l'estudier. 
Et certe ilh soy destruit qui femme prent; je n'ay 
cure de mariage, car far oie malaventure ». Cet 
apophtegme que je souligne, et que Jean d'Outre- 
meuse semble bien prendre à son compte per- 
sonnel, constitue un des leitmotive de la littérature 
cléricale. Le copiste n'a pas manqué, du reste, de 
transcrire dans la marge supérieure l'original latin: 
Qui feminam ducit, ipse se destruit; non euro ma- 
trimonium, ne incurram infortunium. 

C'est alors seulement que la princesse, par 
pensée « orde et vilaine », prépare la machination 
de la corbeille. Mais ici, Jean d'Outremeuse inter- 
vient. Le chroniqueur liégeois n'aime pas les 
femmes. A preuve, cette insistance, désobligeante 
pour Fébille, qu'il met à souligner les refus de 
Virgile. Le maître de toute clergie ne sera pas ridi- 
culisé. Son omniscience l'en défend. 

Dès que Fébille a parlé d'un rendez-vous noc- 



VIRGILE SELON JEAN D'OUTREMEUSE 39 

turne, il est au fait : « si pensât tôt chu que voir 
astoit ». Et, tandis que la fillette — Dieu la con- 
fonde! — prie au spectacle du philosophe sus- 
pendu le ban et l'arrière-ban des rieuses pucelles, 
Virgile emmène avec lui des sénateurs amis que 
ses charmes rendent invisibles : ils seront témoins 
de la contre-ruse. A maligne, malin et demi ! 
L'amant magicien a fabriqué un fantoche à son 
image et à sa ressemblance. C'est lui qu'il dépose 
dans l'insidieuse corbeille; et puis s'en va, tout 
guilleret. « Et quant Phebilhe sentit tireir la corde, 
si sent la corbilhe pessante; si at sachiet la cor- 
bilhe amont lée et ses damoiselles, plus qu'ai moien 
de la thour, et puis vont atachier la corde à une 
piler de marbre ». Or le fantoche est animé par 
un méchant esprit, qui va bien abuser la belle. 
Toute la nuit, il soupire, implore, demande merci, 
se laisse agonir des injures les plus vilaines. Mais 
au petit matin, comme l'empereur est accouru pour 
châtier d un maître coup d'épée le suborneur de 
sa fille, « chis (le génie) laissât fours de sa boche 
une bruyne espesse et si flairant », que voilà les 
Romains plongés dans une nuit la plus noire du 
monde! Le duel de Julius et de l'esprit est d'un 
grotesque achevé. Le pseudo-Virgile descend, re- 
monte, redescend, s'élève encore, allume les chan- 
delles pour les éteindre tout aussitôt, et ne laissera 
enfin entre les mains des poursuivants qu'une 
défroque vîde, au chef branlant, aux membres bal- 
lants, fabriquée d'étoupe... Cependant Virgile fait 
bonne chère avec des jouvenceaux et les sénateurs 
ses compagnons. 

« Marie, la royne » — il s'agit de la mère de 



40 VIRGILE SELON JEAN D'OUTREMEUSE 

Fébille — est assoiffée de vengeance. Mais le 
sénat défend Virgile, auquel sa magie vient en 
aide. Car il a éteint le feu dans Rome, et ne le 
rallumera qu'une fois la paix conclue. Et voici 
que, pour punir la gent féminine, il oblige les 
matrones, par la vertu d'on ne sait quel décret, à 
confesser publiquement leurs fornications : « et la 
fut par Phebilhe publyet clerement comment et 
quant fois Virgile î'avoit ewe carnelement ». 

On le voit, Jean d'Outremeuse multiplie à plai- 
sir les pointes du misogyne. Aussi n'aura-t-il 
garde de laisser tomber l'épiso.de classique de la 
prncesse devenue foyer. Dans le Myror, cela se 
passe beaucoup plus tard, après le meurtre de 
César. Octoviain (Octave) est monté sur le trône. 
Mais l'impératrice douairière (ou la reine — Jean 
d'Outremeuse, n'en déplaise à Bormans, n'est pas 
très regardant), et qui ne s'appelle plus Marie, 
mais Enye, n'a pas désarmé. De concert avec 
Fébille, et dupée par le trop habile enchanteur qui 
les manœuvre, elle n'hésite pas à faire appel à un 
monarque étranger. Dans leur haine farouche, les 
deux femmes vont jusqu'à lever le glaive sur des 
mannequins (les mannequins jouent décidément un 
grand rôle dans tout ce roman), fabriqués par 
Virgile pour les "besoins de la mise en scène, et 
qui le représentent en personne avec le nouvel 
empereur Octoviain. On va les condamner pour 
crime de lèse-majesté, quand un messager apporte 
la nouvelle de leur évasion. Dépité, Virgile quitte 
la ville, non sans éteindre le feu une seconde 
fois; mais, pour le recouvrer, il faudra désormais 
l'aller prendre où l'on sait. Le wallon dans ses 



VIRGILE SELON JEAN D'OUTREMEUSE 41 

mots brave l'honnêteté. Jean d'Outremeuse ap- 
pelle un chat un chat; et le langage qu'il prête, à 
cette occasion, à Virgile en colère n'a rien de buco- 
lique. Fébille mourra de honte. Pour une fille 
d'empereur, c'est assez naturel. 

i 

* * * 

! 
Misogyne impénitent, tel nous apparaît bien 

Jean d'Outremeuse, remanieur narquois ou féroce 
du... Virgile amoureux. Mais qu'est-ce qui défend 
Virgile de s'aventurer comme un béjaune, de pren- 
dre place dans la corbeille? Son omniscience, pré- 
cisément, le don de clergie. Et c'est ici que nous 
touchons au point central de notre thèse sans pré- 
tentions : le Virgile du Myreur des Histors est, 
d'abord et surtout, le Virgile savant. 

* * * 

Qu'entendons-nous par le Virgile historique, ce 
Virgile historique dont Comparetti ne balance pas 
à déclarer que sa personnalité échappe totalement 
à Jean d'Outremeuse? Certes, un poète, le prince 
des poètes; un homme de lettres, en somme; et 
donc, pour les gens du moyen âge, un clerc, et 
le plus clerc de tous. 

Il n'est que de feuilleter le premier livre du 
Myreur pour s'apercevoir que cette royauté poé- 
tique, cléricale, Jean d'Outremeuse la note, la sou- 
ligne avec une visible complaisance. 

Nous n'irons même pas alléguer cette trans- 
parente allusion aux Géorgiques qui se lit dans le 



42 VIRGILE SELON JEAN D'OUTREMEUSE 

manuscrit de Jean de Stavelot, tout au début : 
« ... fut Virgile requis des Romans qu'ilh leur 
donnast la practique de ahanneir (labourer) les 
terres et cultiveir, et leurs donnât l'art et la prac- 
tique, qui est ors encors en usaige de faire ». Si 
l'on considère cependant l'endroit qu'occupe cette 
remarque, d'ailleurs sommaire, dans le cadre de 
la biographie virgilienne; si l'on tient compte sur- 
tout du membre de phrase qui suit : « Je ne feray 
mie mension de tout chu que Virgile fist à 
Romme », on sera tout de même impressionné par 
une indication liminaire aussi nette, et qui ne fait 
que reprendre la toute première mention du 
Myreur à Virgile: « ... Virgile de Bugie, qui les 
(les Italiens) aprist à ahanneir les terres enssi 
c'on fait maintenant ». 

Venons-en tout de suite au Virgile savant. 

D'entrée de jeu, le chroniqueur wallon carac- 
térise ainsi le personnage. Virgile, nous le savons 
déjà, a de qui tenir : de ce père Gorgile, qui règne 
au pays de Bugie où sont « escolles de toutes 
scienches ». 

Virgile est né. Première note : une bonne note à 
l'école, au palmarès l'excellence! «... Portant qu'ilh 
n'avoit clers ne maistres, en tout Libe ou ilh avoit 
apris, que Virgile ne rendist contre luy raison de 
toutes questions, de queile scienche que chu fuist; 
et oppoisoit contre tous les plus grans maistres ». 

Il arrive à Rome. Nanti de cette fiche signa- 
létique : « Chis Virgile fut mult gran clers de 
toutes scienches, et fut des septes ars mult expers, 
et fut .1. gran philosophe et naturiens »; polyglotte 
aussi (« savoit parleir de tous langaiges »); et si 



VIRGILE SELON JEAN D'OUTREMEUSE 43 

déformé professionnellement (« n'entendoit à 
aultre chouse que a studier »), si enfoncé — jus- 
qu'au col — dans Je fatras du trivium et du qua- 
drivium, qu'il porte du pédagogue, du Topaze du 
1 er acte, tous les stigmates : dos rond et les épaules 
en goulot de bouteille. 

Invoque-t-il contre les exigences matrimoniales 
de Fébille des motifs... ou des prétextes? La 
science, maîtresse exclusive, le sauvera du con- 
jungo : « car ilh n'at aultre entente que del studier 
tousjours »...; « à marier ne poroy entendre : ilh 
me faroit lassier l'aprendre, et me tolroit l'estu- 
dier »; nous avons déjà cité l'un et l'autre de ces 
deux passages. 

Sa compétence s'étend à la législation; et les 
sénateurs ont trouvé leur Pic de La Mirandole. 
C'est lui qui fera le « compte d'or » de la lune. 
Et quand il aura terminé l'aménagement de la sta- 
tion hydrothérapique de Pouzzoles, ses études 
aimées le reprendront tout entier : « après chu 
estudiat Virgile sens issir de son hosteil ». Sa 
seule distraction — parfois : dîner en ville. On 
dirait de tel « cher maître » grison, dont s'achève 
la carrière après une activité fébrile d'homme 
de science, et qui, sentant venir la fin, troque 
contre la robe de chambre le smoking. 

Au demeurant, Virgile connaîtra le privilège de 
ne point vieillir. Ni l'amour ne l'a brisé, ni la 
magie, ni ses vaticinations épuisantes; mais l'étude: 
« ... ilh n'astoit nient vies, et si astoit par l'estude 
continuel et le travalhe de labure... brisiés à mer- 
velhe ». Une victime du surmenage, quoi ! 

La tête enchantée ayant prononcé la sentence de 



44 VIRGILE SELON JEAN D'OUTREMEUSE 

mort, c'est à la science que le condamné demandera 
de le soustraire à l'inéluctable : « Adont com- 
menchat Virgile fort à estudier, por savoir se ilh 
poroit troveir remeide al encontre ». Mais les astres 
interrogés ne laissent aucun espoir : il reste à 
Virgile — tout juste — 22 mois à vivre. Du moins, 
mourra-t-il en grand clerc, devant son lectionarium 
paré « de tous libres de toutes scienches », singu- 
lièrement d'un livre de théologie, reine de sapience, 
et dont la philosophie elle-même n'est que la très 
humble servante. Une robe bleue le vêt, noblement, 
à la façon des clercs. Et comme il a une excellente 
raison d'être fort bien assis, « son capiron sour 
ses eux », les gens qui l'entrevoient par la fenêtre 
ouverte sur sa gauche chuchotent, en s'éloignant à 
pas feutrés : « Virgile n'est pas mort : il étudie 
comme devant ». « Enssi morut Virgile, li gran 
clers ». 

* * * 

Ces quelques traits, qu'il nous a suffi de re- 
grouper au fil de la biographie virgilienne, permet- 
traient, nous semble-t-il, de conclure. Non, le 
Virgile de Jean d'Outremeuse n'est pas que ma- 
gicien, prophète et amoureux, le Virgile romancé. 
En négligeant le Virgile plus ou moins historique, 
le clerc Virgile, Comparetti fait un raccourci amu- 
sant et incomplet. Le chroniqueur wallon, qui 
invente ce qu'il ignore, dit aussi tout ce qu'il a 
appris. Et il a appris, il a repris, avec tout le 
moyen âge, la tradition fort avouable d'un Virgile 
doctissime. 



VIRGILE SELON JEAN D'OUTREMEUSE 45 

Comparetti, à qui n'a pas échappé cet aspect — 
le moins déconcertant — du Virgile nel Medio 
Evo, a tort de n'accorder à Jean d'Outremeuse 
que ce Virgile fantaisiste qui fait des tours, an- 
nonce l'Enfant-Dieu et dupe les femmes. S'il avait 
lu la Geste de Liège, ce poème fabuleux dont 
Godefroid Kurth a pu dire que le Myreur n'en 
constitue qu'une paraphrase en prose, il eût sans 
doute revisé un jugement trop sommaire. 

Cette Geste de Liège, c'est, pour notre propos, 
la preuve surérogatoire. Trois fois, il y est ques- 
tion de notre Virgile (v. 1143-1148, v. 1333-1339 
et v. 1553-1574). Les trois fois, l'attention du 
poète est fixée sur le clerc. 

Chis fut. une grans poiete et plains de grans saveure. 
Mult fist de Uns à Romme par scienche et labeur; 

ainsi parlent les vers 1145 et 1147. 

« Virgiles le poète » : c'est l'épithète du vers 
1335. Et nous lisqns, plus bas : 

Ly plus, grans fut de sanc qui fust en monde enclouse, 
Et de sienche aussi rins ne li astoit clouse (v. 1338-39). 

Enfin, le vers 1570 donne encore à Virgile son 
vrai titre : « le poète ». 

Nous aurions mauvaise grâce d'insister. Deux 
traits, si nous ne sommes abusé, ont frappé Jean 
d'Outremeuse dans la biographie virgilienne : 
l'aventure de la corbeille, dont il est question trois 
fois dans la Geste, et à laquelle il sut imprimer 
le dénouement le plus habile du monde; et la 
forte culture du clerc entre les clercs. 



46 VIRGILE SELON JEAN D'OUTREMEUSE 



Il reste que sur ce Virgile clérical plane le sou- 
rire frondeur de la gaîté wallonne. Pas plus qu'il 
ne respecte Fébille à sa tour exposée, Jean d'Outre- 
meuse ne respecte l'attitude suprême de Virgile en 
sa chaire. Cette chaire est une chaire... percée, 
tout simplement (« le chaire qui fut treweit en 
fons »). Or, voici comment le moribond s'en 
accommode. Il « prist une buse d'erain qui al une 
de chief oit une coviercle qui tout covroit le terien 
et les herbes, et l'autre chief de la buse si ranpoit 
desus parmy le trau de la chaire. Et Virgile s'asit 
sour le trau : se li entrât la buse en trou de son 
fondement... ». 

C'est encore ce même Virgile qui, lors d'un 
banquet plein d'artifices, ayant changé les hommes 
en femmes et les femmes en hommes (barbe com- 
prise), les fait tout nus danser, « salhans et trip- 
pans à grant joie — et leurs^membres natureis, 
que ons se doit honstier del monstreir veirent tout 
clers ». 

Le clerc exhibitionniste, qui meurt sur une chaise 
percée avec « dedens son ventre plus de .II. pal- 
mes » : vous avez reconnu, au portail de la cathé- 
drale, la gargouille grimaçante. Jean le tonsuré 
aime Virgile, il le vénère; il l'a dit. Nous l'aurions 
voulu dire après lui. Mais il ne serait pas «d'Outre- 
meuse», s'il n'avait glissé dans son histoire — qu'il 
romança — le ballet des nudistes, le tuyau d'échap- 
pement. 



LA 

LITTERATURE ANTIFEMINISTE 

AU MOYEN AGE 

Le moyen âge est sans pitié. Livré à son propre 
démon, l'esprit gaulois fait de la misogynie. Qu'on 
ne m'objecte pas les Cours d'amour, Iseut la 
Blonde. Les Cours d'amour nous viennent de châ- 
teaux en Provence; Iseut, nimbée de légende et de 
songe, des rivages, des mirages celtiques... Or le 
règne fut bref des fiers seigneurs de Limousin 
épris jusqu'au trobar d'une belle inconnue; Jaufré 
Rudel a tôt fini d'accorder son luth, de cingler, 
voiles claires, vers la Princesse lointaine. Quant 
aux héroïnes de l'aventure bretonne, elles n'en- 
chanteront plus que les fols. Au XV e siècle, si Don 
Quichotte de la Manche n'est pas né, Amadis de 
Gaule est bien près de mourir. 

C'est qu'à s'embourgeoiser, la poésie française 
s'encanaille. A se cléricaliser, aussi. Pour un Guil- 
laume de Lorris, que de malgracieux Jehan de 
Meun! La commère du fabliau passe en stéréotype: 
hypocrite, dépensière, sensuelle, jacassante, sac à 
malices, tombeau des maris, providence du curé, 
du moine glouton qui porte les reliques, du che- 
valier — parfois — sans goût et sans scrupules, 
ou du voisin paillard, vigoureux au déduit. 



48 LA LITTERATURE ANTIFEMINISTE 

Les savants à lunettes ont cherché à ce courant 
d'antiféminisme des sources, comme ils disent, des 
raisons sur fiches. On invoqua l'origine orientale, 
l'origine boudhique de la littérature narrative. Au 
demeurant, le nirvana s'accommode mal de la ten- 
tation constante d'Eve éternelle. Pour s'abîmer en 
Câkya-Mouni, il faut se déprendre de l'amour. Et 
comme une tradition, infiniment respectable et 
précaire, fait de Shéhérazade l'aime Mère Gigogne 
des conteurs d'Occident, les indianistes nés malins 
rejetèrent sur l'Orient le très vilain péché de lèse- 
galanterie. 

Il ne faut jurer de rien. Observons simplement 
que, du XII e au XVI e siècle, et jusqu'aux contro- 
verses de Tiraqueau chez qui hanta Rabelais sous 
la tonnelle, l'antiféminisme est de rigueur. Seuls, 
d'ailleurs, ou quasi seuls, les hommes écrivent. Et, 
parmi les hommes, trop de clercs, des clercs sans 
vocation, et donc deux fois suspects. 

Ce qui n'empêche pas cette littérature — dite 
misogyne — du moyen âge français de tourner le 
plus souvent à l'extrême confusion de l'homme. 
Adam peut bien écrire ses mémoires. Il reste qu'il 
accepta le fruit qu'on lui tendait. 

Femme chevaucha Aristote : 

Il n'est rien que femme n'assote... 

gémissait un anonyme sans illusions. Hercule l'a 
prouvé, qui filait de la laine, tout comme dans 
Zamacoïs. Et Samson, le grand tondu. Et Hippo- 
crate fait quinaud. Et Virgile dans sa corbeille, 
entre ciel et terre, dans cette corbeille-ascenseur 
en panne entre les étages, Virgile bafoué par une 



AU MOYEN AGE 49 

fillette rieuse, et qui m'a toujours fait songer à la 
mule du Pape, nageant des pattes dans le vide 
comme un hanneton au bout d'un fil. 

Femme chevaucha lAristote... 

Le sexe fort n'a pas le droit d'être fier. 
* * * 

La fin du XII e siècle est marquée, pour le sexe 
féminin, d'un pavé noir. C'est l'époque où se pose 
dans toute son acuité la question, déjà débattue, 
du célibat des prêtres. Et la décision du concile 
de Latran qui prétendit l'imposer, en 1205, ne 
devait pas mettre fin à la querelle. L'ascétisme 
se fait agressif. Vénus est la diablesse. Tous les 
moyens sont bons qui serviraient à dégager, d'une 
interprétation d'ailleurs trop rigoriste des textes 
évangéliques, la responsabilité d'Eve dans l'éco- 
nomie de la damnation. 

Un bénédictin de Cluny, Bernart de Morlas, 
auteur du De contemptu. mundi, se distingue tout 
particulièrement dans cette croisade antiféministe. 
Il écrit en latin, comme la plupart de ses congé- 
nères en misogynie. Ce qui suffirait à prouver que, 
nées dans le monde clérical, c'est à l'audience clé- 
ricale que sont destinées ces anciennes diatribes. 
Il nous reste de cette production latine pas mal 
de fatras, et fort peu de bons vers. 

Désistât igitur çlerus nunc nubere! 

« Et maintenant que le clerc renonce donc à pren- 



50 LA LITTERATURE ANTIFEMINISTE 

dre femme! » Tel sonne un leitmotiv très cher aux 
gens d'église. Et il n'est pas rare de rencontrer, 
en marge des manuscrits, ou tracées d'une main 
rageuse sur les feuillets de garde, de ces réflexions 
désabusées, malicieuses ou cyniques, qui trahissent 
chez le copiste la tournure d'esprit et l'abandon 
du cœur. 

Je n'en veux citer que deux exemples, qui me 
sont familiers. Quand il eut achevé de transcrire 
le manuscrit fr. 19169 du Petit Jehan de Saintré, 
cette aventure lamentable d'une grande coquette, 
la Dame des Belles Cousines, qui « par druerie » 
se perdit, le copiste, sous l'explicit, conclut en 
latin : Optima femina que rarior fenice est non 
potest amari absque amaritudine metus et solici- 
tudinis (« La meilleure femme, plus rare que le 
phénix, tu ne peux l'aimer sans l'amertume de la 
crainte, des soucis ») ! Et j'ai trouvé récemment, 
dans le manuscrit de Jean de Stavelot qui nous a 
conservé le texte de Jean d'Outremeuse, un pas- 
sage du même genre en marge de la légende de 
Virgile amoureux (voir l'article précédent) : Qui 
feminam ducit ipse se destruit; non euro matrimo- 
nium, ne incurram infortunium... 

Arrêtons-nous un instant à cette sorte d'incan- 
tation, toute chargée de maléfices, et que se chante 
à lui-même, sur un rythme de séquence, le tonsuré 
dont court le calame. Enfermés dans leurs cloîtres 
trop accueillants à la tourbe des médiocres, ayant 
perdu jusqu'à la notion de cet idéal clair qui avait 
inspiré aux Pères de l'Eglise la défense et illus- 
tration du célibat par l'attraction mystique de la 
virginité, tout disposés à n'envisager la vie à deux 



AU MOYEN AGE 51 

qu'à travers le miroir tavelé où le mariage fait la 
plus pauvre des chères, comment auraient-ils pu 
s'élever, ces gratteurs de parchemin, au-dessus du 
cercle étroit des laideurs, des vulgarités, des com- 
promissions conjugales? Cléricale, la misogynie 
des diatribes latines porte en soi sa condamnation. 

Le mauvais exemple donna ses fruits. Nos 
rimeurs en langue vulgaire, parce qu'ils sont d'avis 
que médire des femmes — ou les calomnier — est 
le meilleur moyen de gagner l'oreille des hommes, 
ne tardent pas à concurrencer sur leur propre ter- 
rain les clercs misogynes. Il faut ajouter, pour être 
équitable, que la lyrique courtoise s'était singu- 
lièrement affadie. Une réaction s'imposait. Com- 
parés aux élans sincères de la chanson vibrante 
où passe le tourment d'un Bernart de Ventadour, 
les raffinements d'une poésie toute formaliste d'où 
le cœur est chassé au profit de la « pointe », de 
la rime jolie ou simplement pédante, les ratioci- 
nations verbeuses et toutes verbales où l'on discute 
sans plus finir les mérites transcendantaux d'une 
imaginaire madonna expliquent, s'ils ne l'excusent 
point, la fuite des gens de plume vers des horizons 
moins fermés, une humanité plus vivante et plus 
proche, dussent en pâtir les belles — qui ne seront 
plus châtelaines, princesses inexorables, lis virgi- 
naux ou saintes de vitrail, mais des femmes, des 
femmes de chair et de sang, avec leurs armes natu- 
relles qui s'appellent coquetterie, langue prompte, 
taille fine, œil malin, joues vermillonnées comme 
pommes d'amour. 



52 LA LITTERATURE ANTIFEMINISTE 

Des innombrables productions sorties de plumes 
aussi méchantes, beaucoup ne sont dommageables 
que pour leurs auteurs. La platitude de tel procédé 
nous écœure, et la facilité aussi : d'un procédé qui 
consiste, par exemple, à rapprocher, en des vers 
d'une incontinence et d'une impertinence assez 
sottes, la femme des animaux, et naturellement des 
animaux les plus dangereux, les plus malfaisants : 

Femme est lion por dévorer; 

Femme est gorpil (renard) pour gent deçoivre; 

Femme est orse pour cous reçoivre, etc. 

Il n'y a aucune raison de s'arrêter. Le jardin zoolo- 
gique est mis en coupe réglée. Les Bestiaires du 
moyen âge, ces recueils didactiques, pris à des 
sources pseudo-savantes, fournissent à profusion 
le vocabulaire de l'injure. Comme il y a aussi des 
Volucraires, les misogynes ne sont nullement en 
peine : ils ne manqueront pas de noms d'oiseaux. 
Tout cela serait assez insignifiant. Et l'on accor- 
derait tout juste une mention à ces quatrains 
d'allure paradoxale, qui, commencés par une ma- 
xime à la louange du beau sexe, se terminent iro- 
niquement par une autre maxime d'un sens tout 
opposé, — jeu puéril, — si le Roman de la Rose, 
œuvre maîtresse, la Bible et la Somme du moyen 
âge allégorisant, ne venait verser au débat les 
arguments singulièrement contradictoires que pro- 
posent tour à tour, avec un bonheur presque égal, 
pour la Femme, contre la Femme, Guillaume de 
Lorris et maître Jehan de Meun. 

* * * 



AU MOYEN AGE 53 

L'importance du Roman de la Rose dans la 
littérature médiévale — et non pas seulement dans 
la littérature française, mais dans la littérature 
européenne — n'est plus aujourd'hui contestée par 
personne. Alors que le temps travaille, semble-t-il, 
contre l'œuvre surfaite — ou plutôt, mal entendue 
— d'un Villon, pour ne citer que lui, au fur et à 
mesure que nous pénétrons plus avant au Verger 
de Liesse où fleurit le Bouton vermeil, moins 
rebutés par les proportions colossales de ce 
monumentum en quelque 22.000 vers, nous en 
comprenons mieux la séduction puissante sur des 
esprits que l'habitude de la personnification intro- 
duisait de plain-pied dans la sphère poétique où 
les dames portent un nom de fleur. L'allégorie est 
le langage naturel des hommes du moyen âge. La 
Rose qui est une jeune fille, la jeune fille aimée, 
devait éclore d'elle-même dans un terrain parfai- 
tement préparé, dans son climat. 

Ce qui nous intéresse au premier chef, c'est 
l'attitude diverse des deux jardiniers au jardin 
clos. Cependant qu'Amour, dans le premier poème, 
signé Lorris, recommande avant tout de respecter 
les femmes, Jehan Clopinel (dit de Meun) leur dé- 
coche, dans le second, dans cette véhémente et 
non compendieuse suite qui compte 18.000 vers, 
les insultes les plus vilaines. 

Expliquerons-nous ces différences par une trans- 
formation radicale des mœurs, quelque boule- 
versement social? Lorris écrivait entre 1225 et 
1240; Jehan de Meun, huit ou neuf lustres plus 
tard. Mais si rapide qu'ait été l'évolution des 
esprits au XIII e siècle, elle ne suffit pas à rendre 



54 LA LITTERATURE ANTIFEMINISTE 

compte des contradictions du poème. La vérité, 
c'est que les deux parties du Roman de la Rose 
s'adressent à deux publics, à deux mondes qui 
coexistent, à partir d'une certaine époque tout au 
moins. Le monde que voulait toucher Lorris, il 
n'avait pas cessé de vivre quand Jehan Clopinel 
prit la plume. Il ne cessera jamais de vivre. Monde 
fermé, le monde, le « grand monde » (qui est 
petit), qu'il crée, avec Charles d'Orléans, la cou- 
rette provinciale, avec les ducs de Bourgogne, la 
fastueuse maison du prince, qu'il se fixe à Paris, 
avec François I er , qu'il sévisse, avec les Précieuses, 
dans les ruelles, qu'on le trouve au salon, au bou- 
doir, au flirtoir, c'est le milieu choisi, c'est le milieu 
« sélect », et c'est le milieu snob, très souvent, où 
la galanterie est faite surtout d'étiquette, où l'on 
pratique le baisemain, la bouche en cœur et le 
rond de jambe, où les talons sont rouges et les 
lambris dorés, où la révérence appelle le coup 
d'éventail, le compliment la boîte de dragées, où 
l'Amour a cousu sous son loup de velours un déli- 
cieux bavolet de dentelle. Attaquer la Femme, idole 
artificielle de ce monde-là pourri d'artifices, c'était 
faire besogne frondeuse, revendiquer, en face de 
l'aristocratie, les droits au soleil d'un tout nouveau 
parti : le parti bourgeois, celui de Jehan de Meun. 
A la fin du XIII e siècle, et depuis deux ou trois 
générations déjà, voici venir des hommes nou- 
veaux, au sang jeune. Ils feront la France organi- 
satrice et bien organisée, la France administrative 
et bien administrée, la France des juristes et des 
terriens. Et contre la féodalité des barons tur- 
bulents ils seront les plus fermes soutiens de la 



AU MOYEN AGE 55 

couronne. La littérature va leur permettre de faire 
entendre leur voix, qui est railleuse. Que rail- 
lent-ils donc, avec leurs fabliaux, leurs satires, 
leurs parodies? Tout ce que l'aristocratie a de plus 
cher, et, entre autres, le culte de la femme. Des 
moines fort peu « moinants » en voulaient à Eve 
d'un célibat qui leur pèse; les bourgeois en veulent 
à madonna de ses privilèges qui les déclassent. A 
une jalousie succède une jalousie encore. Guil- 
laume de Lorris est du côté de Guermantes; Jehan 
de Meun, du côté de chez Swann. 

* * * 

J'ai cité, au nombre des manifestations de cet 
esprit bourgeois hardiment rnisogyne, les fabliaux. 
On sait que ces contes à rire, fort peu édifiants et 
la plupart obscènes, donnent aux femmes, par 
esprit discourtois, le laid rôle. Gauthier le Loup 
est un délicieux humoriste, pourtant. D'avoir écrit 
la Veuve, sur le rythme franc et si cordial de l'octo- 
syllabe, il faut lui savoir gré. 

On a porté en terre le mari de cette ribaude : 

Et sa femme le suit après. 
Ceux gui à elle sont plus près 
La retiennent, par bras et mains, 
De se frapper à tout le moins. 



Je traduis 



Car elle crie à haute voix : 

« Cest merveille comment je vais, 

Douce dame, sainte Marie, 

Tant je suis dolente et marrie! * 



56 LA LITTERATURE ANTIFEMINISTE 

Qu'on la mette avec son seigneur! Et elle recom- 
mence son « métier » au seuil de l'église, tandis 
que le prêtre 

Qui convoite l'offrande à prendre, 

Se hâte les chandelles esprendre (allumer) 

Et ne fait pas longues trioles. 

La Fontaine n'a pas mieux dit. Les simagrées ne 
cessent point à la maison mortuaire, où voisins, 
commères, les amis, toute la parenté s'efforcent en 
vain (on ira jusqu'à lui faire avaler un broc d'eau 
froide!) de consoler l'inconsolable. 

Les jours ont passé — quelques jours. La veuve 
a mis tous ses soins à se renipper : elle a taillé, 
cousu, lavé. Ses surcots sont de fin gris, sa cotte 
de bonne brunette, son chaperon le mieux fourré 
du monde. Elle sort. On la rencontre par les rues, 
« plus douce que cannelle ». 

Et dit. souvent : « Ce m'est avis, 

Je 'conviendrais à celui-ci : 

Et c'est qu'il porte beau, ma foi! 

Cet autre n'a cure de moi. 

Un tel !ne m'aurait pour néant, 

Lui qui n'a pas douze oeufs vaillant. 

Pierre est trop grand; Jacques, trop vieux : 

Je pourrais certes trouver mieux... p» 

Elle se saigne, pour devenir pâle. Pour mieux dis- 
simuler ses rides, elle tire sa guimpe par devant. 
Les voisines ont sa visite. Surtout la plus can- 
canière, sa parente à la mode de Bretagne. « Ah! 
mon seigneur que j'ai perdu! Il avait toutes les 
qualités! Mais si chenu, si courbé sous le har- 
nais!... Moi, quand je me suis mariée : 



AU MOYEN AGE 57 

Oh! j'étais une baiselette 
A une tendre mamelette ; 
Et vous étiez un enfançon, 
Petit, petit comme un pinson; 
Vous couriez après votre pière. 
Qui de la mienne était commère » 

Elle a fait le compte de ses biens : poêles et pots, 
huches, sièges, châlits, blanches toiles, draps fins; 
le compte de ses écus. Ne peut-on rien savoir des 
affaires de Dieudonné, de Herbert, de Baudouin, 
le fils à Gobert? Au demeurant, une devineresse, 
qui l'a fait coucher sur un cerceau, lui a prédit 
qu'elle épouserait dans l'année le jouvencel de 
ses rêves... 

Et le caquet continue. Est-elle méchante, cette 
satire de Gauthier le Loup? Touche-t-elle juste? 
Je n'aurai garde de me prononcer. La malice des 
filles d'Eve est aussi un thème littéraire. Les va- 
riations que brode sur ce thème, avec une joviale 
virtuosité, notre rimeur trop bien en souffle tien- 
nent du jeu, dirait-on, de l'exercice de haute école. 
Pour ma part, je reste disposé à voir dans le 
fabliau une des manifestations de cette littérature 
bourgeoise dont nous avons constaté tout à l'heure 
qu'elle substitue à la galanterie des dilettanti 
d'amore (type Guillaume de Lorris) la raillerie 
assez prosaïque de ceux (type Clopinel) qui se 
targuent de connaître, plus naturelles que sous les 
fanfreluches, les femmes en cotte simple de la vie 
simple de tous les jours. 
^ Les fabliaux mettent dans la littérature anti- 
féministe du moyen âge le rire, qui n'est pas mé- 
chant, d'une compagnie qui n'est point toujours 



58 LA LITTERATURE ANTIFEMINISTE 

fort honnête. Ne soyons pas scandalisés. La solide 
santé de la vieille France, elle est là aussi, derrière 
cette joie sans remords et sans haine qu'ont les 
hommes, si souvent dupés, de chercher aux lèvres 
du conteur, qui les dupe à son tour, la revanche 
— enfin! — du mari. 

* * * 



Qui donc a dit que les disputes de longue durée 
portent toujours sur un point fondamental? L'œu- 
vre de Guillaume de Lorris et de Jehan de Meun, 
qui n'avait cessé d'être lue, commentée, imitée en 
France, en Italie, en Angleterre; cette œuvre dont, 
il faut bien l'avouer d'ailleurs, la personnalité de 
son premier auteur, Lorris le très courtois, tendait 
à s'effacer au bénéfice du bourgeois Clopinel, à 
telles enseignes que nous la voyons prendre place 
dans la librairie royale sous le titre exclusif : 
Roman de la Roze Maistre Jehan de Meun, cette 
œuvre hybride, mais où la satire l'emportait ainsi 
sur la louange, allait déclencher, à la limite des 
XIV e et XV e siècles, une véritable bataille. Et le 
champion des dames, c'est une dame : noble et 
très haute dame Christine de Pisan. 

Ce qui la choque, l'intrépide amazone, c'est 
l'irrespect, la démesure surtout de cet antifémi- 
nisme qui est devenu, aux mains des clercs, une 
machine de guerre brutale et sans nul frein. De ces 
exagérations, elle souffre à la fois dans sa dignité 
de femme, de veuve et de mère, dans son culte 
pour cette Raison (la Ratio) dont elle se prétend 
l'humble servante. Car Christine est une lettrée et, 



AU MOYEN AGE 59 

par endroits même, un bas bleu. Cependant, quelle 
sincérité dans cet accent grêle! Et comme il est 
attachant, dans son ingénu joli, le plaidoyer pro 
femina, qui est aussi un plaidoyer pro domo, de 
celle qui risque dans l'aventure toutes les res- 
sources de son esprit et de son cœur! 11 y avait, 
dans la misogynie cléricale, du dépit; dans la 
misogynie des fabliaux, du poncif. Chez Christine, 
nous sentons — et c'est tant mieux — vibrer 
d'indignation les fibres profondes. Et nous ne 
devons pas oublier que cette jeune femme s'est 
trouvée seule, à vingt-cinq ans, sans appui, sans 
expérience des difficultés matérielles, avec la 
charge de trois enfants, la charge de sa mère et 
de ses deux frères cadets, dans un milieu indif- 
férent, sinon hostile. 

Seulete suis et seulete veux estre, 
Seulete m'a mon doulx ami laissiée, 
Seulete suis en) ma chambre [enserrée, 
Seulete suis en un anglet muciée (cachée)... 

•La voyez-vous au fond de son hôtel, dans l'em- 
brasure d'une fenêtre dont les verrières peintes 
tamisent une lumière avare, et qui cherche dans 
le souvenir de son doux ami mort le réconfort de 
l'âme en butte aux malgracieux? 

Je ne conterait point en détail les péripéties de 
la querelle du Roman de la Rose. Comment Jean 
de Montreuil, humaniste éloquent et dignitaire 
plein d'honneurs, a relevé le défi. Ni comment 
Jean Gerson, le Docteur très chrétien, est venu en 
aide au beau sexe, jetant dans la balance sa répu- 
tation de chancelier. Ni comment les frères Col, 



60 LA LITTERATURE ANTIFEMINISTE 

Pierre et Gonthier, rudes jouteurs, renforcèrent le 
parti de maître Jehan de Meun. « Débat gracieux », 
dira quelque part Christine de Pisan. Mais qui n'a 
rien de courtois, au sens actuel du mot. Et l'on 
s'étonne tout autant du sans-gêne d'un chanoine 
en ses imputations que des libres propos de la 
■femme polémiste. Débat sans conclusion, d'ail- 
leurs. Comme à l'accoutumée, les adversaires cou- 
cheront sur leurs positions. Christine était la der- 
nière à se faire illusion : « Je ne sçay, termine- 
t-elle une épître à Pierre Col, à quoy tant nous: 
debatons ces questions : car je croy que toy ni 
moy n'avons talent de mouvoir nos oppinions. Tu 
dis que il est bon; je dis que il est mauvais* ». 

Il s'en faut pourtant que cette querelle du 
Roman de la Rose n'ait fait long feu. Et si je m'y 
suis arrêté quelque peu, c'est qu'il me paraît qu'elle 
présente, — abstraction faite des résultats immé- 
diats, qui sont pauvres, — dans notre histoire lit- 
téraire, une réelle importance. Les batailles d'idées 
étaient jusqu'alors l'apanage des clercs. C'est dans 
la rue du Fouarre, ainsi appelée du nom de la 
paille dont on jonchait le sol des auditoires où les 
« escoliers » — robe noire et capuchon de menu 
vair — demeuraient, pour écouter le pédagogue, 
assis par terre; c'est dans cette rue de la Montagne 
Sainte-Geneviève, fermée aux deux bouts par des 
barrières de bois, qu'argumentaient sur les uni- 
versaux les logiciens, rien qu'eux. Fini désormais 
le règne des professionnels! Les gens du monde, 
à leur tour, entrent dans la mêlée. Ils donnent des 
coups, ils en reçoivent. Ils se battent : contre des 
moulins à vent, plus d'une fois. Mais ils se battent. 



AU MOYEN AGE 61 

Donc ils s'intéressent. Donc ils se passionnent. Et 
ceci, qui était très neuf, est devenu très vieux. Si 
nos salons retentissent du bruit de discussions qui 
ne concernent pas uniquement le retroussis d'une 
aile de chapeau, les amants de M me Une Telle, un 
quatre cœur « contré » ou le championnat de hot 
and swing, c'est un peu à Christine que nous en 
sommes redevables, à cette Christine qui, coura- 
geusement, seule bien souvent contre les hommes, 
qui ne sont pas toujours bien chevaleresques, con- 
tinuera, jusqu'à son dernier souffle, de soutenir le 
los et le renom de ses sœurs, de toute Dame, de 
toutes les dames... 



* * * 

J'en arrive aux Quinze Joyes de Mariage, un 
malicieux opuscule, de père inconnu, de date in- 
connue, mais qui mérite, à n'en pas douter, une 
audience attentive. Par le réalisme du récit et du 
dialogue, la valeur psychologique de certains traits, 
d'ailleurs caricaturaux, par l'art du style surtout, 
les qualités d'une langue savoureuse entre toutes, 
elles offrent, ces Quinze Joyes, une réussite du plus 
vif intérêt. 

* * * 



L'œuvre est anonyme. Et les tentatives nom- 
breuses des érudits, qui se résignent mal aux ré- 
ponses lacuneuses, se sont heurtées au mur d'airain 



62 LA LITTERATURE ANTIFEMINISTE 

d'une énigme, sous forme de rébus, dont j'ai moi- 
même proposé une solution phonétique (Lerse) qui 
vaut ce que vaut le rébus, c'est-à-dire pas grand- 
chose. 

Nous ignorons le nom de l'auteur. Nous ignorons 
la date précise de composition, bien que des rai- 
sons, qui ne sont pas toutes pertinentes, nous per- 
mettent de situer entre les années 1400 et 1420 
ce traité « au plaisir et à la louange des maris », 
pour reprendre l'expression même du texte. 

Lequel texte procède ici par antiphrase. Car 
c'est un bien lamentable bréviaire de l'amour con- 
jugal que cette parodie mâtinée de satire. 

Tout comme l'antiféminisme, et par voie de 
corollaire, diraient les mathématiciens, le déni- 
grement du mariage est à l'ordre du jour dans 
cette levée de porte-plume cléricaux. Célibataires 
endurcis (je veux dire : au cœur dur), les assail- 
lants ne s'encombrent point de références. L'Au- 
reolus de Théophraste, conservé dans une épîtré 
de saint Jérôme, la VI e satire de Juvénal, Gautier 
Map, le Valère des Quinze Joyes, et surtout Ma- 
theolus, Matheolus le « bigame » (il avait épousé 
une veuve), l'homme des Lamentations et que tra- 
duisit Jean Le Fèvre : voilà bien l'essentiel d'un 
coktail ne varietur. Ajoutez quelques gouttes du 
Roman de la Rose estampillé Jehan de Meun, un 
filet du Miroir de Mariage de l'hépatique Eustache 
Deschamps : la mixture est à point. 

i 

* * * 



AU MOYEN AGE 63 

Comme le titre l'indique, le livre se divise en 
quinze chapitres — tant de « joyes » — d'inégale 
importance. Imaginez un film en quinze épisodes, 
un Chemin de la Croix agrémenté d'une station 
supplémentaire. La croix, c'est le mari qui la porte, 
invariablement. La femme, qui l'en a chargé, elle 
regarde, elle sourit, elle compte les chutes, à moins 
qu'elle ne pèse de tout son poids sur le lourd, très 
lourd fardeau. 

Le procédé de composition est simple. Début 
ex abrupto. L'homme est « dans la nasse » (nous 
dirions aujourd'hui « dans la poêle »). Pour telle 
ou telle raison, qui ne dépend pas de lui, le voici 
en fâcheuse posture. Une scène vigoureusement 
enlevée..., un bout de dialogue verveux..., le 
dénouement a quelque chose de fatidique : abattu, 
abêti, bon mari cède. Dans la nasse il restera. Il 
s'y enfonce, plus profond. Pour longtemps. Pour 
toujours. 

On nous expose ainsi, successivement, comment 
la femme se procure, par mal engin, la toilette 
neuve qui lui fait envie (Joie I), et comment elle 
assouvit, sous ombre de pèlerinage, — la confrérie 
conduit à tout, au moyen âge, à condition d'y en- 
trer, — sa soif de plaisirs profanes (Joie II). La 
troisième Joie est la scène haute en couleur des 
caquets de l'accouchée. Les commères s'entendent 
pour rompre la tête à l'époux, vider sa cave, piller 
sa bourse. Les enfants grandissent. Il faut les éta- 
blir, doter les filles. Quel surcroît de peine! C'est 
le sujet de la Joie IV. Vient ensuite, exposée avec 
force détails, l'aventure de l'infidélité conjugale : 
Madame, instiguée par sa chambrière, prend un 



64 LA LITTERATURE ANTIFEMINISTE 

galant. Elle est capricieuse, refuse de recevoir les 
invités de son mari (Joie VI), fantasque (Joie VII). 
Et la voici qui profite de la maladie d'un enfant 
pour se rendre — toujours le prétexte d'un vœu 
à quelque saint, guérisseur de fièvre! — chez son 
doux ami alerté. La Joie IX nous décrit un vieux 
ménage. La femme accuse son époux de folie. 
Tant et si bien qu'on finit par la croire et à laisser 
le pauvre homme à ses gémissements solitaires. 
La dixième Joie raille les maris physiquement di- 
minués; la onzième, le niais qui recueillit, bénévole, 
une fillette compromise; la douzième, ce couard à 
qui sa femme interdit de porter les armes. Passe- 
t-il outre à la défense, il trouve, en revenant de la 
guerre, sa place prise (Joie XIII). Est-ce un mal- 
heur?... L'avant-dernier morceau nous met au 
courant des difficultés que suscite une trop grande 
différence d'âge entre les époux. C'est encore 
« bon mari » qui fera les frais. Enfin, la quinzième 
nouvelle enseigne comment un homme qui a sur- 
pris sa femme en flagrant délit finit par être con- 
vaincu — à la belle-mère impudente se joignant 
les amies, les servantes et le confesseur — que ses 
propres yeux l'ont trompé. 

J'ai écrit le mot « nouvelle ». Non sans quelque 
abus. La Joie XI exceptée, où tout concourt au 
développement, à la marche rectiligne du sujet, 
l'auteur intervient dans le récit, il le parsème de 
considérations personnelles, il l'étoffe — ou il 
l'alourdit — d'applications générales. Et cela ne 
va pas sans ralentir l'intérêt. 



AU MOYEN AGE 65 

Que l'on compare, à cet égard, les Quinze Joyes 
au Décaméron. Chez Boccace, nul souci de mora- 
liste, pas la moindre intention didactique. Seul le 
conteur apparaît, prodigieusement habile à dérou- 
ler, sur un rythme bondissant, le fil d'une anecdote 
uniquement plaisante. Mais Boccace est un homme 
de la Renaissance, un artiste de l'art pur, pour qui 
la forme est reine, rien que la forme et ces joli- 
vetés qui sont tout. L'auteur des Quinze joyes 
appartient encore à ce moyen âge dont le didac- 
tisme fut la loi. Il narre, il peint ; mais il enseigne 
aussi. 

Certains tics de style sont, à ce propos, des plus 
significatifs. Je citerai pour mémoire la répétition 
d'expressions ou de tournures telles que « qui 
avient souvent », « à l'aventure ». Or le propre de 
la nouvelle n'est-il pas d'exposer dans sa réalité 
individuelle un cas particulier? Rappelons aussi 
que chacun de nos quinze tableaux se termine par 
un refrain-ritournelle : « Là usera sa vie en lan- 
guissant toujours et finira misérablement ses 
jours », et que la métaphore de la nasse, reprise 
sous toutes les formes, sorte de leitmotiv ou de 
point de rebondissement dans la progression mé- 
thodique d'une thèse en quinze arguments, hausse 
a la dignité d'exemplum démonstratif, aux dépens 
de sa vie singulière, chacun de ces cas d'espèce. 

* * * 

Démonstratives, les Quinzes Joyes n'ont pour- 
tant rien d'abstrait. Le réalisme fait, au contraire, 
le meilleur de leur mérite. 



66 LA LITTERATURE ANTIFEMINISTE 

Et j'y insisterais plutôt que sur une psychologie 
pleine d'observation, mais aussi d'exagération. 
L auteur prend parti. Ce qui n'est pas nécessai- 
rement une faute. L'objectivité, quel mythe! En 
pareille matière surtout. Il a raison contre les fem- 
mes. Ce qui n'est pas toujours un tort (qu'on me 
pardonne ce vilain à peu près!). Mais il a une 
façon déplaisante d'avoir toujours raison. Déplai- 
sante et maladroite. Il ne connaît que les mégères. 
Coquetterie effrénée, méchanceté impitoyable, 
égoïsme sec, duplicité, cautèle, cynisme, manque 
de foi : autant de vices congénitaux chez toutes 
et chacune! Il exagère. Et ce n'est pas seulement 
la femme mariée qui est ainsi traînée dans la boue. 
La mère, la belle-mère n'est pas logée à meilleure 
enseigne. Qu'il s'agisse, nouvelle Richeut, de pro- 
curer à sa fille un galant généreux, le rendez-vous 
en marge du contrat, qu'il s'agisse surtout de sau- 
ver une situation difficile, de réparer la faute irré- 
parable, elle intervient, hardiment, sûre" de son 
fait, avec l'expérience que lui donnent ses chevrons 
de campagne au service de Danger, de Maie 
Bouche et de Paillardise. Et il y a encore la cham- 
brière, prompte à toutes les manœuvres, la nourrice 
confidente des moins avouables secrets. Il y a le 
bataillon serré des commères, suprême espoir et 
suprême pensée, des commères fortes en gueule, 
point bégueules, — ah! ça, non! — toujours dis- 
posées à encourager leur voisine dans ses idées de 
rébellion, à troubler par de mauvais rapports la 
paix précaire du ménage, à se donner en domp- 
teuses, en harpies que nul n'apprivoisa, triom- 



AU MOYEN AGE 67 

phatrices et dominatrices de ce pleutre, de ce 
couard de mari. 

Le mari, par antithèse, est dépeint, lui aussi, 
d'une façon unilatérale : paisible, indulgent, naïf, 
bonasse, bêta. Il y a là, je le répète, un parti pris 
évident. L'auteur ne manque pas de pénétration. 
Il connaît à merveille les mille et une ressources 
de l'astuce féminine. Et pour n'en citer qu'un 
exemple, les péripéties de l'infidélité sont retra- 
cées de main de maître. 

Ce que l'on regrette de ne pas trouver dans les 
Quinze Joyes, c'est la nuance, le sens des pro- 
portions, la mesure. Notre anonyme charge, il « en 
remet ». Lourde rançon d'un sujet comme le sien! 
Non, le monde n'est pas fait que de maris débon- 
naires et d'épouses revêches. Les Quinze Joyes de 
Mariage auraient une autre valeur humaine si à la 
kyrielle des méchantes femmes s'opposait, pour 
la compléter, la série des hommes mal embouchés : 
joueurs de dés, coureurs de tavernes, amateurs de 
cervoise et de fillettes délurées, qui, tôt sortis, 
rentrant tard, cassent les meubles, vident l'escar- 
celle, hument le piot, sacrent, menacent, haussent 
le poing, et servent de rudes bourrades et de 
soufflets bien appliqués celle qui attend au logis 
devant la soupe froide et le feu presque éteint. 

Aussi bien, et sans méconnaître les très réelles 
qualités psychologiques d'une satire qui a le grand 
mérite de substituer à l'idée abstraite, schématique 
de « mauvaise femme » et de « bon mari » telle 
virago, le poing sur la hanche ou les yeux au ciel, 
qui gronde, marmonne, gémit, se plaint, regrette, 
accuse, invoque, supplie, minaude, pleurniche, san- 



68 LA LITTERATURE ANTIFEMINISTE 

glote, hulule, se déchire les paumes, se prend aux 
cheveux, se tord les bras; tel preud'homme au poil 
gris, que nous voyons se tourner et retourner sous 
la courtine, s'inquiéter, s'adoucir, s'empresser, sou- 
rire, essayer en vain d'avaler le morceau de lard 
rance ou le quignon de pain dur, songeur en ses 
pensers, la tête entre les mains, planter le couteau 
dans la miche, sortir au jardin, revenir, trouver à 
peine la force de lever au ciel des bras rompus; 
sans méconnaître, disions-nous, les progrès admi- 
rables que marquent ces croquis finement esquissés 
sur les allégories du Roman de la Rose, Ma- 
theolus, tustache Deschamps, les fabliaux eux- 
mêmes, d'un dessin trop linéaire, d'une observation 
trop superficielle, il nous paraît cependant que 
c'est, avant tout, par ses qualités d'écrivain que 
l'auteur des Quinze Joyes mérite de survivre, d'être 
lu, d'être goûté. Le scénario a des erreurs de per- 
spective ; la mise en œuvre est de tout premiei 
ordre. 

* * * 

Ici, je demanderai la permission d'ouvrir devant 
le lecteur le livre cinq fois centenaire. Je citerai 
dans le texte original. Il existe des Quinze Joyes, 
dans la Collection « Poèmes et Récits de la vieille 
France », une version en français d'aujourd'hui. 
J'ai toujours protesté, pour ma part, contre ces 
« arrangements » qui sont autant de mutilations. 
Nous devons à ceux-là qui nous ont précédé le res- 
pect — maxima reverentia — non seulement de 
leur pensée, mais aussi de la forme dont ils ont 



AU MOYEN AGE 69 

voulu la revêtir. Arrière, les Viollet-le-Duc de 
l'édition! 

Voici un fragment de la scène nocturne entre le 
mari et la femme qui veut sa robe neuve (Joie I) : 

Lors regarde lieu et temps et heure de parler de 
la matière à son mary; et voulentiers elles devr oient 
parler de leurs choses especialles là où leurs mariz 
sont plus subjets et doivent estre plus enclins pour 
octrier (accorder) : c'est ou lit... Lors commence 
et dit ainsi la Dame : « Mon amy, lessez-moy, car 
je suis à grand mal aise. — M amie, dit-il, et de 
quoy? — Certes, fait-elle, je le doy bien estre, mais 
je ne vous en diray jà rien, car vous ne faites 
compte de chose que je vous dye. — M'amie x 
fait-il, dites-moy pour quoy vous me dites telles 
paroles? — Par Dieu, fait-elle, sire, il n'est jà 
mestier (besoin) que je vous le dye : car c'est une 
chose, puis que je la vous auroye dite, vous n'en 
feriez compte; et il vous sembler oit que je la feisse 
pour autre chose. — Vraiment, fait-il, vous me le 
direz ». Lors elle dit : « Puis qu'il vous plest, je 
le vous diray. Mon amy, fait-elle, vous savez que 
je fuz Vautre jour à telle feste, où vous m'en- 
voiastes, qui ne me plaisoit gueres...; mais quand 
je fus là, je croy qu'il n'y avoit femme, tant fust- 
elle de petit estât, qui fust si mal abillée comme je 
estoye. Combien que je ne le dy pas pour moy 
louer; mais, Dieu mercy! je suis d'aussi bon lieu 
comme dame, damoiselle ou bourgeoise qui y fust : 
je m'en rapporte à ceulx qui scevent les lignes (les 
généalogies). Je ne le dy pas pour mon estât, car 
il ne m'en chaut comme je soye; mais je en ay 



70 LA LITTERATURE ANTIFEMINISTE 

honte pour l'amour de vous et de mes amis. — 
Avoy! dist-il, m'amie^ quel estât avoient-elles à ceste 
{este? — Par ma foy, fait-elle, il n'y avoit si petite 
de ï estât dont je suis qui n'cust robe d'écarlate 
ou de Malignes, ou de fin vert, fourée de bon gris 
ou de menu vair, à grands manches, et chaperon 
à l'avenant, à grant cruche (bec), avecques un 
tissu de soye rouge; ou vert traynant jusques à 
terre et tout à fait à la nouvelle guise. Et avoie 
encore la robe de mes nopces, laquelle est bien 
usée et bien courte, pour ce que je suis creue 
(grandie) depuis qu'elle fut faite, etc. » 

Quel naturel dans le dialogue, n'est-il pas vrai! 
La femme est coquette. C'est son moindre défaut. 
Elle est rusée surtout. Elle a bien choisi son heure. 
Elle feint d'être lasse, d'être morne, sans courage. 
Le mari s'étonne. Il interroge. Il insiste. Il obtient 
à grand-peine fade réponse. A la dernière fête où 
elle s'est rendue, — car elle court de bal en pèle- 
rinage, de noces en festins, cependant que lui 
touche les bœufs, répare la grange, est renvoyé 
du clerc au bailli, — elle était la plus mal « tif- 
fée ». Et comme elle décrit en détail les toilettes 
des autres, des autres qui ne la valent guère, des 
autres qu'elle devait mépriser! Pour elle, elle n'a 
plus que sa robe de mariée, qui est devenue trop 
courte, hélas!... 

Et quand le mari lui rétorquera les lourdes 
charges du ménage, elle prend pour un reproche 
personnel cette observation sans malice, elle tour- 
ne le dos, se répand en jérémiades hors de pro- 
pos : Las! que n'a-t-elle épousé cet autre! ou 



AU MOYEN AGE 71 

celui-là! Comme elle est malheureuse! Elle vou- 
drait mourir!... 

Mais, la nuit suivante, la promesse une fois ar- 
rachée de la robe nouvelle qui fera pâlir de maie 
rage toutes les amies, quel revirement! Cette robe, 
elle ne l'a jamais demandée, elle n'y tient plus, 
elle n'y tint jamais! Si elle sort, c'est uniquement 
pour plaire à son mari! Elle-même ne désire qu'une 
chose : garder le logis, et, parfois, se rendre à 
l'église, en dévotion. Et bon mari d'être « aise et 
mal aise ». Mais la dame : « aucune fois il avient 
qu'elle est si rusée que elle cognoist bien son fait, 
et s'en rit tout par elle soubz les draps »... 

Jamais ne s'était exprimé avec ce réalisme 
direct, un accent aussi spontané, l'illogisme fémi- 
nin, déconcertant dans sa fuyante malice. 

Naturel! C'est le mot qui revient sans cesse sur 
les lèvres. Et ce mot est vite dit. Les fabliaux aussi 
étaient naturels. Ils l'étaient même presque trop. 
Comme est trop naturelle une photographie, 
comme était trop naturel ce dialogue du Théâtre 
Libre où l'auteur avait la prétention de travailler 
au microphone et, pour mieux apprendre son mé- 
tier, d'apprendre la sténo Duployé. Or vous n'ob- 
tiendrez pas une prose d'art en reproduisant le 
langage coloré des poissardes et des « noiseux ». 
Ce qui ajoute aux qualités de naturel tout le pres- 
tige de l'œuvre composée, ce qui empêche ces 
historiettes d'être l'écho trop brutal de criailleries 
d'ailleurs assez vulgaires, c'est le goût et c'est 



72 LA LITTERATURE ANTIFEMINISTE 

l'esprit. L'auteur, qui a tout entendu, a eu soin de 
ne pas tout retenir. Il arrange, il combine, il étof- 
fe, il resserre, il taille, il invente : il écrit. 

Et ceci est très significatif. Le moyen âge ignora 
trop souvent l'artifice (mais dans artifice il y a le 
mot art) qui consiste à déformer la réalité pour 
donner l'impression du réel. Je songe aux archi- 
tectes du Parthénon, renflant vers le milieu les 
colonnes, les lignes horizontales, inclinant vers le 
centre les lignes verticales, pour duper la vue et 
pour l'enchanter, lui offrant l'illusion de cylindres 
parfaits et de droites harmonieuses, dans le paros 
pur, sur le lumineux éther. 



Mais ce serait une erreur de croire que les 
Quinze Joyes se passent uniquement en dialogues 
joliment filés. Il y a des récits, des descriptions. 
Et l'on retrouve, dans celles-ci comme dans ceux- 
là, les mêmes qualités, 'du meilleur aloi. 

Quelle vivacité donne au début de la Joie III la 
répétition du mot or\ « Or approche le temps de 
l'enfantement; or convient qu'il ait compères et 
commères a l'ordonnance de la dame. Or a grant 
soussy pour quérir ce qu'il faut aux commères et 
nourrisses et matrones, qui y seront pour garder 
la dame tant comme elle couchera, qui beuvront 
de vin autant comme l'en bouteroit en une bote. 
Or double sa paine; or se voue la dame en sa dou- 
leur en plus de vingt pèlerinages, et le pouvre 
homs aussi la voue à touz les saincts. Or viennent 
commères de toutes pars; or convient que le pau- 



AU MOYEN AGE 73 

vre homme face tant que elles soient bienl aises. » 
Je voudrais donner un exemple de netteté dans 
le trait du dessin. L'amant regarde celle qu'il con- 
voite, à l'église. « // advise que la dame demeure 
seullette en son banc, qui dit ses heures, et est 
bien tiffée proprement, et se contient doulcement 
comme une imaige ». 

Regarde m'en deux, trois, assises 

Sur le bas du ply de leurs robes, 

En ces moustiers, en ces églises... 

dira plus tard François Villon. Le joli sujet pour 
un miniaturiste! 

Net, vivant, incisif, volontiers cruel, le style des 
Quinze Joyes est déjà d'un maître, d'un maître 
bien français. C'est en plein tuf gaulois qu'il plon- 
ge ses racines. Les grands prosateurs ne manie- 
ront pas autrement une langue analytique, qui 
réprouve toute bavure, et dont la clarté fait le 
prix. 



J'ai prêté à un de mes amis, un « bon mari » de 
mes amis, les Quinze Joyes. Et sa réflexion naïve 
m'a fort diverti : « Ainsi donc, constatait-il avec 
une sorte d'effroi comique, les femmes du XV e siè- 
cle ne différaient pas des nôtres ! » Les réserves 
faites qu'il faut faire, non! les méchantes femmes 
d'alors ne différaient nullement des méchantes 
femmes d'aujourd'hui. Et c'est la leçon de l'his- 
toire littéraire bien comprise, la leçon de l'histoire 
que des esprits orgueilleux ou bornés voudraient 
reléguer au rang des légendes dédorées. 



74 LA LITTERATURE ANTIFEMINISTE 

Encore faut-il bien apprendre l'histoire. Vous 
fûtes, Madame qui me lisez, la première à cette 
composition où l'on exigeait de vous dates pré- 
cises, l'énumération exacte des batailles, les ar- 
ticles — dans l'ordre — d'un traité. Et vous, 
Monsieur, qui récitiez par cœur la liste des rois de 
France et des rois d'Angleterre pendant la guerre 
de Cent Ans, que savez-vous du moyen âge, du 
vrai, du moyen âge des chaumières, des villages en 
torchis qui se mirent au ruisseau clair, des champs 
de blé, des forêts où l'on chasse le « texon » (blai- 
reau), des petites gens, du menu peuple? Vous 
voyez des armées qui s'ébranlent, des chevaliers 
casqués ou en panache, des provinces qui chan- 
gent de maître, des papes, des ambassadeurs, des 
rois : les majuscules. Mais — on l'a dit avant moi 
— un livre n'est pas fait uniquement de majus- 
cules. 

Les minuscules, les voici : petits bourgeois, 
petits marchands, métayers, artisans et ladres, 
ceux qui s'asseyent à la taverne autour d'un pot de 
vin clairet; le curé dans son presbytère; les moi- 
nes, noirs ou blancs, sur la route; les femmes, 
avec leur chaperon, leur caquet, griffes et ongles, 
bon bec surtout. Le roulier siffle derrière son char. 
Le laboureur touche ses bœufs. Les lavandières 
battent le linge au ru, le mari — quelquefois. 
Auberée fait le guet, ridée entremetteuse. Un ga- 
lant longe les murs. Frère Lubin suppute, en égre- 
nant son chapelet de Saint-Claude, la grosseur de 
la dinde et la sottise du dindon... N'est-ce pas que 
nous n'avons pas changé ? Cinq siècles à peine 
nous séparent. Cinq siècles : quinze générations. 



AU MOYEN AGE 75 

Et quand nous aurons fait la part à la satire, 
à l'animosité, à cette misogynie dont j'ai dit — et 
je le répète une fois encore — qu'elle m'apparaît 
excessive et condamnable, nous conclurons qu'il 
valait bien la peine d'ouvrir, en même temps que 
ces vieux livres où gronde la colère de Samson, 
une fenêtre, une fenêtre large et curieuse sur la 
vie, 

La vie, unique bien et part de toute chose, 

la vie sans qui l'histoire serait une nécropole, les 
érudits des fossoyeurs, et la vulgarisation litté- 
raire une entreprise de pompes funèbres. 



LES «MIRACLES DE NOTRE-DAME» 

DANS 

LA LITTERATURE MEDIEVALE 

Il y a quelques années déjà, les « Théophi- 
liens », troupe jeune et pleine d'allant, venaient 
représenter, dans nos quatre villes universitaires, 
le premier miracle de Notre-Dame, ce Miracle de 
Théophile dont la spontanéité est encore capable 
d'arracher des larmes de ferveur ou de repentance 
au public blasé du siècle XX. 

Celles ou ceux qui ont eu la bonne fortune d'as- 
sister à ce drame religieux n'ont pas oublié le 
décor, la musique, le jeu des personnages. A gau- 
che, le Paradis, bleu et or, où trônent dans la 
gloire Dieu le Père et la Vierge Marie. A droite, 
l'Enfer tout béant, l'Enfer qui est une gueule rouge 
et d'où bondiront, au roulement de la batterie, les 
diables et Satan lui-même. La chapelle, le palais 
de l'évêque, la maison du clerc Théophile, la mai- 
son du Juif Salatin sont peintes sur le fond de la 
scène, conformément à cette symbolique des cou- 
leurs dont le moyen âge a fait sa loi. Et les cos- 
tumes des acteurs s'inspirent, à leur tour, du 
tympan des cathédrales et des miniatures au vélin 
des manuscrits. La psallette, sur le proscenium, 
entonne les motets liturgiques et, pour couronner 



DANS LA LITTERATURE MEDIEVALE 77 

la victoire de Notre-Dame, le Te Deum sonnant de 
toutes les allégresses. Et les vers bien chantants 
du bon poète Rutebeuf disent au peuple chrétien 
que Marie est médiatrice de tous pécheurs, et qu'il 
n'est faute si horrible qu'elle ne puisse effacer par 
son intercession très douce. 

* * * 

Le Miracle de Théophile, qui doit avoir été con- 
çu entre les années 1260 et 1270, n'est que le pre- 
mier en date de toute une série d'autres miracles 
— les Miracles de Notre-Dame — qui vont 
s'épanouir pendant tout le XIV e siècle. 

Mais il faut avouer que les spécialistes du théâ- 
tre religieux au moyen âge ont dédaigné, quasi 
outrageusement, ee côté si vivant, si caractéristique 
aussi, de la scène française. Les Mystères les ont 
séduits, avec leur déploiement de foules, les repré- 
sentations qui duraient plusieurs jours, les vers 
par dizaines de mille. Ou bien, ils se sont penchés 
sur les tréteaux où s'esclaffait, à gorge déployée, 
à ventre secoué, la grosse gaîté gauloise. Du Jeu 
de Robin et de Marion, dont les pastours sont sans 
courtoisie, ils sont allés jusqu'à la Farce de Maître 
Pathelin, où Thibault l'Agnelet bêle stupidement. 
Les Miracles de Notre-Dame tiennent dans les 
manuels d'histoire littéraire et dans les monogra- 
phies savantes une place à peine congrue. Et ce- 
pendant, j'y insiste, nulle manifestation de théâtre 
ne révèle avec plus de vérité le sentiment religieux 
de notre moyen âge chrétien. 

Car les Mystères, sortis de l'église, n'ont pas 



78 LES « MIRACLES DE NOTRE-DAME > 

suivi leur destin en France seulement. L'Angleterre 
les a connus, les a goûtés. Et les York Plays du 
XIV e siècle ne se distinguent pas tellement des 
représentations que donnent, à la même époque, 
les Confrères de la Charité, de Rouen, ou les Con- 
frères de la Passion et Résurrection Notre-Sei- 
gneur, de Paris. Quant au théâtre comique, il obéit, 
en France comme partout, à ce besoin de divertis- 
sements bouffons qui travaille obscurément le 
public assemblé. 

Seuls, les Miracles de Notre-Dame font éclore, 
au jardin des lettres médiévales, des fleurs à la 
fois blanches comme des lis et précieuses comme 
des étoiles. La vénération dont témoignent à l'é- 
gard de Marie les auteurs ingénus et le peuple 
plein de foi est caractéristique — vraiment — 
d'une mentalité religieuse où la crainte le cède à 
l'espérance. Villon, le pauvre Villon a traduit en 
des vers émouvants cette religion de l'amour. Dans 
la bouche de sa vieille maman, la pauvresse des 
Célestins qui ne sait ni la lettre du livre ni l'ensei- 
gnement des doctes, le poète maudit a mis cetti 
prière à Notre-Dame : 

Dame du ciel, régente terrienne, 
Emperière des infernaux palus, 
Recevez-moi, votre ftumble chrétienne, ' 
Que [comprise sois entre vos élus; 
Ce nonobstant qu'oncques \rien ne valus. 
Les biens de vous, ma dame et jna maîtresse, 
Sont trop plus grands que ne *suis pécheresse, 
Sans lesquels biens âme *ne peut mérir 
N'avoir les deux, je n'en, suis jongleresse : 
En cette foi je veux vivre et mourir. 



DANS LA LITTERATURE MEDIEVALE 79 

A votre Fils dites Que je suis sienne; 
Que de lui soient pies péchés absolus. 
Pardonnez-moi comme à F Egyptienne 
Ou comme il fit ]au clerc Théophilus, 
Lequel par vous fut quitte et absolus, 
■Combien qu'il eût au diable fait promesse. 
Préservez-moi que point je ne face ce, 
Vierge portant sans rompure encourir 
Le Sacrement qu'on célèbre à la messe : 
En cette foi je veux vivre et mourir. 

Femme je suis povrette et ancienne, 
Qui rien ne sçay, <oncques lettres \ne lus. 
Au moustier vois, dont suis paroissienne, 
Paradis peint où sont harpes et luths, 
Et un enfer où damnés sont boullus : 
L'un me fait peur, Vautre joie et fiesse. 
La joie /avoir fais-moi, haute Déesse, 
A qui pécheurs doivent tous recourir, 
Comblés de foi, sans feinte ni paresse : 
En cette foi je veux vivre et mourir. 

ENVOI 

Vous portâtes, Vierge, digne Princesse, 
Jésus régnant, quî{ n'a ni fin ni cesse. 
Le Tout-Puissant, prenant notre faiblesse, 
Laissa les deux et nous vint secourir, 

Offrit à mort sa très claire jeunesse; 
Notre Seigneur fel est, tel le confesse : 
En cette foi je veux vivre et mourir. 

Pour ces vers admirables où passe tout le fris- 
son de l'angoisse chrétienne, où frémit toute la 
piété de l'amour filial, pour cet appel désespéré et 
débordant d'une pathétique espérance à Marie, 
Reine des pécheurs, il sera beaucoup pardonné 
au Villon tire-laine, au Villon meurtrier, au Villon 



80 LES « MIRACLES DE NOTRE-DAME » 

banni de liesse et de toute bonne compagnie. Sur 
ce Testament facétieux et cynique, les taches de 
boue, les éclaboussures de stupre sont légion. 
Mais il y a, par la vertu d'une ballade à la Vierge, 
l'or des nimbes et le bleu du manteau royal, des 
blancheurs d'ailes, des puretés d'anges... 

* * * 

Ce n'est pas ici mon propos de retracer l'his- 
toire de la dévotion à Marie. 11 me suffira de rap- 
peler que le culte mariai est pratiqué dans l'Eglise 
depuis les premiers âges. Au IV e siècle, le De 
morte Mariae déclare en termes formels : « Ceux 
qui invoquent votre nom ne seront point déçus ». 
Et les décisions du concile d'Ephèse renforceront 
encore ce culte de dulie. 

Mais c'est saint Bernard, le grand mystique cis- 
tercien, qui se fera, dans l'Eglise d'Occident, le 
véritable champion de la Mère de Dieu. Les écrits 
de saint Bernard rayonnent dans l'Europe entière. 
Et le monde catholique a désormais sur les lèvres 
les plus belles invocations, les proses les plus fer- 
ventes, les plus ardentes, les plus poétiques. Si 
poétiques, d'ailleurs, qu'on s'est demandé s'il ne 
fallait pas chercher quelque rapport — rapport de 
dépendance ou de filiation — entre les troubadours 
du Limousin et les mystiques de Cîteaux. M. Etien- 
ne Gilson, le savant professeur au Collège de 
France, s est occupé récemment de ce problème 
fort curieux; et il est arrivé à cette conclusion — 
négative — que le code de l'amour courtois impose 
à ses fidèles une sorte de « refoulement », tandis 



DANS LA LITTERATURE MEDIEVALE 81 

que le Cistercien ne s'arrête jamais dans l'élan 
total, spontané, qui l'emporte vers son Dieu ou 
vers la Très Sainte Vierge Marie. 

Il est assez intéressant de noter, d'ailleurs, que 
les poèmes d'un Guido Guinizelli, héritier dans 
l'Italie du XIII e siècle de la lyrique provençale, 
finissent par identifier la Madonna, la femme 
aimée, à cette Madone de toute perfection qui 
siège à la droite de Dieu son Fils. 

La France du XIII e siècle, en tout cas, est la 
France vouée à Marie. C'est le siècle des cathé- 
drales. Et la cathédrale s'appellera presque tou- 
jours « Notre-Dame ». Aux fils de saint Bernard 
se sont joints les fils de saint Dominique. Ils 
donnent au monde chrétien le secret du rosaire. 
Toute une littérature s'épanouit, comme s'épa- 
nouissent les roses spirituelles et les grâces de 
dévotion. La Légende dorée est devenue, en Fran- 
ce, la Légende mariale. 

Les contes dévots se multiplient à plaisir. 
Comme le nom l'indique, ils sont narrés dans un 
but d'édification religieuse. Inventés par les clercs, 
qui leur prêtent une forme latine, ils passent dans 
le grand public par le trucheman des versions 
orales en langue vulgaire. Qui n'a entendu racon- 
ter la touchante histoire du chevalier au barrisel? 
Le moyen âge se la répétait avec délices. Car il 
était prouvé qu'une seule larme de repentir suffit 
à laver le pécheur des souillures les plus affreuses, 
à condition que cette larme fût versée dans le gi- 
ron très accueillant de la Reine des miséricordes. 

Mais est-il permis de donner à ces contes mo- 
raux le nom de « miracles »? 



82 LES « MIRACLES DE NOTRE-DAME » 

* * * 

Dans un sens large, oui, certainement. 

Voici en quels termes un hagiographe éminent 
définit l'œuvre littéraire que l'on nomme « mi- 
racle » : « Au moyen âge, le miracle est un petit 
récit en prose ou en vers qui nous représente la 
Sainte Vierge secourant l'homme, en récompense 
de l'affection qu'il lui porte ». A prendre cette dé- 
finition au pied de la lettre, il faudrait donc ranger 
dans les Miracles de Notre-Dame toute la littéra- 
ture — prose ou vers — qui se rattache plus ou 
moins directement au culte mariai. Et l'on pourrait 
presque parler d'un « miracle » à propos de la 
ballade de François Villon. 

Je protesterais volontiers contre cet élargis- 
sement de sens. Pour moi, il n'y a pas miracle s'il 
n'y a pas représentation scénique. En d'autres 
termes, ce qui caractérise le genre créé par Rute- 
beuf, c'est l'élément dramatique. N'allons pas con- 
fondre un récit et une pièce de théâtre. Sans doute, 
le théâtre pourra chercher son inspiration, ses 
sujets dans la littérature mariale qui fleurit tout 
autour de lui. Sans doute aussi, il n'y a pas de 
divergence notable entre l'esprit du conte dévot et 
l'esprit du miracle de Notre-Dame : d'un côté 
comme de l'autre, nous avons affaire à la Média- 
trice suprême, à Celle qui dispute au Malin les 
moins recommandables des pécheurs. Mais il faut 
avouer que, sous peine d'introduire dans nos clas- 
sements par genres un élément de confusion, il est 
préférable de distinguer de la littérature narrative 
la littérature dramatique. 



DANS LA LITTERATURE MEDIEVALE 83 

Cette littérature dramatique des Miracles de 
Noire-Dame est surtout représentée au XIV e siècle. 
Rutebeuf et son Théophile ont agi à la façon de 
précurseurs assez éloignés. 

Il arrive que le hasard d'une découverte de bi- 
bliothèque ressuscite à nos yeux la physionomie de 
toute une époque. Mais il a dû arriver, bien plus 
souvent, que les incendies, les pertes, les négligen- 
ces ou les larcins aient ruiné pour jamais le témoi- 
gnage des vieux papiers, la leçon des livres. 

Sur les Miracles de Notre-Dame nous sommes 
heureusement documentés grâce à un précieux 
codex de la Bibliothèque Nationale : le manuscrit 
Cangé. Il nous a sauvé, en unicum, du XIV e siècle 
français toute une collection de quarante miracles. 
Supposez que le manuscrit Cangé ne soit pas par- 
venu jusou'à nous : nous ne connaîtrions que deux 
spécimens — deux seulement! — d'une littérature 
dramatique et religieuse qui dut bénéficier cepen- 
dant d'une vogue très générale. 

Et si j'insiste sur ce point d'histoire littéraire, 
c'est pour faire toucher du doigt la précarité de 
nos informations en ce qui concerne la période 
médiévale. J'ai lu, quelque part, le trait suivant, 
qui m'a beaucoup impressionné. Lorsque François 
d'Assise, le doux Jongleur de Dieu, eut résolu de 
prêcher par toute l'Italie l'évangile de la charité et 
l'amour des créatures, il envoya ses disciples — 
les poverelli — sur les routes qui partent d'Ombrie 
vers la Toscane, les Marches ou la plaine du Pô. 
Or, nous disent les témoignages contemporains, 



84 LES « MIRACLES "DE NOTRE-DAME » 

chacun des nouveaux disciples devait s'engager à 
recopier douze fois la règle franciscaine, ce code 
de l'humilité. Il est donc à peu près certain que 
les exemplaires de cette règle se sont multipliés 
par milliers. Et, d'autre part, il est non moins 
évident que, vu leur caractère, ces documents 
pieux. auront été l'objet de la sollicitude des frati. 
Nous serions ainsi fondés à croire qu'il existe 
encore aujourd'hui, de par l'Italie, de nombreux 
exemplaires de la règle de saint François, exem- 
plaires manuscrits datant du XIII e siècle. Il n'en 
est rien. C'est à peine si l'on en a retrouvé une 
demi-douzaine. Ce qui nous met en défiance à 
l'égard de la tradition manuscrite de la littérature 
médiévale. 

Pour en revenir aux Miracles de Notre-Dame, 
le fait que le codex Cangé nous en a conservé 
quarante sur quarante-deux est plus réconfortant 
que significatif. Je veux dire par là que nous ne 
pouvons tirer aucune conclusion touchant la dif- 
fusion de ce théâtre religieux. Tout ce que l'on 
est en droit d'inférer, c'est que les quarante mi- 
racles sont dus à plusieurs auteurs et qu'ils 
s'échelonnent sur la seconde moitié du XIV e siè- 
cle. Et il est aussi permis de croire, sur la foi 
de certaines mentions qui font allusion à un 
« couronnement », que ces miracles étaient des- 
tinés à rehausser l'assemblée d'une confrérie — 
ou Puy — dont les membres se réunissaient pour 
honorer la Vierge et qui avait son siège à Paris. 

* * * 



DANS LA LITTERATURE MEDIEVALE 85 

On a dit beaucoup de mal de ces miracles. Au 
point de vue littéraire, s'entend. Pour la plupart 
des commentateurs (qui, on me permettra bien 
de poser ce point d'interrogation, n'ont vraisem- 
blablement pas lu le recueil Cangé), il s'agirait 
de scènes décousues, sans originalité, sans inspi- 
ration; le style serait plat, les sentiments rudi- 
mentaires; et l'intention artistique ne se décèlerait 
guère que dans les rondels, motets ou chansons 
qui accompagnent le plus souvent l'apparition de 
la Vierge entourée de son cortège d'angelots. 

Reprenons, l'un après l'autre, chacun de ces 
griefs. 

Et, tout d'abord, il est assez vain de parler d'o- 
riginalité à propos des Miracles de Notre-Dame. 
J'ai protesté tout à l'heure contre une confusion 
des genres qui tendrait à mettre sur le même pied 
la littérature narrative des contes et légendes et 
la littérature destinée à la représentation publi- 
que. Il n'en est pas moins vrai que tout le cycle 
mariai roule autour d'un thème d'inspiration que 
nous aurons caractérisé en deux mots : Auxilium 
peccatorum. Le moyen âge s'appuie sur cette 
idée-force que la dévotion à la Vierge est une 
arme qui ne s'émousse jamais. Il semble, au con- 
traire, que plus grande soit l'offense, plus promp- 
te et plus diligente soit la Mère de Dieu dans son 
intercession. Les Juifs, les nonnes coupables, les 
empoisonneuses, les larrons de corde, tous seront 
sauvés du « AAaufait », parce qu'ils n'ont pas ou- 
blié, au sein des pires débauches, la pratique du 
chapelet, de la prière matinale, voire d'une simple 
invocation jaculatoire. 



86 LES « MIRACLES DE NOTRE-DAME » 

Or il est trop évident que nous n'avons pas 
attendu le XIV e siècle pour rencontrer les appli- 
cations littéraires, si l'on peut dire, d'un thème 
aussi universellement admis par la conscience 
chrétienne. Ce serait le lieu de remonter à Gautier 
de Coincy. Antérieur à Rutebeuf, Gautier a passé 
la plus grande partie de sa vie monastique dans 
les maisons bénédictines du Soissonnais. Il fut 
prieur de Saint-Médard. Quand il mourut, quand 
ses frères l'enterrèrent parmi les psaumes, der- 
rière le chœur de l'église abbatiale, Gautier lais- 
sait la réputation d'un dogmatiste intransigeant, 
d'un censeur sans indulgence pour l'humaine fai- 
blesse. Et pourtant, c'est ce moine rigide sous le 
froc et dans sa foi qui trouva, pour dire la bonté 
de Marie, des accents émus, des rimes fraîches. 
Ses Miracles de la Sainte Vierge (des miracles 
qui n'ont rien de scénique) ont été terminés vers 
1220. Et il en est de si jolis, parmi les quatre- 
vingts qui forment la guirlande! Et le plus joli, le 
plus ingénu de tous, c'est peut-être bien celui du 
pauvre moine qui n'en savait pas plus long que les 
gros grains de son patenôtre. Pareil au Frère 
Gaucher qui poussait ses vaches entre les arceaux 
du cloître, le moine de Gautier de Coincy avait le 
cœur tout .plein de dévotion, mais l'esprit aussi 
fin qu'une dague de plomb. Au bout de longs 
efforts et par méritoire patience, il avait réussi à 
composer, pour la Bonne Dame du Ciel, une sorte 
d'office qui était fait de cinq psaumes : et les ini- 
tiales de chaque psaume formaient toutes ensem- 
ble le nom de « Marie ». A sa mort, nous dit Gau- 
tier, 



DANS LA LITTERATURE MEDIEVALE 87 

Or trouvées furent encloses 
En sa bouche cinq fresches roses, 
Cleres, vermeilles et feuillues 
Com se fussent lors droit cueillues. 

On pourrait aussi évoquer le conte émouvant du 
Tombeur de Notre-Dame, qui n'est pas de Gau- 
tier de Coincy, mais dont l'inspiration naïve re- 
joint les plus heureuses trouvailles du Bénédictin 
du Soissonnais. 

J'en ai dit assez pour marquer que l'originalité 
n'a rien à voir dans l'appréciation que nous portons 
sur les miracles dramatiques du XIV e siècle. Dès 
lors qu'ils s'engageaient à développer le culte ma- 
riai, les auteurs acceptaient les données de la 
tradition. Cela n'a rien d'imprévu. La Vierge est 
la dea ex machina. A la scène comme dans le 
conte, c'est à elle qu'il appartient de provoquer le 
dénouement, de clore le drame. 

* * * 

Mais si Marie est le personnage essentiel, il 
s'en faut qu'elle joue le rôle principal. Les spec- 
tateurs du Miracle de Théophile ne me contredi- 
ront pas : c'est à peine si la Vierge intervient, 
chez Rutebeuf. Muette et hiératique, elle assiste, 
du haut du ciel bleu, aux cruels débats de cons- 
cience qui tenaillent le clerc en proie au Malin et 
à toutes les convoitises de l'or. Quand elle descen- 
dra de son trône pour répondre à la prière de 
Théophile, elle se bornera à prononcer quelques 
mots dont la sécheresse même n'est pas sans nous 



88 LES « MIRACLES 1DE NOTRE-DAME » 

décevoir. Et elle engagera, tout de suite après le 
vers fameux : 

Et je te foulerai la panse, 

un bref combat avec Satan, combat au cours du- 
quel elle se servira de sa grande croix en guise de 
lance, comme dans le croisillon nord de Notre- 
Dame de Paris. C'est quasiment un rôle muet : 
la Vierge règne, elle ne parle pas. 

Il en va tout autrement de Théophile. En vé- 
rité, les vrais héros des Miracles de Notre-Dame 
sont les pécheurs ou pécheresses qui obtiennent, 
au dénouement, l'intercession triomphante de, 
Marie. Et ceci m'amène à dire un mot de l'inspi- 
ration de ces drames religieux du XIV e . 

On s'est scandalisé des exagérations, des 
« exaspérations de folie mystique » (le mot est de 
Lanson) où se seraient laissé entraîner les pieux 
auteurs du recueil Cangé. Comme il arrive d'ordi- 
naire, les plus agnostiques se découvrent soudain 
les défenseurs les plus vigilants de l'orthodoxie 
catholique. Et c'est le même Lanson qui parle des 
« incroyables excès d'absurdité », de « la grossiè- 
reté, voire de l'immoralité des formes où se dégra- 
dait la noblesse essentielle du culte de la Vierge » ! 

Ne soyons pas, de grâce, plus catholiques que 
ces hommes du moyen âge pour qui la piété, piété 
forte et naïve, était une réalité vivante. En ce 
temps-là, on savait dire le mot et faire la chose; 
mais on savait aussi transporter sur le théâtre 
des combats spirituels toute la figuration, qui 
n'était plus seulement symbolique, de Dieu et des 



DANS LA LITTERATURE MEDIEVALE 89 

Anges, de la Vierge et des Saints du Paradis coa- 
lisés, pour la protection des fils d'Adam, contre 
les légions infernales. Dès lors, et si nous admet- 
tons que, dans cette lutte qui oppose la grande 
croix de Notre-Dame aux maléfices de Satan, la 
victoire sera d'autant plus décisive, plus con- 
cluante, que l'ennemi aura pris ses avantages sur 
le pécheur, il faut admettre du même coup que 
l'argumentation a fortiori est aussi le moyen 
d'édification le plus sûr. En présentant les victi- 
mes de Satan sous les traits les plus nous, en 
empruntant les couleurs du fabliau pour peindre 
les ravages de la chair et les prestiges de l'or, les 
auteurs de miracles n'avaient pas d'autre but que 
de faire éclater, par contraste, la toute-puissance 
de Marie. 

Des quarante miracles dont nous avons parlé tout 
à l'heure, il en est un surtout qui a le don d'exci- 
ter la vertueuse indignation des censeurs laïques : 
c'est le Miracle de la femme que Notre-Dame 
garda d'être arse (d'être brûlée). Il y est question 
d'une bourgeoise qui, soupçonnée à tort de nour- 
rir pour son gendre une passion coupable, ne voit 
d'autre remède à son triste cas que de faire étouf- 
fer le malheureux. Elle est convaincue de ce 
meurtre, traduite devant les juges, condamnée 
au supplice du feu. Or la Vierge l'arrachera aux 
flammes, en considération d'un sentiment de dé- 
votion qui fait regretter à la prisonnière de ne 
pouvoir se rendre à l'église le jour de la Purifica- 
tion. Comme le dramaturge a imaginé que Dieu 
lui-même intervenait pour donner à la servante de 
sa Très Sainte Mère le réconfort d'une messe, 



90 LES « MIRACLES DE NOTRE-DAME » 

comme la meurtrière sauvée du bûcher finira ses 
jours dans un couvent de nonnains, on a crié à la 
parodie bouffonne, à la farce de village. 

Encore une fois, il ne nous est pas loisible de 
juger les Miracles de Notre-Dame à travers les 
lunettes sans indulgence de notre goût moderne 
et d'une sensibilité réfractaire à l'anthropomor- 
phisme. L'idée mère de toute cette littérature ma- 
riale est une idée de consolation. Loin de la 
morale plus austère — plus rigide, du moins — 
des fils de saint Dominique, nous sommes tout 
près des fils de François d'Assise. D'autre part, le 
moyen âge se faisait volontiers de la Vierge et 
des saints une conception humaine. Le ciel des- 
cendait sur la terre. Et il faut avouer que la mise 
en scène des Mystères et des Miracles facilitait 
singulièrement cette transposition. On le voit bien 
dans la légende de la Sacristine, une des plus fa- 
meuses du moyen âge chrétien et dont M. Robert 
Guiette a recensé plus de cinquante versions (la- 
tines, françaises, italiennes, néerlandaises, germa- 
niques, orientales) antérieures à l'époque 
moderne. Marie n'hésite pas un instant à prendre 
la place de la nonne fugitive. Descendue de sa 
niche, elle remplit les humbles fonctions de sacris- 
tine, allumant les cierges, récurant la lampe du 
sanctuaire. Ainsi s'accréditait dans les masses 
pieuses cette idée que la vie monastique était une 
grande et belle vie, si grande et si belle qu'elle 
était de nature à solliciter les regards complai- 
sants de la Reine du Ciel. 

Il faut donc soigneusement se garder de tout 
commentaire indiscret touchant la qualité même 



DANS LA LITTERATURE MEDIEVALE 91 

de l'inspiration religieuse dans ces drames de la 
piété populaire et de la foi naïve. 

Il me souvient à ce propos d'un débat fort cu- 
rieux qui mit aux prises, lors d'une séance du 
Cercle de Philosophie et Lettres de l'Université 
de Liège, au lendemain même de la représentation 
des « Théophiliens », admirateurs et détracteurs 
de Rutebeuf. Pour ces derniers, le vieux poète 
français n'était qu'un barbare. On prétendait 
l'écraser par la comparaison avec un Eschyle, un 
Sophocle, un Aristophane. Et l'une des objec- 
tions les plus solides — en apparence, tout au 
moins — était formulée en ces. termes : « Mais 
votre clerc Théophile est un personnage odieux! 
Non seulement, il se détache de l'Eglise pour des 
motifs sordides de cupidité et de basse envie; 
mais il ne revient à résipiscence que par crainte 
de l'enfer. C'est pourquoi le héros du Miracle est 
un pauvre sire. Et je vous défends bien de vous 
intéresser à lui ! » 

L'argument était spécieux. Je n'eus pas de 
peine à le réduire à néant. « Oui, certes, répli- 
quai-je à mon contradicteur, le clerc Théophile 
n'est pas ce que nous appelons un personnage 
sympathique. Mais la thèse de Rutebeuf n'en de- 
vient que plus éclatante. De quoi s'agit-il? Il 
s'agit de rendre témoignage à la suprême Auxi- 
liatrice. Or, pour qui connaît la littérature ma- 
riale du moyen âge, ce témoignage sera bien plus 
probant si le bénéficiaire de l'intercession de la 
Vierge est aussi le moins recommandable des 
pécheurs. Et de ce que Théophile est, en effet, 
un individu assez louche, je tire argument, au 



92 LES « MIRACLES DE NOTRE-DAME » 

contraire, en faveur de l'intention édifiante, en 
faveur de la vis dramatica de ce drame du par- 
don, du pardon pour tous, même les plus vils, 
dans toutes les circonstances, voire les plus 
folles ». 

Comme quoi il est nécessaire de replacer une 
œuvre dans son climat historique avant de porter 
sur elle et sur son auteur un jugement tant soit 
peu averti. 

i 
* * * 

Mais il y a la question de l'art. Les Miracles 
de Notre-Dame, tels qu'ils nous sont parvenus 
dans le manuscrit Cangé, ont-ils une valeur litté- 
raire? 

Ici, il nous faut bien plaider coupable. Si l'un 
ou l'autre passage (surtout dans les scènes co- 
miques, car le comique intervient plus d'une fois) 
révèlent un souci artistique, un effort qui ne soit 
pas seulement un effort d'édification, il faut re- 
connaître que Rutebeuf n'a pas été dépassé. 
Nulle part dans ces quarante miracles échappés 
à l'oubli, on ne découvre ce sens de la technique 
littéraire qui caractérise déjà le poète du XIII e 
siècle. Que Rutebeuf ait appris les secrets de son 
art sur le carreau des écoles latines ou qu'il se 
soit formé par la fréquentation des jongleurs, ses 
frères en bohème, l'essentiel est qu'il ait su les 
jeux subtils de la rime et du rythme. 

Son rythme surtout est impressionnant. Il le 
crée lui-même, par une sorte d'anticipation ma- 
rotique. Car plus que Villon même, Rutebeuf 



DANS LA LITTERATURE MEDIEVALE 93 

s'est essayé aux jongleries prosodiques. Dans le 
Miracle de Théophile, il manie avec autant de 
bonheur de la strophe épique monorime (dans la 
scène de la repentance) et la strophe, plus effilée, 
en vers de six syllabes sur deux rimes (dans la 
prière à Notre-Dame). Mais je m'en voudrais de 
ne pas vous citer un échantillon de l'une et l'autre 
pièce. 

Hélas! chétif, dolent, que pourrai devenir? 
Terre, comment me peux porter ou soutenir, 
Quand j'ai Dieu renié et celui veux tenir 
A Seigneur et à maître, qui tous maux fait venir! 

Or ai Dieu renié, ce ne peut être tu ; 

J'ai délaissé le paume et fiai pris que la glu. 

De moi a eu la charte et le bref a reçu 

Le Malin; lui rendrai de mon âme tribut. 

Hé! Dieu, que feras-tu de ce chétif dolent 

Dont rame s'en ira en enfer le bouillant, 

Que les maudits iront dessous leurs pieds foulant? 

Ah! Terre, ouvre-toi donc, et va m' engloutissant! 

Sire Dieu, ,que fera ce dolent ébahi, 
Qui de Dieu et du monde est hué et haï, 
Et des maudits d'Enfer trompé, dupé, trahi, 
Dont je suis de partout chassé ,et envahi? 

Hélas! Que j'ai été plein de grand nonsavoir, 
Quand j'ai Dieu renié pour un petit d'avoir! 
Les richesses du monde que je voulais avoir 
M'ont jeté en tel lieu d'où ne mê puis ravoir. 

Satan, plus de sept ans, fai tenu ton sentier; 

Maus chants /n'ont fait chanter les ipins de mon chantier; 

De félonesse rente me paieront mes rentiers; 

Ma chair charpenteront les félons charpentiers. 



94 LES « MIRACLES DE NOTRE"DAME » 

Et voici le début de l'oraison Notre-Dame : 

Ma sainte Reine belle, 
Glorieuse Pucelle, 
Dame de grâce pleine, 
Qui le bien tious révèle, 
En besoin qui t'appelle, 
Délivré est de peine; 
Qui son cœur vous amène, 
Au perdurable règne 
Il aura joie nouvelle; 
Jaillissante Fontaine 
Et délectable et saine, 
A ton Fils me rappelle. 

En votre doux service 

Vous me fûtes propice, 

Mais trop tôt fus tenté. 

Par celui qui attise 

Le mal, et le bien brise, 

Suis trop mal enchanté; 

Donc me désenchantez, 

Car votre volonté 

Est pleine de franchise; 

Ou de calamités 

Sera mon corps doté 

Par devant la Justice. 

Dame sainte Marie, 
Mon courage varie, 
Prêt à ce qu'il te serve; 
Ou ne sera tarie 
Ma douleur ni guérie. 
Mais sera m' âme serve; 
Plus rien ne la préserve 
Si avant que m'énerve 
La mort, ne se marie 
A vous m'âme ravie. 
Souffrez que je desserve 
L'âme ne soit périe. 



DANS LA LITTERATURE MEDIEVALE 95 

Ce sont là les accents d'un vrai poète. Et vous 
aurez peut-être salué au passage des vers qui 
annoncent la ballade du Testament, la ballade 
de François Villon. 

Je le répète, il ne faut pas attendre des Mira- 
cles du XIV e siècle ce qu'ils ne pourraient nous 
donner : à savoir, une émotion d'art. Créés pour 
les réunions des Puys, qui sont avant tout des cé- 
rémonies religieuses, ils visent à entretenir le 
peuple dans une atmosphère de foi, de ferveur 
profonde. C'est leur originalité. Et c'est leur 
rançon. 

On peut rêver d'une littérature plus soucieuse 
des droits — ou des artifices — du bien-dire. 
Le moyen âge ne serait pas cette époque de foi 
spontanée, enfantine, qui nous enchante et qui 
nous déconcerte, — sans qu'il soit besoin d'ail- 
leurs de recourir aux sollicitations d'on ne sait 
trop quel romantisme impénifent, — si, à côté 
des cathédrales, chefs-d'œuvre de raison, il n'of- 
frait à notre curiosité sympathique ces miracles 
qui ne sont que des ébauches. Et qui sont, pour- 
tant, le témoignage miraculeusement conservé de 
la religion populaire et bourgeoise. 

* * * 

La Vierge des bonnes gens, dirait-on volon- 
tiers, parodiant un mot de Béranger, la Vierge 
des bonnes gens, voilà qu'elle ressuscite aux 
feuillets où l'encre s'est décolorée d'un manus- 
crit sauvé du naufrage! Elle n'a pas, cette Vier- 
ge des pauvres, les teintes éclatantes du vitrail. 



96 LES « MIRACLES DE NOTRE-DAME » 

Pas même ces tons d'or et d'azur qui ravissaient 
la mère de Villon, aux murailles des Célestins. 
Mais, grise et douce, elle garde le sourire con- 
solant de Celle qui pardonne, de Celle qui con- 
forte. 

Il vous est déjà arrivé d'entrer, au hasard 
d'une promenade, le soir, dans une humble église 
de faubourg. Une chapelle latérale est noyée 
d'ombre. Mais le scintillement de deux bougies 
met des reflets sur les roses qui fleurissent les 
pieds de Notre-Dame de Lourdes. Une Notre- 
Dame de Lourdes qui vient en droite ligne des 
bas ateliers d'un sous-Saint-Sulpice... Mais 
voyez! dans le coin le plus sombre de la chapelle, 
les yeux fixés sur la statue et sur les points d'or 
des bougies, une vieille femme est agenouillée. 
Elle ressemble à la maman de Villon. Peut-être 
son fils, comme Villon, l'a-t-il quittée, le mau- 
vais drôle, pour courir les chemins et les hasards 
et les filles folles?... Mais c'est son fils. Et la 
Vierge, dont les pieds sont fleuris de roses, c'est 
la Consolatrice des affligés, le Secours des pé- 
cheurs. La vieille maman retrouve sur ses lèvres 
qui tremblent les invocations de la litanie. Et 
l'humble église de faubourg devient, par la vertu 
de cette confiance et de cette oraison, l'anti- 
chambre du Paradis. 

Il ne faut pas juger autrement les Miracles de 
Notre-Dame. S'il leur manque la grâce littéraire, 
ils ont la fleur et le parfum. 



u. 

Littérature comparée 



OU EN EST LE PROBLEME 

DES ORIGINES 

DE LA LYRIQUE PROVENÇALE ? 

Le problème- des origines de la lyrique pro- 
vençale a soulevé, depuis quelque vingt ans 
surtout, des controverses fort vives. Le plus 
récent essai de synthèse que nous devions à la 
plume si autorisée d'Alfred Jeanroy (cf. La Poésie 
lyrique des Troubadours, 1934, t. I, chap. 1 er ) 
n'apporte point encore la solution définitive. 

Pour M. Jeanroy, « l'art des troubadours, poé- 
tique et musical », serait né « d'une étroite colla- 
boration entre un public de grands seigneurs 
animé de goûts littéraires et une classe de 
professionnels doués d'un esprit assez souple et 
inventif pour avoir pu s'adapter à ces goûts». 
La formule n'est guère qu'une transposition d'un 
passage souvent cité de l'épître qu'adressait au 
roi Alfonse X de Castille (1274) le troubadour 
Guiraut Riquier : « La jonglerie fut inventée par 
des hommes de sens et pourvus de quelque savoir, 
pour divertir et honorer la noblesse par le jeu 
des instruments. » A parler franc, elle n'apparaît, 
cette formule, ni chez Guiraut Riquier, ni même 
chez Jeanroy, fort soucieuse du détail. Sont al- 



100 OU EN EST LE PROBLEME DES ORIGINES 

léguées « des » circonstances de milieu, de mi- 
lieu social. Taine n'est pas loin. 

Par contre, s'il examine pourquoi cette litté- 
rature provençale a pris le caractère de l'exalta- 
tion de la domna dans une atmosphère d'amour 
interdit, sinon coupable, M. Jeanroy, qui, chose 
curieuse, se défend d'être sur ce point d'histoire 
aussi bien informé, développe une thèse autre- 
ment précise. Les « professionnels » de tout à 
l'heure seraient, à l'origine du moins, des sou- 
doyers, des sirvens : guerriers de fortune qui, 
« promenant de château en château une vie aven- 
tureuse et libre », auraient, les tout premiers, « avec 
une sincérité dont il nous sera à jamais impossible 
de mesurer le degré, élevé jusqu'à un art savant 
cette humble et inculte chanson d'amour qui ne 
manque à aucun temps et à aucun pays ». 

Nous ne trahirons pas, je pense, l'éminent 
provençalisant si nous écrivons qu'à son sentiment 
actuel, c'est à l'état social, économico-social 
(avec l'accent sur le facteur économique : pros- 
périté, goût du luxe et des plaisirs) des provinces 
du Midi au XI e siècle qu'il faut attribuer la 
constitution d'une classe de professionnels — 
les troubadours — qui chantent un service amou- 
reux, lui-même calqué sur le service féodal. 

Mais cette théorie n'emporte point tous les 
suffrages. 

Voici venir M. Scheludko, qui ferait volontiers 
remonter la lyrique courtoise à la poésie antique, 
surtout à Ovide. 

Voici, autre «latinisant», M. Brinkmann; 
mais ce dernier rejette l'influence de la littérature 



DE LA LYRIQUE PROVENÇALE ? 10 1 

classique. Pour lui, il tirerait argument de la 
connaissance que durent avoir les troubadours 
des vers des poètes humanistes sortis des écoles 
d'Angers : de ces capellani — les Marbode, les 
Hildebert de Lavardin, les Baudri de Bourgueil 
— qui, au début du XII e siècle, adressaient leurs 
hommages aux princesses angevines et norman- 
des. D'ailleurs, M. Brinkmann ne néglige pas de 
faire entrer en ligne de compte, à côté de cette 
poésie savante des moines et prélats humanistes, 
la poésie latine des goliards. 

Il conviendrait peut-être de rapprocher de ces 
deux explications par le latin (latin antique, la- 
tin médiéval) l'opinion de M. Rodrigues Lapa. 
Cet érudit portugais s'inspire des travaux ré- 
cents sur des problèmes de rythmique et de 
musique au moyen âge; et il croit pouvoir démon- 
trer que le schéma métrique et l'élément musical 
des plus anciennes compositions des troubadours 
furent tirés de l'art liturgique. 

La thèse des origines arabes a été défendue 
par une série de champions qui s'échelonnent de 
Burdach et de Ribera à A. R. Nykl et à Law- 
rence Ecker. 

Enfin, la dernière explication en date — et 
non la moins séduisante, à coup sûr — est celle 
de M. Reto R. Bezzola, lequel, au long d'un sa- 
vant mémoire qu'a publié le dernier numéro de 
Romania (avril 1940) sorti de presse avant la 
tourmente, assigne au premier troubadour Guil- 
laume IX d'Aquitaine, c'est-à-dire, pour parler 
comme les historiens, au facteur individuel un 
rôle capital dans l'élaboration de l'idéal courtois. 



102 OU EN EST LE PROBLEME DES ORIGINES 

* * * 

Entre tant d'opinions, contradictoires parfois, 
comment se décider?... 

Mais l'erreur ne consisterait-elle pas, précisé- 
ment, à vouloir se décider pour l'une seule, à 
l'exclusion des autres? Si, de ces différents spé- 
cialistes de la littérature provençale, M. Rodri- 
gues Lapa nous apparait comme le plus 
sympathique, c'est parce que, tout en mettant en 
valeur son intéressante découverte sur les origi- 
nes « liturgiques » de l'ancienne métrique des 
troubadours, il s'efforce de faire accueil dans sa 
propre synthèse à toutes sortes d'éléments où 
l'on retrouve, judicieusement dosés, le christia- 
nisme, la chevalerie, la culture antique, l'apport 
des troubadours eux-mêmes, voire cet élément 
populaire si cher autrefois à Gaston Paris. Nous 
verrons que la liste n'est pas exhaustive; on peut 
l'enrichir encore. 

En histoire littéraire, comme ailleurs, comme 
partout, nous mourons des systèmes fermés, des 
boucles que, savamment, l'on boucle, des cons- 
tructions rigides qui tout expliquent. Ainsi, ce fut 
le péché capital de Joseph Bédier que de préten- 
dre appliquer à toutes les chansons de geste sa 
théorie des routes de pèlerinage; et ses devanciers 
avaient eu tort de ne faire appel qu'aux canti- 
lènes; et ceux qui vinrent après lui et qui le com- 
battent n'ont pas raison d'insister, exclusivement, 
les uns sur les origines latines, les autres sur le 
substrat historique. Les cantilènes germaniques, 
la poésie latine, l'adjonction aux souvenirs his- 



DE LA LYRIQUE PROVENÇALE ? 103 

toriques d'un élément romanesque ou dramatique, 
la collaboration des moines et des jongleurs au- 
tour des sanctuaires : aucun de ces facteurs pris 
isolément ne suffit à rendre compte de « toute » 
l'épopée, de toutes les épopées françaises. Selon 
les cas d'espèce, tous ces facteurs conjugués — et 
d'autres encore (par exemple, l'élément celtique 
dans le Pèlerinage de Charlemagne) — ont pu 
concourir, qui plus qui moins, à la formation de 
tel climat particulier au sein duquel chacune des 
différentes épopées va s'épanouir avec son carac- 
tère propre. Et je n'ai pas mentionné le facteur 
le plus décisif, peut-être : la personnalité du 
poète, du jongleur. 

Nous aurions beaucoup fait pour élucider ces 
problèmes d'origines si nous avions renoncé, une 
fois pour toutes, à la manie d'user d'une seule et 
même clef pour tenter d'ouvrir toutes les portes. 

* * * 

Revenons à la formation de la lyrique courtoise. 

C'est M. Rodrigues Lapa, on y insiste, qui a 
le mieux saisi la riche complexité du problème, 
quand il déclare (in LiçOes de uieraiura ponu- 
guesa; época médiéval) : « Toutes les théories 
pâtissent d'un même défaut : « l'unilatéralité ». 
Toutes veulent réduire un phénomène compliqué 
à des lignes extrêmement sommaires ». Pour lui, 
il voit, dans la civilisation dont rend témoignage 
la poésie des troubadours, un phénomène de syn- 
crétisme. 

Bien qu'il écarte, pour des raisons assez discu- 



104 OU EN EST LE PROBLEME DES ORIGINES 

tables, le facteur arabe, le savant portugais parle 
d'or. Dire que la lyrique provençale participe du 
caractère de synthèse qu'offre la civilisation du 
Midi au XI e siècle, c'est dire qu'il faut élargir en- 
core l'explication trop strictement économico-féo- 
dale de M. Jeanroy. 

Pour notre part, nous ne négligerions aucun 
des éléments constituants de ce syncrétisme. 
Exception faite pour le facteur permanent, allégué 
autrefois par Fauriel, de la beauté du site, de la 
mollesse du climat. Ce facteur est, en effet, tout 
comme aux différents ciels de Provence, commun 
à l'Espagne et à l'Italie : aux rives méditerra- 
néennes, depuis toujours, le ciel bleu luit partout 
sur les mêmes olivettes... 

Mais nous ferions volontiers un retour vers la 
lyrique populaire. 

Gaston Paris, qui a écrit des pages char- 
mantes sur les fêtes de mai en l'honneur de 
Vénus, a peut-être eu tort d'appuyer sur les sur- 
vivances dans les campagnes des danses païennes. 
D'autre part, M. Jeanroy, trop prompt à écarter 
d'un revers de la main l'ancienne théorie des ori- 
gines populaires, est bien forcé de convenir — nous 
avons rappelé ce texte — que 1' « humble et incuHe 
chanson d'amour... ne manque à aucun temps et 
à aucun pays ». 

Au demeurant, la distinction entre sources 
savantes et sources populaires me paraît, le plus 
souvent, bien oiseuse. La vérité est que toute ex- 
pression poétique est, par définition, littéraire : 
mais tantôt réaliste, tantôt idéaliste, tantôt gros- 



DE LA LYRIQUE PROVENÇALE ? 105 

sière, tantôt précieuse, tantôt spontanée, tantôt 
conventionnelle d'après le milieu et d'après le 
goût de son auteur. 

La lyrique provençale est « devenue » — je sou- 
ligne ce mot — une lyrique raffinée, aristocratique. 
De quel droit interdirait-on qu'à côté d'elle ait 
vécu une lyrique populaire, pas inculte d'ailleurs, 
traditionnelle, dont les échos se perçoivent préci- 
sément chez quelques-uns des poètes de la toute 
première génération : les jongleurs — et non les 
troubadours — Marcabru, Cercamon, et dont le 
souvenir revivra dans certains genres plus objec- 
tifs et, vers la fin du moyen âge, au Nord de la 
France, dans une lyrique embourgeoisée? L'étude 
des origines de la lyrique portugaise et sans doute 
aussi l'étude des origines de l'école dite « sici- 
lienne » renforcent cette opinion qui est la plus 
plausible, qui tient compte, en tout cas, plutôt que 
du compartimentement artificiel des genres, de la 
nature même de la poésie et du tempérament des 
poètes. 

Il reste qu'avec l'évolution des mœurs et du 
goût et de la chanson, la lyrique provençale est 
allée du côté du raffinement : pour devenir un pur 
divertissement de château. Ce fut la condition de 
son art. Mais dans art il y a artifice. La chanson 
d'amour en mourra... 

Nous pouvons rassembler, maintenant, les élé- 
ments de notre synthèse. 

1° Le facteur économico-social. — C'est à partir 
du X e et surtout vers la deuxième moitié du XI e 
siècle que les barons du Midi se mettent à bâtir, 



106 OU EN EST LE PROBLEME DES ORIGINES 

à recevoir, à s'habiller, à vivre d'une vie élégante 
et facile. La tranquillité, toute relative d'ailleurs, 
du pays facilite ce goût du faste et de la monda- 
nité. Les Croisades et notamment l'enchantement 
de Constantinople y seront bien pour quelque 
chose, le mirage oriental. Tout se passe comme 
cela se passera pour les barons français de la fin 
du moyen âge, à quatre siècles d'intervalle, quand, 
au retour des guerres d'Italie, ils rapporteront, 
« dans leurs cervelles comme dans leurs fourgons » 
(Gustave Lanson), la Renaissance. On n'entasse 
plus; c'est mal porté : on prodigue. Pour le plai- 
sir, pour le plaisir de jeter l'or par les fenêtres, 
après l'avoir serré si longtemps dans les coffres 
bardés de fer. C'est alors que les moralistes croient 
devoir s'insurger contre la hardiesse des modes — 
manches démesurées, chaussures à longs becs — 
et contre l'extravagance des chevelures. 

Qu'on ne s'y trompe point, cependant : il ne 
s'agit pas d'une supériorité culturelle, comme on 
dit aujourd'hui, du Midi sur le Nord. Tout au con- 
traire. Les érudits, les clercs se trouvent au Nord 
de la Loire. Les écoles de la Loire et de Chartres 
n'exerceront une timide influence au Midi qu'à 

partir de Guillaume III de Poitou (V comme duc 
d'Aquitaine), dit le Grand, l'aïeul du premier 
troubadour, et qui fait venir à Poitiers, à défaut 
de Fulbert de Chartres qui s'est récusé, le disciple 
préféré de celui-ci : Hildegaire. 

Le Sud oppose au Nord, plus « cléricalisé », une 
civilisation toute profane où la facilité des mœurs, 
et ceci aussi est à retenir, incline à tous les relâ- 



DE LA LYRIQUE PROVENÇALE ? 107 

chements : on ne compte plus les bâtards; divorces 
et répudiations s'étalent au soleil. 

2° Les influences cléricales. — Au XII e siècle, 
il existait, dans ces cours de la Loire qui commen- 
çaient de faire sentir leur rayonnement du côté du 
Poitou, une tradition qui remontait aux poètes ca- 
rolingiens : les Angilbert, les Théodulfe, les Wala- 
frid, les Sedulius, lesquels célébraient volontiers 
dans leurs vers latins les princesses et les impéra- 
trices dont ils espéraient la protection. A Poitiers 
même, cette tradition remontait, par delà les Caro- 
lingiens, jusqu'à Fortunat (VI e siècle), qui avait 
inauguré la mode des tendres messages poétiques 
aux religieuses. Or donc, dès les premières années 
du XII e siècle, un Marbode de Rennes, un Hilde- 
bert de Lavardin, un Baudri de Bourgueil, gens 
d'église plus ou moins mondains, dédient à leur 
tour à dec princesses lettrées qui sont, par exemple, 
la reine Mathilde (première femme de Henri I er 
d'Angleterre), ou Cécile : une moniale, ou Adèle 
de Blois (ces deux dernières, filles de Guillaume 
le Conquérant) des hommages en vers latins. 

Certes, M. Jeanroy a raison de remarquer que 
nous sommes encore loin de l'amour courtois à la 
provençale; et M. Brinkmann s'abuse étrangement, 
il nous abuse, quand il évoque, à ce propos, « les 
cours de Minnesinger ». Il reste que cette poésie 
cléricale, écrite en vers métriques, ne peut être to- 
talement passée sous silence, dès lors qu'on exa- 
mine dans son ensemble le problème des origines 
de la lyrique courtoise. 

Contrairement à l'avis de M. Jeanroy, je serais 



108 OU EN EST LE PROBLEME DES ORIGINES 

moins accueillant aux influences de la poésie 
goliardique. L'œuvre des goliards, d'ailleurs encore 
fort mal connue, est en passe de devenir la tarte 
à la crème de l'érudition contemporaine. Mais les 
principales pièces conservées, les Carmina Burana 
sont du début du XIII e siècle. Sans compter que 
cette poésie goliardique est, le plus souvent, d'une 
indigence morale et artistique que trahissent des 
facéties de ce tonneau : « Jam, dulcis arnica, venito 
in cubiculum », ou « Introibo ad altare Bacchi », 
ou « Tument veris ubera », et autres délicatesses... 
Mais je n'oublierais pas de rappeler, après 
M. Rodrigues Lapa, lequel a repris les études très 
poussées de Spanke, de Gennrich, de Ph. A. Bec- 
ker, que les formes les plus anciennes, c'est-à-dire 
aussi les plus simples de la poésie des troubadours 
(du type aaa) dérivent du conductus latin et que 
celles, plus compliquées, qui viennent après sem- 
blent s'inspirer des modèles hymniques du Tro- 
paire de Saint-Martial de Limoges. 

3° La culture antique. — Sur ce point nous se- 
rons plus bref. Sans doute, la passion-maladie 
dont font confidence les élégiaques latins (songez 
au titre même du recueil d'Ovide : les Remédia 
Amoris) n'a pas grand-chose à voir avec le culte 
tout formaliste que le troubadour voue à sa dame. 
N'empêche que la connaissance d'Ovide, des mé- 
taphores ovidiennes, de l'habitus amoureux ovi- 
dien ne saurait être niée. Elle apparaît avec des 
motifs comme ceux de la discrétion en amour, du 
rêve, etc. Elle sera d'autant plus marquée que le 
poète est plus cultivé; et c'est le cas, par exemple, 



DE LA LYRIQUE PROVENÇALE ? 109 

de Folquet de Marseille. Il semble bien, d'ailleurs, 
que cette connaissance de l'élégiaque latin ne dé- 
passe pas, sauf cas exceptionnels, les passages 
des Florilegia lus dans les écoles du moyen âge. 

4° La poésie arabe. — Bien que M. Rodrigues 
Lapa n'y croie guère, bien que l'on ait abandonné 
l'hypothèse qui faisait dériver les formes métriques 
de la chanson provençale du zéjel andalou, la thèse 
de l'influence arabe ne laisse pas d'être fort sédui- 
sante. 

Je sais qu'avant le XII e siècle, lés relations 
entre le monde musulman et le monde chrétien ont 
été plutôt hostiles, en Espagne comme en Orient. 
Mais il paraît incontestable, pourtant, que, par 
l'intermédiaire des populations chrétiennes de 
l'Espagne conquise et de l'Asie musulmane, par les 
Juifs, par les prisonniers faits de part et d'autre, 
il dut y avoir des échanges « culturels ». Les Croi- 
sades auront joué, une fois de plus, un rôle de pre- 
mier plan. 

Malheureusement, la poésie arabe des X e et XI e 
siècles a subi des pertes cruelles; et il devient mal- 
aisé, pour ne pas dire impossible, de résoudre un 
problème de littérature comparée dont manquent, 
d'un côté au moins, les données essentielles. Les 
arabisants auraient à exhumer, si ce n'est pas leur 
demander la lune bleue, les documents 

Contentons-nous de mettre ici l'accent sur la dif- 
férence du traitement — une différence énorme — 
qui est fait à la femme dans l'Islam et dans la ci- 
vilisation chrétienne. Non sans souligner, par con- 
tre, en toute honnêteté, que cette domna « au corps 



110 OU EN EST LE PROBLÈME DES ORIGINES 

tendre, gras et lisse », aux charmes inaccessibles, 
que chante le troubadour n'évoque pas trop mal 
la belle favorite au harem jaloux de quelque émir 
sarrasinois. 

C'est surtout chez le poète de cour Ibn Hazm, 
vizir du calife de Cordoue, l'auteur du Collier de 
la Colombe (vers 1032), qu'est développée cette 
conception de l'amour pour une femme qu'on n'a 
jamais vue; et l'on trouve aussi chez lui les motifs 
de l'amant craintif dans ses exigences, de l'insuc- 
cès de la quête amoureuse, voire de la froideur de 
la femme aimée. On a, de plus, fait remarquer que 
le lausengier (le jaloux) des Provençaux fait pen- 
ser au washi des Arabes. Par contre, il n'est trace, 
ni chez un Ibn Hazm, ni chez un Ibn Quzmân, du 
vasselage amoureux; et le motif de la joy d'amour, 
de l'amour qui ennoblit, si décisif chez les trouba- 
dours, est à peine attesté chez les Arabes. 

Noterons-nous encore, dans la colonne des ar- 
guments contra, que pas un mot du vocabulaire 
poétique, de la technique musicale n'a passé de 
l'arabe dans les langues romanes? 

En vérité, l'étude objective de ce problème de 
littérature comparée révèle, à maints tournants, 
combien il peut être périlleux de se fonder sur des 
rapprochements accidentels. Tout est dans tout. 
C'est ainsi que le contraste entre la beauté de la 
nature, d'une part, et la douleur du poète amou- 
reux, d'autre part, date de temps immémoriaux. 
Olympio n'a rien inventé, mais il n'a pas eu besoin 
de faire le plagiaire... L'attitude de l'amant en 
face de la femme aimée engendrera fatalement, 



DE LA LYRIQUE PROVENÇALE ? 111 

dans toutes les littératures quelles qu'elles soient, 
des ressemblances. 

On avait aussi pensé à l'origine arabe du 
senhal masculin (le senhal est un faux nom) pour 
désigner la femme aimée. Le subterfuge du signa- 
lement conventionnel apparaît déjà dès l'antiquité; 
songez aux noms empruntés à la pastorale : Chlo- 
ris, ou au grec : Lydia. Mais ce qu'il faut remar- 
quer, c'est que les Arabes emploient, depuis le 
X e siècle, quand ils parlent de l'amante, exclusive- 
ment des formes grammaticales masculines si le 
nom de la femme ne figure pas lui-même dans la 
phrase. Rien de pareil chez les Provençaux, où le 
senhal masculin (Bel Vesi, par exemple) doit re- 
monter à la personnification d'une qualité attribuée 
à la domna, laquelle est alors identifiée avec cette 
qualité. Que si la domna s'appelle, d'aventure, mi 
doms (mon seigneur), nous aurions plutôt affaire 
à une transposition dans le domaine amoureux des 
appellations et usages du vasselage féodal. 

5° Le facteur féodal. — M. Jeanroy appuie peut- 
être indiscrètement; mais il ne conviendrait pas de 
sous-estimer ce facteur. 

Pourquoi la poésie des troubadours fixe-t-elle 
un de ses principaux motifs d'inspiration sur le 
servage amoureux ? pourquoi ?... Pareil stéréo- 
type dans le retour de la formule ne peut représen- 
ter une image tout à fait fidèle de la vie réelle. 
D'un autre côté, tout thème poétique, du moment 
qu'il existe, qu'il persiste, suppose un grain de sin- 
cérité. Ce grain, la part du réel, ne faudrait-il point 
l'aller chercher dans l'assimilation du service 



112 OU EN EST LE PROBLEME DES ORIGINES 

amoureux au service féodal? Le troubadour est 
l'homme-lige de sa dame, laquelle est son sei- 
gneur : son doms, j'y reviens. Et l'on n'a plus qu'à 
imaginer, avec M. Jeanroy, le rôle, dans le déve- 
loppement de cette poésie de château, des sirvens... 
C'est la part de la chevalerie. Et c'est, encore, 
une circonstance de milieu, de moment. 

6° Le facteur individuel. — Il m'a toujours paru 
prépondérant dans la genèse de l'œuvre d'art. 
Tous les systèmes, les plus ingénieux soient-ils, 
se laisseront uniformément détraquer par ce fa- 
meux grain de sable : la personnalité du poète, de 
l'artiste, du créateur. Oui, les troubadours se res- 
semblent : mais comme ils diffèrent aussi! Quelle 
distance entre un Bernart de Ventadour, passionné 
et sincère, et ce Bernart Marti, cynique et profiteur! 

En abordant ici l'étude du facteur individuel, 
nous songeons surtout à ce Guillaume IX d'Aqui- 
taine, le premier des chanteurs d'amour. L'étude 
à la fois historique, psychologique et littéraire que 
vient de lui consacrer M. Reto R. Bezzola offre un 
bien joli démenti à cette assertion de Jeanroy : 
« De ce poète à double face..., quel était le véri- 
table visage? Je ne m'attarderai pas à cette recher- 
che, qui aurait peu de chances d'aboutir ». 

Avant de suivre M. Bezzola dans son élégante 
hypothèse, faisons remarquer que le facteur indi- 
viduel n'élimine pas, il s'en faut, le jeu des cir- 
constances de temps et de milieu. Nous allons, au 
contraire, passer en revue les différents facteurs 
examinés jusqu'ici; et nous montrerons que cha- 



DE LA LYRIQUE PROVENÇALE ? 113 

cun, tantôt plus, tantôt moins, doit avoir joué, peut 
avoir joué dans le chef de Guillaume IX. 

a) Le facteur économico-social. — Successeur 
d'une brillante lignée de comtes de Poitou et ducs 
d'Aquitaine (Guillaume est VII e comme comte de 
Poitiers, IX e comme duc d'Aquitaine), le premier 
troubadour, après une Croisade assez malheureuse 
en Terre sainte (mars 1101 — octobre 1102), pas- 
sera ses dernières années — il devait mourir, le 
10 février 1126, âgé de 54 ans — au sein de la 
prospérité. Fastueux, prodigue même (« cum esset 
in expensis profusior », dit un chroniqueur), il va 
de noces en festins et d'aventures galantes en au- 
tres aventures (« erat nempe vehemens amator 
fœminarum »), toujours prêt à chanter sur le mode 
gaillard de plaisantes facéties. Nous sommes 
bien dans ce climat, évoqué tout à l'heure, où la 
richesse favorise toute licence. 

b) Les influences cléricales. — Si les relations 
de Guillaume avec l'Eglise furent en général très 
tendues (excommunié par Pierre II, évêque de 
Poitiers, qu'il fit du reste jeter en prison, il eut 
avec l'évêque d'Angoulême, à cause de sa liaison 
coupable avec la vicomtesse de Châtellerault, une 
scène de violence, d'autres démêlés tout aussi vio- 
lents avec les évêques de Limoges et de Saintes), 
il n'en est pas moins vrai que le duc connaît les 
prélats-poètes de la Loire. Il devait même redouter 
leur concurrence auprès des nobles dames, puis- 
qu'on trouve chez lui, pour la première fois sans 
doute, l'invective qui deviendra classique au moyen 
âge contre la femme qui « fait un grand péché 



114 OU EN EST LE PROBLEME DES ORIGINES 

mortel en n'aimant pas un loyal chevalier, mais un 
moine ou un clerc ». „ 

D'autre part, Guillaume est l'abbe laïque de 
Saint-Martial de Limoges, dont il doit connaître 
le Tropaire, si l'on s'en rapporte à l'évolution stro- 
phique de ses propres poèmes. 

Dans l'hypothèse où il aura entendu chanter des 
compositions goliardiques, ce qui est difficile a 
prouver vu l'absence de textes datés de cette épo- 
que, il aura dû être plus que d'autres sensible a 
leur hardiesse. 

c) La culture antique. — Le duc connaît Ovide, 
sinon dans le texte, du moins dans les motifs du 
gardador, de la discrétion en amour, de / obediensa 

courtoise. , 

d) La poésie arabe. — Le croise de 1101 n aura 
pas rapporté d'Orient rien que des souvenirs mili- 
taires. Il e*t significatif, en tout cas, de noter que 
le premier troubadour ne commence de chanter 
qu'au retour de Jérusalem. 

e) Le jacteur féodal. - On aurait mauvaise 
grâce d'insister : nul plus que ce grand seigneur 
n'incarne le type du baron du moyen âge. 



* * * 



La thèse de M. Bezzola — revenons-y — a le 
vif mérite de partir de l'étude du texte. 

Tous ceux qui ont examiné les poésies de Guil- 
laume IX ont été frappés par le changement de ton 
qui se marque à partir d'un certain moment C est 
ce qui avait fait dire à Pio Rajna : « il poetabi- 
fronte ». « Tournons la page », convient lui-même 



DE LA LYRIQUE PROVENÇALE ? 115 

M. Jcanroy, lequel finit d'analyser les premières 
chansons, cyniques et fanfaronnes : « nous lirons 
des vers tendres et délicats, d'une décence presque 
irréprochable, et faits évidemment pour un autre 
public » (c'est moi qui souligne). 

Et il est vrai, en effet, qu'il y a un monde entre 
la chanson III, par exemple (Companho tant ai 

aguîz d'avols conres), qui défie l'analyse même la 
plus voilée, et cette étonnante chanson IV dont la 
6 e strophe suppose déjà tout l'idéal de l'inaccessi- 
ble domna (Ane non lavi e am la fort...). Que 
dire alors d'une chanson comme la chanson VII, 
qui, née sous le signe déjà conventionnel d'une 
entrée du printemps, va développer le thème de la 
courtoisie au service de l'amour et de la dame? de 
la chanson VIII, où l'amoureux proteste de sa fi- 
délité immuable, où il compare cette fidélité à celle 
du vassal envers son seigneur? de la fameuse chan- 
son IX, surtout (Moût jauzens me prent en amar), 
qui est l'exaltation toute mystique du thème de la 
joie d'amour?... 

Or cette étonnante métamorphose, M. Bezzola 
va l'expliquer le plus naturellement du monde : par 
l'effet du contre-coup que dut exercer sur Guil- 
laume la prédication de Robert d'Abrissel. 

Qui est Robert d'Abrissel? Un ascète breton, 
sorte de Raspoutine — les vices en moins — des 
dernières années du XI e siècle. Dans ses prédica- 
tions, il aimait à se déclarer l'ennemi des adul- 
tères et de toute luxure. Vers 1100-1101, il fonde, 
dans la vallée de Fontevrault (Maine-et-Loire), 
au nord de Poitiers, des communautés où les fem- 
mes sont en majorité. Robert d'Abrissel se targue, 



116 OU EN EST LE PROBLEME DES ORIGINES 

d'ailleurs, de convertir surtout leo femmes. Au soir 
de sa carrière apostolique, il déclarera, d'après sa 
Vita, auctore Andréa, que tout ce qu'il a entrepris, 
il l'a entrepris « pour les religieuses ». Et cette 
glorification de la femme a, il faut bien le dire, 
quelque chose d'inouï à l'époque. Qui plus est, pour 
gouverner la Congrégation de Fontevrault, les 
couvents de nonnes et de moines, le fondateur 
fera choix, non d'un abbé, mais d'une abbesse; or 
cette abbesse sera une « femme mariée » (rappe- 
lons-nous que la domna de la lyrique courtoise 
est, par définition, mariée elle aussi), symbole de 
Marie, mère de Jésus, à laquelle devaient obéir 
tous les premiers fidèles, y compiis Jean l'Evangé- 
liste. 

Fontevrault connut un succès sans précédent, 
surtout dans la société aristocratique. S'y rendirent 
en foule les beautés les plus fameuses du siècle, 
les plus nobles dames, voire d'illustres pécheres- 
ses : comme Bertrade de Montfort, l'ex-maîtresse 
du roi Philippe I er . Parmi les adeptes de Robert 
d'Arbrissel, il faut citer les deux épouses succes- 
sives de Guillaume IX : Ermengarde et Philippa; 
la seconde prit le voile en même temps que la fille 
qu'elle avait eue du duc : Audéarde. Il paraît 
impossible que Guillaume n'ait pas été ébranlé par 
ces événements. D'autant, nous le savons, que Ro- 
bert d'Arbrissel exerçait sur son entourage immé- 
diat, par l'entremise, entre autres, d'un certain 
Fouchier, une influence indéniable. 

Au début, le duc essaie de crâner. Il couvre de 
ses sarcasmes — c'est l'ère des chansons cyniques 
— les Fontevristes; il raille les femmes qui se lais- 



DE LA LYRIQUE PROVENÇALE ? 117 

sent courtiser par les clercs, ce qui est déjà une 
façon d'accuser le coup. Puis, un revirement se 
fait en lui. Non qu'il se déclare prêt à rendre les 
armes : bien au^contraire. Il veut, simplement, 
battre « la concurrence » sur son propre terrain. 
C'est alors que — « conception géniale », dit M. 
Bezzola; et nous serions assez disposé à sous- 
crire à cette afirmation — au culte tout ascétique 
de Fontevrault le premier troubadour opposera le 
thème de la dame inspiratrice de courtoisie, de 
toute vertu. 

La thèse est, ici, à peine esquissée. Développée 
comme il se doit, elle emporte notre adhésion. 

Ainsi donc, le facteur individuel — s'il s'ajoute, 
bien entendu, aux circonstances de milieu et de 
temps — rend compte de tout. Il élucide même un 
problème que ni Jeanroy, ni Rajna, ni les autres 
n'avaient résolu, eux qui étaient amenés, en pré- 
sence de la perfection du formulaire amoureux de 
Guillaume, à supposer au « premier troubadour » 
connu une lignée de prédécesseurs. Pio Rajna fai- 
sait volontiers allusion à deux passages (chanson 
VI et chanson VII) où le poète aurait vanté l'art 
de son atelier, la mesure et la mélodie de ses stro- 
phes. Mais rien n'indique que Guillaume ait été 
devancé dans la voie qu'il vient de se tracer; et ces 
strophes, ne conviendrait-il pas de les traduire, 
tout uniment : « Je suis aussi capable que vos 
clercs de faire des vers réguliers et bien chan- 
tants»? Ce qui nous ramènerait à l'antagonisme 
allégué plus haut. 

Pour le surplus, cette longue discussion touchant 



1 f8 OU EN EST LE PROBLEME DES ORIGINES 

le problème des origines de la lyrique provençale 
n'a d'autre mérite que de nous faire toucher du 
doigt, avec la complexité des problèmes, le danger 
des solutions simplistes. Paraphrasant M. Bezzola, 
je dirais volontiers : Ni la poésie classique de 
l'antiquité, ni les compositions des capellani de la 
Loire, ni les productions goliardiques, ni la poésie 
arabe n'offrent le modèle de la poésie des trouba- 
dours. Les éléments qui leur sont communs avec 
celle-ci sont nombreux; elles lui en ont certaine- 
ment fourni quelques-uns. Mais aucune de ces 
sources n'aurait suffi à produire cette image de 
la domna lointaine et désirée. Cette image est née 
au Sud-Ouest de la France, aux environs de l'an 
1100, la complicité aidant du milieu social, par 
l'intuition géniale d'un authentique poète qui, en 
réaction dépitée contre l'ascétisme contagieux de 
Fontevrault, eut le don d'exprimer les aspirations 
d'une société courtoise, consciente des valeurs 
spirituelles qu'elle pouvait créer, une fois délivrée 
de la tutelle de l'Eglise. 

Cette explication, j'en conviens, ne lève pas en- 
core les derniers doutes. Mais, du point de vue 
historique et du point de vue psychologique, elle 
est de l'origine de la chanson provençale la plus 
parfaite « actualisation ». Préparée par toutes les 
influences dont il a été fait état, la lyrique cour- 
toise devient ainsi l'expression « actuelle » du 
sentiment amoureux, au début du XII e siècle, dans 
le Midi. Ce sentiment lui-même est vieux comme 
le monde. Mais à cette époque et dans ce milieu, 
les événements historiques aidant de l'institution 
de la chevalerie et des Croisades d'Espagne et 



DE LA LYRIQUE PROVENÇALE ? 119 

d'Orient, le fait économique s'y ajoutant de la dou- 
ceur de vivre au sein de la richesse, les influences, 
aussi, se faisant sentir de la littérature classique et 
de la poésie latine du moyen âge, il est naturel que, 
pour le grand amoureux et le grand féodal que fut 
Guillaume IX, la chanson d'amour ait pris telle 
forme; car son meilleur mérite réside, plutôt que 
dans l'esprit, dans la forme : dans « les formes ». 



LES SOURCES ITALIENNES DE LA 
LEGENDE DE TANNHAUSER 

La légende de Tannhàuser, telle qu'elle nous a 
été rapportée par ce « lied » allemand du XVI e 
siècle qui semblait à Henri Heine le plus beau dia- 
logue d'amour après celui du Cantique des canti- 
ques, n'est pas une légende spécifiquement germa- 
nique. 

Richard Wagner en a fait l'argument du drame 
lyrique bien connu; il a repris à un autre poème 
allemand, plus ancien de trois siècles : la Dispute 
poétique de la Wartburg, quelques épisodes du 
premier et du troisième acte et le second acte tout 
entier. Chez Wagner, le contraste entre l'amour 
idéal et l'amour charnel, qui dans le vieux « lied » 
avait une tout autre forme, prend esprit et corps, 
non seulement dans le personnage de Tannhàuser, 
mais aussi dans celui de Vénus et dans celui d'Eli- 
sabeth : dans la déesse de l'amour qui a séduit, 
au fond de la caverne de la montagne, le chanteur 
passionné; et dans la sainte qui, sacrifiant à Dieu 
son propre amour pour le réprouvé, rachète enfin 
celui-ci et le sauve. Mais la légende, si elle en ac- 
quiert un intérêt et une force dramatique étranges, 
y perd sous le rapport de la pureté. Revenons à 
notre récit du XVI e siècle. 



DE LA LEGENDE DE TANNHAUSER 121 

Tannhauser est donc entré dans la montagne 
de Vénus, et il y a passé une année pleine de dé- 
lices; mais voici qu'il se rend compte de son état 
de péché : il veut sortir et aller demander pardon 
au pape. La déesse lui refuse le congé qu'il de- 
mande : « Pense à ma bouche rouge qui rit à toute 
heure du jour... » Pourtant, elle finit par consen- 
tir à le laisser partir; mais elle lui recommande de 
célébrer partout ses louanges et « de se tenir 
éloigné de tout qui est chenu ». Et Tannhauser 
s'en va à Rome, se confesser au pape Urbain IV. 
Il est tout prêt à toutes les pénitences. Or voici que 
le pontife, montrant son bâton pastoral, lui dit du- 
rement que le pécheur ne peut être pardonné avant 
que ce bâton n'ait refleuri. Le chevalier se déses- 
père : « O Marie, ma Mère, ô Vierge pure, il me 
faut donc me séparer de toi!...» Et Tannhauser 
s'en retournera à la montagne de Dame Vénus, 
pour sa perdition éternelle. Prodige! Trois jours 
plus tard, le bâton du pape a reverdi, manifestant 
ainsi la volonté de Dieu que tout acte de repentir 
mérite le pardon. Mais quelles que soient les re- 
cherches entreprises sur l'ordre du pontife, du 
chevalier on ne retrouve plus trace; c'est pourquoi 
le pape Urbain IV en personne sera damné, à son 
tour, pour l'éternité. 

Telle est la légende allemande. 

De cette légende, nous n'avons pas, en Alle- 
magne, le moindre vestige avant le poème de 
Hermann von Sachsenheim sur le Venusberg, 
poème composé en 1453. Quant à l'épisode spéci- 
fiquement germanique du bâton qui refleurit, il 
n'apparaît que trente ans plus tard, dans le récit 



122 LES SOURCES ITALIENNES 

du Dominicain Félix Faber. En fait, cet épisode 
manque à la légende italienne de la Sibylle, lé- 
gende qui correspond assez exactement à celle de 
Vénus et de Tannhàuser, avec, en plus, quelques 
détails « italiques ». De cette légende d'Italie, nous 
possédons une version antérieure d'un demi-siècle 
au poème de Sachsenheim : dans le Guerin Mes- 
chino, d'Andréa da Barberino. 

Guerin Meschino est un roman que lisent encore 
aujourd'hui, avec ferveur, les paysans d'Italie : à 
cause de toutes les merveilles qui y sont contées, 
et surtout à cause des prodigieuses aventures que 
le Meschino eut avec l'enchanteresse Alcine, dans 
la grotte de Norcia. Cette ascension de Guerino à 
la montagne de la Sibylle, au-dessus de Norcia, 
notre excellent messer Andréa ne l'avait pas ima- 
ginée de toutes pièces. C'est que, dans la région des 
Monts Sibyllins, entre Norcia et Ascoli Piceno, 
courait le bruit, de son temps déjà, que la Sibylle 
avait, dans une grotte située tout au sommet de la 
montagne, son royaume plein d'enchantements, 
avec des salles dorées aux portes de métal et aux 
lambris de pierres précieuses, royaume tout peuplé 
de belles femmes et de gentils cavaliers, royaume 
où l'on ne pouvait séjourner au delà d'une année, 
sous peine de n'en jamais plus sortir, sinon pour 
la damnation éternelle, le jour du jugement. Les 
indices ne manquaient pas de l'origine infernale de 
ce « paradis » : et c'est ainsi que, d'après la lé- 
gende, chaque semaine, toutes les habitantes et la 
reine elle-même étaient converties en serpents ou 
en autres animaux venimeux, quitte à sortir de ces 



DE LA LEGENDE DE TANNHAUgER 123 

métamorphoses plus belles et plus séduisantes 
qu'auparavant. 

Andréa da Barberino a raconté comment un 
aventurier, Guerino dit /'/ Meschino, en quête de 
son père, se mit en tête de consulter la prophétesse 
qui habitait la montagne de Norcia. Bien que tous 
prétendissent l'en empêcher, Guerino persista dans 
son dessein. Cette prophétesse avait, au témoi- 
gnage de messer Andréa, « le teint des plus suaves, 
des formes affriolantes, un langage fascinant ». Il 
ne lui fallut pas longtemps pour séduire le visiteur. 
« Il l'accompagna jusqu'à son lit », continue le nar- 
rateur; « et tandis qu'elle était couchée auprès de 
lui, elle pensait au moyen de le précipiter dans le 
péché. Et vraiment, Guerino, en la voyant toute 
proche, si belle et si voluptueuse, sentit s'enflam- 
mer son cœur et ses sens...» Que va-t-il arriver? 
Tout simplement ceci : que Guerino, cavalier plein 
de foi, résiste à toutes les tentations de son désir et 
les repousse toutes. Le pape devra donc bien lui 
pardonner, puisque, s'il a fait montre d'une témé- 
rité coupable, l'aventureux s'est cependant gardé 
pur, même dans des circonstances où il eût été 
presque naturel qu'il succombât. 

Quelques années après le récit d'Andréa da Bar- 
berino, soit le 18 mai 1420, un écuyer français, 
Antoine de La Sale, grand aventurier devant l'E- 
ternel, fit à la Sibilla, non par la route occidentale 
(Norcia-Castelluccio-Balzo Borghese), suivie par 
Guerino, mais par la route de l'Est ou du versant 
adriatique (Montemonaco-Collina), une visite mé- 
morable. Devenu plus tard précepteur de Jean de 
Calabre, fils du bon roi René, le vieux courtisan 



124 LES SOURCES ITALIENNES 

devait écrire, à la requête de la duchesse Agnès de 
Bourbon, belle-mère de son élève, une relation fort 
i plaisante de son voyage sur l'Apennin. 

Le texte du voyage d'Antoine de La Sale à la 
Sibilla nous a été conservé dans deux manuscrits : 
l'un se trouve à la Bibliothèque Royale de Bruxel- 
les; l'autre, dédié à Agnès de Bourbon, repose dans 
la riche « librairie » du Musée Condé, à Chantilly. 
Ce dernier codex, orné de miniatures, outre qu'il 
présente tous les caractères d'un original, se si- 
gnale par une particularité du plus vif intérêt. Une 
double carte géographique — ou plutôt un double 
dessin rehaussé de couleurs — nous montre, d'une 
part, « le mont du lac de la reine Sibille que aul- 
cuns disent le lac de Pilate », c'est-à-dire le Vet- 
tore, d'autre part, « le mont de la reine Sibille •», 
avec l'entrée de la grotte, le pertuis qui donne la 
lumière et le sentier en lacets qui, de Montemonaco, 
en passant par le hameau de Collina, conduit jus- 
que sous la « couronne » de la montagne. 

Ce précieux document, cinq fois centenaire, fut 
pour moi d'autant plus plein d'attrait que Gaston 
Paris, l'éminent romaniste français, parti de Spo- 
lète, en 1897, pour aller visiter la grotte, n'était 
pas arrivé à son but. Ainsi donc, je serais le pre- 
mier étranger à avoir refait, sur les traces du 
voyageur du XV e siècle, la promenade fameuse. 

Effectivement, le 26 août 1929, je pouvais con- 
templer, du haut de l'échiné d'un petit âne brun, 
les jeux de la nebbia sur les pentes de l'Apennin... 

* * * 



DE LA LEGENDE DE TANNHAUgER 125 

Montemonaco, avec ses façades brûlées par le 
soleil, sa couleur ocrée, fait penser à la tunique 
d'un Franciscain. Le moteur vrombit à l'altitude de 
mille mètres. Il y a un café dans ce petit village 
de montagne, une pharmacie, une agence de sel 
et de tabac. Plus bas, sur une vitrine, je déchiffre : 
« tailleur et barbier ». De fait, dans un coin de la 
boutique, on aperçoit le personnage qui cumule les 
deux métiers : il coud, jambes croisées, en équili- 
bre sur une table, tout en attendant le moment de 
savonner le client à la barbe dure de plusieurs 
jours. 

La route principale conduit au point culminant 
du pays. Ici se dressent, dominant une large es- 
planade, les vestiges de l'antique forteresse. Juste 
au centre, le mur s'est écroulé sur tout un pan. Il 
s'est ainsi formé comme une ouverture très vaste, 
en guise de proscenium, avec, pour portants, deux 
pierres restées debout et taillées le plus réguliè- 
rement du monde. Et derrière, comme à rideau 
levé, s'aperçoivent les montagnes : celle de la Si- 
bylle au milieu, le Vettore et le Priore sur les 
côtés. 

L'aspect de ces montagnes vous serre le cœur; 
le silence d'alentour, on dirait qu'il vous paralyse. 
Voilà donc, tout là-haut, ce mont de la Sibylle; 
voilà le Vettore, avec le lac de Pilate! C'est là-haut 
qu'ont surgi les cultes antiques et les légendes!... 
Nous partirons à la découverte du mystère. 

Mon guide m'avertit qu'en montagne, il ne faut 
jamais se hâter. 

— Chi va piano, va sano, lui dis-je. 



126 LES SOURCES ITALIENNES 

— C'est bien juste :... e va lontano, achève le 
montagnard. 

Nos mulets d'escorte, qui nous accompagnent, 
font dégringoler les pierres du sentier. Et il me 
semble que ce roulement de chute, aide à l'ascen- 
sion : comme si la montagne se désagrégeait sous 
nos pieds, comme si cédait la résistance de la 
déesse. J'ai dans ma poche le texte d'Antoine de 
La Sale; car je veux contrôler toutes les indications 
topographiques du manuscrit de Chantilly. 

Après de longs efforts, nous sommes arrivés au 
pied de la « couronne »-. La Sale dit qu'il s'agit 
d'une roche haute de cinq mètres environ, « taillée 
dans la montagne sur tout le pourtour ». C'est 
exact. Vue de loin, cette couronne peut donner 
l'impression d'une forteresse, voire d'un temple. 
Certes, tout ceci est fort caractéristique; et l'on ne 
peut croire qu'il s'agisse d'une formation natu- 
relle : pareille masse qui écrase la montagne en 
forme de coupole a dû frapper l'imagination. Nous 
rampons maintenant sur un sentier difficile. 
Comme il n'est pas possible de conduire les mu- 
lets plus avant, nous les avons laissés en pâture 
dans un petit pré. Pour franchir le passage de la 
couronne, il faut s'aider des mains et des pieds, 
certaines pierres semblant disposées tout exprès, 
à la façon d'un escalier. « Ce passage, raconte 
Antoine de La Sale, est bien suffisant à remplir 
de terreur le plus brave des mortels; car si, par 
mégarde, le pied lui manquait, personne, hormis 
Dieu, ne le pourrait sauver ». 

Et voici la grotte... 

Antoine de La Sale raconte comment il a péné- 



DE LA LEGENDE DE TANNHAUSER 127 

tré dans cette mystérieuse caverne. Par une ouver- 
ture en forme de triangle, il entra dans une 
chambre intérieure autour de laquelle courait un 
banc taillé dans la roche; et il eut l'occasion de 
jeter les yeux sur l'entrée d'un corridor souterrain, 
obstrué par un amas de pierres. Il n'a rien vu d'au- 
tre; et il se garde bien d'ajouter foi au récit d'un 
prêtre un peu fou, messer Don Antonio Fumato, 
lequel jurait son grand serment avoir pénétré à 
l'intérieur du corridor, jusqu'à un torrent qui se 
précipitait dans un gouffre et jusqu'à certaine 
porte merveilleuse qui ne cessait de s'ouvrir et de 
se fermer jour et nuit; de même Antoine ne fait 
aucun crédit aux témoignages de quelques jeunes 
gens de Montemonaco qui lui ont assuré avoir 
poussé jusqu'à un endroit où soufflait un vent si 
terrible que nulle force humaine n'aurait pu y ré- 
sister. Mais La Sale nous a laissé le souvenir d'une 
inscription gravée à l'entrée de la grotte : « Her 
Hans Wan Banborg intravit », inscription qui 
montre que l'endroit était connu et fréquenté par 
les Allemands. Allemand était ce médecin qui de- 
mandait au futur pape Pie II des nouvelles du 
Mont de la Sibylle; allemand cet Arnold de 
Harff, patricien de Cologne, qui, en 1497, voulut 
gravir la montagne dont il avait entendu parler 
dans son pays comme étant la montagne de Vénus. 
De quoi je conclus qu'une chose au moins est hors 
de conteste : à savoir que les Allemands eux-mê- 
mes, avant le fameux « lied », plaçaient le Venus- 
berg en Italie, dans le voismage de Norcia, 
confondant ainsi Vénus avec la Sibylle; d'autre 
part, jusqu'à cette époque, aucun endroit en Aile- 



128 LES SOURCES ITALIENNES 

magne n'avait encore été baptisé ni du nom de 
Vénus, ni de celui de la Sibylle. 

Pour retourner à mon expédition, je ne vis rien, 
dès le seuil, de fort extraordinaire : ce n'était là 
qu'une excavation dans la montagne. Sur la pierre 
en forme d'architrave qui surplombe l'entrée, 
quelques traces, rongées par l'humidité, de lettres 
entaillées. Le souterrain, qui m'intéressait le plus, 
était obstrué : le paradis fermé... 

Mais, l'année suivante, j'eus l'occasion de faire, 
en compagnie de quelques amis italiens, entre le 
15 et le 18 août 1930, une seconde visite, plus fruc- 
tueuse, à la grotte de l'Apennin. Notre petite troupe 
avait quitté Norcia dans la matinée du 15 août. 
Le 16, nous nous trouvions dans un campement 
de bergers, à l'altitude de 1800 mètres. Le 19 au 
matin, nous atteignions la grotte, vers les 8 heures. 
Quelle paix autour de la Sibylle, dans le voisinage 
du paradis!... 

La caverne était sens dessus dessous. De récents 
travaux d'exploration en avaient complètement 
modifié l'habitus. Masquée l'ouverture du sou- 
terrain. On distinguait quelques amas de pierres 
gluantes. Les fouilleurs inexpérimentés, vu la peine 
qu'ils s'étaient donnée, auraient peut-être réussi 
à découvrir quelque chose si, au lieu de prendre 
une mauvaise direction, ils avaient suivi avec plus 
de confiance le tracé de l'antique terrier. Un gros 
quartier de roche, que des bergers superstitieux 
avaient fait rouler autrefois devant l'ouverture, se 
trouvait complètement mis à nu; son aspect n'était 
pas celui d'une pierre de rapport. 

Mes compagnons et moi, nous commençâmes 



DE LA LEGENDE DE TANNHAUSER 129 

à déblayer le terreau tout autour de la grosse 
pierre. Et bientôt, en bas, vers la gauche, nous 
découvrîmes le souterrain. Après une heure d'ef- 
forts, nous avions pratiqué une ouverture profonde 
d'environ deux mètres. Le vide béait vers l'inté- 
rieur. Moi-même, m'aidant d'une torche, j'aperçus 
distinctement, tout au fond de notre excavation, le 
gouffre. Un d'entre nous crut même déceler un 
léger courant d'air en provenance de l'intérieur. 
Illusion?... Pourtant, celui qui affirmait ce détail 
a l'habitude des travaux de l'espèce. 

Afin de mieux nous rendre compte de la réalité, 
nous songeâmes à lier une pierre à l'extrémité 
d'une corde : notre intention était de pousser cette 
pierre dans le vide, pour mesurer la profondeur 
du gouffre. Une première pierre n'était pas assez 
peante pour tendre la sonde. Une seconde, de 
dimension plus respectable, n'entrait pas bien; 
nous la poussâmes, croyant vaincre la résistance 
du terreau tout autour: hélas! elle s'encastra dans 
le boyau, et il ne nous fut plus possible de la faire 
bouger... Vu le manque d'instruments idoines, il 
nous fallut bien nous convaincre de l'inutilité de 
nos efforts, abandonner les fouilles. Et c'est pour- 
quoi, un peu mélancoliques, nous reprîmes, bre- 
douilles, le chemin du retour. 

Je m'excuserais à peine d'avoir fourni tous ces 
détails sur les fouilles dans la Grotte de la Sibylle; 
car je crois le préambule nécessaire pour qui veut 
comprendre ma thèse sur les origines de la légende. 

* * * 



130 LES SOURCES ITALIENNES 

Antoine de La Sale connaît donc la légende de 
la Sibylle de Norcia, telle que la lui ont racontée 
les montagnards, le 18 mai 1420. 

D'autre part, la publication de Guerin Meschino 
remonterait à 1409. Ainsi donc, entre les deux ré- 
cits la distance est de onze années : délai suffisant 
pour qu'une légende chemine et se transforme. 

Si l'on compare les deux textes, l'on peut dire 
que, dans le Guerino, règne une sorte de simplicité 
qui est bien à l'écart de ces complications psycho- 
logiques que nous décelons déjà chez La Sale. 
Chez ce dernier, en effet, le héros entre dans le 
paradis, cède aux séductions de la reine, goûte à 
tous les plaisirs qui lui sont offerts; puis il se re- 
pent amèrement. Il s'enfuit de la grotte, pour aller 
demander pardon au pape; et, désespéré de n'a- 
voir pas été absous à la suite d'un regrettable 
malentendu, il rentrera définitivement dans la ca- 
verne, non sans avoir fait aux bergers de la mon- 
tagne l'adieu suivant : « Mes amis, sachez que je 
suis un chevalier coupable. Parce que je n'ai pu 
sauver la vie de l'âme, je ne veux pas perdre, du 
moins, la vie du corps ». 

Il y a, c'est trop évident, beaucoup de points de 
contact entre les deux narrations. Avant tout, le 
cadre, la localisation. La couronne du Monte délia 
Sibilla est décrite également par les deux auteurs. 
Les deux s'accordent sur ces points : que l'on 
entend dans la grotte le bruit d'un fleuve; que s'y 
trouvent de grandes portes de métal qui ne cessent 
de se fermer et de s'ouvrir; qu'y régnent deux dra- 
gons qui semblent vivants et qui sont pourtant arti- 
ficiels; qu'on y découvre des salles fantastiques, des 



DE LA LEGENDE DE TANNHAUgER 131 

fontaines et des jardins enchantés; et que le cava- 
lier sort de la grotte en portant dans sa main un 
cierge allumé, qu'il n'éteindra que lorsqu'il reverra 
la lumière du jour. 

On dirait que pareil récit, Barberino l'a entendu 
raconter directement de ce peuple de la montagne, 
qui est doux et timoré; on dirait d'une histoire 
encore toute fraîche, pleine de bon sens. Antoine 
de La Sale, par contre, aura dû recueillir la légende 
de la bouche de quelqu'un qui était déjà un peu 
plus exalté, de quelqu'un qui avait par endroits 
la larme à l'œil. Sans doute, la conclusion de son 
drame insiste aussi sur la faute du pécheur; mais 
il s'en dégage comme un élément de sympathie, 
qui imprègne d'ailleurs toute la narration. Au fond, 
nous découvrons, chez Antoine de La Sale, le sens 
de la piété humaine pour le cas du désespéré. 

Dans le Tannhàuser*, la légende a subi d'autres 
modifications. Le motif s'est accru d'éléments ly- 
riques et religieux. Le poète de l'amour, prisonnier 
de Vénus, s'exclame à un moment donné : « Les 
jours ne suffisent pas à assouvir mon cœur qui 
est demeuré mortel; je veux ma part des luttes de 
la terre ». En somme, Tannhâuser réclame la li- 
berté de vivre, à cause du besoin qu'il éprouve de 
souffrir en ce bas monde. Comme si la vie consis- 
tait vraiment dans un perpétuel renouveau des 
forces humaines, comme si la vie consistait dans 
le heurt des sentiments contradictoires. Ainsi l'hu- 
manité du personnage s'est singulièrement com- 
pliquée. Il s'évade de la grotte; il demande au pape 
son pardon. Et le pape, on se rappelle, se montre 
disposé à pardonner, mais à une condition : que 



132 LES SOURCES ITALIENNES 

sa crosse pastorale se couvre de fleurs et de 
fruits. Or comment pourrait se produire ce mi- 
racle? Le pape aurait donc voulu dire l'impos- 
sible?... Tannhauser, au désespoir, retourne dans 
la montagne de Vénus, décidé désormais à se 
faire l'éternel cavalier de la reine. Mais il advient 
une chose étrange : après trois jours, le bâton du 
pape a refleuri comme une plante au mois de mai. 
C'est donc que la grâce céleste a été plus grande 
que cette indulgence que pouvait concéder le pon- 
tife. Las! tout est inutile, parce que Tannhauser 
est déjà retourné au lieu de sa perdition, entre les 
bras de Dame Vénus... 

Telle est, grosso modo, la légende qu'a déve- 
loppée Wagner, et qui prend un coloris dramatique 
dès le prélude de l'opéra fameux. Nous en sommes 
arrivés au concept protestant de la Réforme et de 
Martin Luther, lequel part en guerre contre le 
dogme de l'infaillibilité pontificale. La légende a 
donc épousé l'évolution de la pensée humaine. Elle 
s'est renouvelée avec les hommes. Ici aussi, le hé- 
ros succombe, comme dans La Sale; mais dans le 
moment qu'il succombe, il est comme exalté par 
cette force humaine qui le dresse face à toutes les 
adversités de la vie. 

* * * 

Nous voici arrivés au chapitre le plus intéres- 
sant : celui qui traite des sources de la fameuse 
légende. 

Les Allemands, frappés par la ressemblance du 
récit italique avec le mythe de Tannhauser, ont 



DE LA LEGENDE DE TANNHAUSER 133 

soutenu — et d'aucuns soutiennent encore — que 
la légende du Venusberg et du chevalier damné, 
légende germanique, aurait été importée jusqu'à 
la grotte de Norcia par des clercs ou des voyageurs 
venant d'Allemagne. 

Gaston Paris, le romaniste français allégué 
plus haut, défend une opinion contraire : à son 
avis, un mythe celtique, d'une origine très reculée, 
mythe qui symboliserait notre humaine nostalgie 
des félicités éternelles, aurait cristallisé autour du 
cas d'un mortel prisonnier de Vénus et que l'amour 
de ses frères humains ramène invinciblement vers 
les hommes. 

Un érudit suisse, Diibi, dans une étude fort 
poussée, a voulu démontrer à son tour comment 
la légende, qui se serait formée en Italie autour du 
Monte délia Sibilla, aurait, par la suite, passé en 
Suisse, où l'on en retrouve au moins trois versions 
différentes; et ce n'est qu'après cette migration 
qu'elle aurait pénétré en Allemagne. 

Les travaux les plus récents sur le sujet (on les 
doit à la plume du professeur allemand Stephan 
Barto), tout en maintenant la thèse de l'origine 
germanique, rapprochent le mythe de Tannhâuser 
et du Mont de Vénus du cycle énigmatique du 
Graal. 

M'aidant des résultats de mon double voyage 
et des fouilles dans la grotte, je me permets de 
présenter un essai de solution neuve. 

A mon sentiment, le mythe de la Sibylle doit re^ 
monter au culte païen de Cybèle, la Magna Mater 
des Romains, déesse des montagnes, des lacs, des 
fontaines, honorée d'un culte erotique à l'intérieur 



134 LES SOURCES ITALIENNES 

de la grotte rituelle, sous la couronne symbolique. 

Depuis les temps les plus reculés, les sommets 
des montagnes ont été considérés comme le siège 
et le temple des divinités; et je n'ai qu'à citer les 
noms de l'Olympe d'Asie et de l'Olympe de Thes- 
salie, de l'un et de l'autre Ida, du Parnasse, du 
Pinde, pour que les souvenirs accourent en foule. 
D'autre part, les cavernes étaient sacrées : sacrées 
parce que mystérieuses et capables de donner ac- 
cès à des royaumes d'outre-monde. La Grotte de 
la Sibylle a la prérogative fort singulière d'être 
située exactement au sommet de la montagne. Et 
cette montagne, déjà respectable par son altitude 
de plus de deux mille mètres, offre la caractéristi- 
que, encore plus étrange, d'apparaître ceinte d'une 
couronne, c'est-à-dire d'un symbole hautement 
significatif dans toute l'histoire de l'humanité. 
Qu'on me dise, maintenant, si ma conjecture est 
aventureuse de hasarder que la caverne de la Si- 
bylle aurait été le centre d'un culte, bien avant que 
le christianisme n'ait étendu son empire sur la ré- 
gion. 

En attendant que des fouilles moins improvisées 
permettent éventuellement d'amener la découverte 
d'objets votifs, il me sera bien permis de noter ces 
quelques détails curieux. 

Tout d'abord, il est reconnu que le culte de Cy- 
bèle, introduit de Phrygie à Rome en l'année 204 
avant Jésus-Christ, avait pris, à l'époque impériale, 
une grande diffusion à travers les régions monta- 
gneuses de l'Apennin, et tout particulièrement au 
pied des Monts Sibyllins. Je relève deux inscrip- 
tions à Osimo et à Teramo, c'est-à-dire au pied 



DE LA LEGENDE DE TANNHAUSER 135 

du Gran Sasso d'Italia; à Teramo, on a même dé- 
couvert une tête de la déesse; et les vestiges du 
culte métroaque se retrouvent à Fallerone, exac- 
tement au pied du Monte délia Sibilla, s'il faut en 
croire le professeur Graillot, l'historiographe de la 
Magna Mater. Mais il est d'autres indices non 
moins suggestifs. 

Cybèle est une déesse couronnée : Cybèle « tur- 
rita » ou « turrigera », disent les poètes latins, Ovide 
par exemple. Or nous savons que la Grotte de la 
Sibylle s'ouvre sous la « couronne » de la monta- 
gne. 

Cybèle est honorée comme la déesse des eaux, 
des lacs et des fontaines. Or nous savons qu'un lac, 
dit « le lac de la royne Sibile » dans le manuscrit 
de Chantilly, dort sur la montagne, non loin de la 
grotte. D'autre part, l'Aso, un torrent rapide, prend 
sa source au pied de la Sibilla; et deux fontaines 
aux vertus curatives (autre particularité du culte 
de Cybèle) étanchent la soif des pasteurs et de 
leurs troupeaux, sur les pentes rocheuses. 

Antoine de La Sale parle, en 1420, des sièges 
« entaillez tout entour ». Pio Rajna, au temps loin- 
tain où il avait fait une première visite à la grotte, 
croyait avoir retrouvé ces bancs de pierre. Plus 
tard du reste, Rajna s'est montré moins affirmatif : 
« En fouillant, écrit-il à Gaston Paris, il est vrai- 
semblable qu'on retiouverait les sièges tout au- 
tour. ». 

Pour ce qui regarde le corridor souterrain, 
qu'Antoine de La Sale affirme avoir vu et qui don- 
nerait de pénétrer au sein même de la montagne, 
voici un texte de Vincenzo Frenguelli, un des der- 



136 LES SOURCES ITALIENNES 

niers explorateurs de la caverne : « Les pics mis en 
branle, après deux heures d'ingrate fatigue, nous 
apparut comme une architrave de pierre carrée, 
disposée dans le sens horizontal et appuyée aux 
deux extrémités sur deux autre pierres, verticales, 
qui se dressent dans le terreau qui obstrue la ca- 
vité, lesquelles pierres ne peuvent pas se confondre 
avec les autres auxquelles elles se trouvent ados- 
sées, à cause d'une régularité indéniable dans la 
taille et dans la forme ». Pourquoi ne pourrions- 
nous pas espérer que l'architrave indique l'orifice, 
quelque étroit soit-il, qui nous permettrait un jour 
d'accéder aux salles secrètes où devaient se célé- 
brer les mystères de Cybèle? 

* * * 

Comment, du culte, sous la couronne, de Cybèle 
couronnée, de Cybèle déesse des montagnes, des 
grottes, des lacs, des fontaines, de Cybèle honorée 
dans la région de l'Apennin, comment serait-on 
passé au culte de la Sibylle? C'est la seconde par- 
tie de mon argument. 

Entre Cybèle et la Sibylle, ïi existe une parenté 
mythologique : l'Ida d'Asie, berceau du culte ro- 
main de la Magna Mater, est aussi la patrie des 
Sibylles, au témoignage de l'historien Pausanias. 

En outre, Cybèle a dans ses attributions le don 
de prophétie. 

D'autre part, la croyance aux Sibylles se révèle 
plus vivace dans les centres de dévotion à la Magna 
Mater (Pouzzoles, Cumes, Tivoli). 

En somme, et pour ne pas allonger le parallèle, 



DE LA LEGENDE DE TANNHAUSER 137 

les affinités sont nombreuses entre la déesse aux 
rites orgiastiques et la prophétesse inspirée. 

A quelle époque se sera faite la substitution? 

Il n'est pas possible de fixer une date précise. 
Peut-être, durant le paganisme; peut-être, après 
la conversion à la foi chrétienne des montagnards 
du Picenum. A partir d'alors, la Sibylle de Norcia 
aura conservé de sa mère Cybèle le caractère 
voluptueux, propre aux cultes asiatiques; quant 
au caractère prophétique, il lui sera plutôt venu 
de la devineresse de Cumes et de l'épopée vir- 
gilienne. 

Le culte de Cybèle, ravivé par l'empereur Julien 
l'Apostat, persistait encore sous le règne de Théo- 
dose. Pour ce qui touche le pays de Norcia, nous 
savons qu'au lendemain de la prédication apos- 
tolique de saint Félicien, évêque de Foligno (en 
243), le paganisme releva la tête. L'historien Tre- 
bellius Pollion, dans la Vie de Claude II le Go- 
thique (vers 268), écrit ce qui suit au sujet de 
l'oracle apennin : « Claude, élu empereur, con- 
sulta sur son destin futur l'oracle de l'Apennin; et 
il en reçut cette réponse : le troisième été te verra 
régner sur le Latium. » Bernardo dei Conti di Cam- 
pello, dans son Histoire de Spolète, éditée en 1662, 
après avoir rappelé que Suétone lui aussi fait men- 
tion de l'oracle apennin, relate : « L'empereur 
Claude, désireux de connaître l'avenir, avait con- 
sulté les oracles qui se rendaient sur l'Apennin et 
en avait rapporté des réponses certaines. » 

Retenons donc, de cette tradition, que la Sibylle 
a pu doubler Cybèle dès l'époque du paganisme. 



138 LES SOURCES ITALIENNES 

A mon sentiment, l'équation apparaît évidente : 
Cybèle égale la Sibylle. J'ai confiance que les 
fouilles pourront projeter sur la question une lu- 
mière nouvelle. Il faudrait déblayer la caverne, 
creuser le souterrain de façon à avoir accès aux 
autres grottes intérieures; c'est-à-dire qu'il faudrait 
résoudre à coups de pics l'énigme du culte pratiqué 
autrefois là^haut sur la montagne... 

* * * 

Que la tradition soit incertaine en ce qui con- 
cerne le nom de cette Sibylle, issue, croyons-nous, 
de Cybèle et honorée sous la couronne, j'en trouve 
une preuve dans le fait que messer Andréa da 
Barberino connaît uniquement la fée Alcine. Voici 
le texte de Guerin Meschino : « J'ai entendu dire 
que dans le voisinage (de Norcia) se trouve une 
enchanteresse nommée Alcine, laquelle prétend que 
Dieu aurait arrêté sur elle son choix lorsqu'il s'in- 
carna dans le sein de la Vierge Marie; c'est pour- 
quoi, à cause de cette absurde prétention, elle est 
damnée et considérée comme sorcière ». 

Mais, particularité curieuse, Andréa da Barberino 
confond la fée Alcine avec la Sibylle de Cumes. A 
preuve, ce passage du roman : « Cavalier (c'est la 
séductrice qui parle), Enée fut bien plus aimable 
que toi, et je le conduisis à travers tout l'Enfer, lui 
montrant son père Anchise, ainsi que la race ro- 
maine qui devait naître de lui pour fonder la grande 
métropole du monde ». Nous voici ramenés 
d'Alcine à la Sibylle... 

i 



DE LA LEGENDE DE TANNHAUSER 139 

* * * 

Le moment serait venu de dire un mot des 
sources littéraires de la légende. 

Dans un article d'une sérénité admirable, Arturo 
Farinelli, l'illustre comparatiste italien s'insurge 
contre « l'insuperbire délie nazioni » (l'orgueil na- 
tional) en matière d'influence littéraire. Tous les 
peuples jouent leur rôle dans la formation de 
l'esprit universel; tous, ils sont appelés à remplir 
leur mission de culture. Que la légende de Tann- 
hàuser vienne ou non d'Allemagne, l'Allemagne n'a 
rien à y gagner... ni à y perdre. Par ailleurs, il 
est juste de reconnaître que ce sont les Allemands 
qui ont développé avec le plus d'obstination, et 
souvent avec le plus de bonheur, ce thème, qui leur 
est étranger, de la nostalgie, de l'espérance et du 
pardon. 

Un fait paraît incontestable : de la légende du 
chevalier chez Vénus, nous n'avons en Allemagne 
aucune trace avant le poème de Hermann von 
Sachsenheim (Diu Môrin), composé, j'y insiste, 
en 1453. Relevons en outre que Hermann von 
Sachsenheim ne parle pas du pèlerinage à Rome 
du cavalier repentant; ce dernier détail apparaît 
seulement trente ans plus tard, dans la relation du 
Père dominicain Félix Faber. Par contre, Guerin 
Meschinq, le roman populaire d'Andréa da Bar- 
berino, nous présente, un demi-siècle plus tôt, un 
récit complet et cohérent de la fameuse légende. 

On peut défendre l'opinion que le récit de Bar- 
berino a été composé quelques années avant le 
voyage d'Antoine de La Sale. 



140 LES SOURCES ITALIENNES 

La Sale nous donne, lui, la date exacte de son 
expédition : il fut à la grotte, le 18 mai 1420. D'un 
autre côté, mes recherches m'ont permis d'établir 
qu'Antoine a dû écrire la relation de son aventureux 
voyage entre les années 1437 et 1443. La question 
se pose : La Sale a-t-il connu Guerin Meschino? 

J'ai examiné avec la plus extrême diligence, con- 
frontant les textes phrase par phrase, mot après 
mot, les deux relations de Barberino et de La Sale. 
Les affinités sont notables. Deux particularités — 
et deux seulement — distinguent du roman italien 
le récit français. D'après La Sale, le chevalier a 
péché : il est coupable, si même il se repent. Second 
tiait caractéristique : le pape, par crainte de paraî- 
tre trop indulgent, a différé le pardon qu'on récla- 
mait de lui; ce dernier détail est fort important 
pour le développement du thème primitif. 

Et maintenant, nous pouvons chercher à déter- 
miner quel est ce thème primitif, la Urform, comme 
disent les Allemands, de la fameuse légende. 

Les légendes médiévales sont nées, pour la plu- 
part, chez les peuples qui aiment davantage le 
fantastique, habitués qu'ils sont à vivre parmi les 
brouillards, sur les côtes d'Ecosse, d'Irlande ou 
de Bretagne. Sous ces climats, les légendes appa- 
raissent comme un besoin de l'esprit, quelque chose 
comme une illusion d'optique. Il est hautement 
probable que la légende de la Sibylle, elle aussi, a 
une origine celtique. Dans la version originelle, il 
doit s'agir du séjour, définitif d'abord, transitoire 
ensuite, d'un mortel trop heureux chez une déesse. 
Mais l'âme humaine est ainsi faite qu'elle rie s'ar- 
rête pas de rêver. Le « lied » court, il vole, il 



DE LA LEGENDE DE TANNHAUgER 141 

évolue... Et c'est ainsi qu'à peine née, la légende 
ne sait où elle ira, ni comment elle va finir, selon 
le caprice des peuples qui s'en empareront, selon 
les endroits qui la pourront abriter plus ou moins 
jalousement. r 

L'Eglise, si puissante au moyen âge, s'est em- 
parée du thème du mortel admis à la couche de 
Vénus, thème dangereux pour la moralité du peuple 
chrétien; et l'Eglise moralisera la légende : le 
chevalier résiste aux enchantements; et le pape 
doit l'absoudre, car il est resté pur. 

Telle est la forme de la légende qui aura passé 
de France en Italie, en même temps que la matière 
de Bretagne : c'est la forme italienne du Guerin 
Meschino. Homme de vieille souche, messer Andréa 
est heureux de trouver en nous-mêmes un principe 
de moralité haute. Barberino raconte que la Sibylle 
a mal fini : elle a été reléguée dans la montagne, 
où elle sera damnée pour l'éternité. Et voici donc 
que la condamnation a frappé la seule vraie cou- 
pable : l'enchanteresse... 

Le récit de Guerin Meschino, qui a remplacé le 
nom traditionnel de Vénus par le nom romanesque 
de la fée Alcine, confond les deux aspects de la 
déesse souterraine : l'aspect prophétique, puisque 
le héros demande des nouvelles précises de son 
père; l'aspect erotique, puisque la prophétesse 
songe au moyen de le faire tomber dans le péché 
de la chair. Probablement, la confusion n'est-elle 
pas due à messer Andréa. Et ici, qu'il me soit 
permis de reprendre l'hypothèse de Cybèle mère 
de la Sibylle. Cybèle est une déesse honorée par 
des rites erotiques; la Sibylle détient dans ses attri- 



142 LES SOURCES ITALIENNES 

butions celle de prévoir l'avenir. L'accord est trop 
naturel entre les deux sources d'inspiration. 

Je rappelle que, chez La Sale, nous rencontrons 
une nouvelle forme de la légende, orthodoxe, clé- 
ricale, moralisée : le héros pèche; ensuite, il se 
repent; s'il n'est pas pardonné, c'est par suite d'un 
malentendu, à cause d'une espèce d'erreur judi- 
ciaire. Mais dans la mesure où il est vrai que 
l'esprit religieux imprègne toute la littérature 
médiévale, nous devons admettre que l'intention 
édifiante a la priorité dans le temps. Le refus du 
pontife d'absoudre le pécheur, voilà l'élément pos- 
térieur, adventice, voilà l'appendice germanique et 
surajouté! C'est à la fin seulement, à l'extrême fin 
du XV e siècle que les Allemands, qui ont reçu la lé- 
gende à travers la Suisse, la transformeront dans 
le sens antipapal du Tannhàuser : le pape refuse 
l'absolution; mais Dieu est plus miséricordieux, et 
son inflexible vicaire sera damné. Nous ne sommes 
plus si loin du moine de Wittenberg et des propo- 
sitions contre les Indulgences... 

La migration doit s'être faite à travers la Suisse. 

Le professeur Diibi l'a clairement montré dans 
une thèse magistrale. Dubi a retrouvé la version 
fort intéressante du chanoine de Zurich : Félix 
Hemmerlin, dit Malleolus. Au chapitre XXVI de 
son dialogue De nobilitate et rusticitate, composé 
entre 1444 et 1445, Hemmerlin parle du Mont de 
la Sibylle. Son récit fait le trait d'union entre la 
version italienne et le Tannhàuser allemand. Les 



DE LA LEGENDE DE TANNHAUgER 143 

pèlerins qui s'en étaient allés ad limina, quand 
venait le moment de retourner dans leur patrie, 
emportaient avec eux les légendes iîaliennes. 

De cette migration du Sud vers le Nord, nous 
pouvons trouver une preuve supplémentaire dans 
la localisation du lac « sibyllin » dit de Pilate en 
un autre lac du même nom, près de Lucerne. 

Le lac apennin de Pilate se trouve dans le voi- 
sinage immédiat de la Grotte de la Sibylle, au pied 
du Monte Vettore. C'est un endroit qui ne le cède 
pas en renommée à la trop fameuse caverne. An- 
ciennement, il s'appelait le lac de Norcia. On l'a 
baptisé le lac de Pilate parce que, dit une légende, 
lorsqu'eut lieu en Judée le grand événement de la 
Crucifixion, les montagnards qui passaient en cet 
endroit virent que l'eau du lac rougissait comme 
si elle eût été du sang; d'autre part, autour du 
lac, germa dorénavant une petite plante dont les 
feuilles offrent l'aspect de deux mains réunies par 
le dos : les mains du Rédempteur perforées par 
les clous. 

Une autre légende est encore racontée par La 
Sale. Pilate repentant, après la mort du Christ, 
devient malade et meurt... Le cadavre est chargé 
sur un char que tirent quatre bœufs sans con- 
ducteur. Le char chemine, chemine... Jusqu'au lac 
de la montagne, où les bœufs se noient, entraînant 
la dépouille du procurateur de Judée. 

Quoi qu'il en soit, le lac de Pilate a conservé 
la renommée d'un lieu maudit. On croyait que des 
individus diaboliques s'y rendaient de nuit pour 
consacrer leurs livres de magie. Et c'est à partir 
de ce moment qu'en Italie — et hors d'Italie — 



144 LES SOURCES ITALIENNES 

la croyance a couru que toute la région entourant 
Norcia était peuplée de fées, cL sorcières, de dé- 
mons et de nécromants. Selon les témoignages de 
Fazio degli Uberti, dans son Dittamondo; de Pulci 
qui a lui-même étudié la nécromancie; de Cellini, 
qui aurait voulu visiter Norcia; de Leandro Alberti, 
dans sa Descrittione di lutta l'Italia, ce Baedeker 
du XVI e siècle. Si nous rappelons que cette région 
était proche de la route que parcouraient les pè- 
lerins de Rome, nous pouvons imaginer que la 
légende de Pilate aura été transportée dans le voi- 
sinage de Lucerne, de la même manière que la 
légende de la Sibylle aura émigré de sa montagne 
de l'Apennin jusqu'au Venusberg... 

* * * 

Ma démonstration est terminée. A mon sentiment 
très net, la légende de Tannhâuser, du chevalier 
prisonnier de Vénus, n'est pas une légende alle- 
mande, mais elle représente, originellement, la loca- 
lisation italienne sur la crête des Monts Sibyllins 
d'un thème celtique. 

Reste le mystère de la caverne. N'en déplaise 
aux incrédules, j'espère pouvoir retourner une 
troisième fois sur les lieux. En tant d'autres parties 
de l'Italie, on a découvert, on a déblayé des grottes 
qui présentent des caractéristiques analogues à 
celle de la Sybille; et on les a reconnues comme 
temples de cultes mystérieux. Pourquoi la Sibilla, 
« ma » Sibilla ne recèlerait-elle pas, à son tour, 
dés éléments précieux pour la connaissance de la 
littérature? 



DE LA LEGENDE DE TANNHAUgER 145 

En tout cas, il me plairait de retrouver aux 
pentes de la montagne quelques-uns de mes chers 
amis italiens. 

Un érudit d'Ancône m'a écrit cette anecdote. Il 
visitait la montagne, pour tenter de percer le secret 
du mythe. Je lui laisse la parole : 

« A présent, le guide tire de sa poche un mor- 
ceau de papier plié en quatre. Après l'avoir bien 
déplié, il se met à l'observer très attentivement, 
comme on étudierait une leçon. 

— Quel est ce dessin? lui dis-je. 

— C'est la fleur du polibastro, répond-il. L'autre 
dessin représente encore une fleur : elle s'appelle 
le centofoglie. 

Je demeure frappé d'admiration. J'ai lu ces deux 
noms étranges sur le manuscrit d'Antoine de la 
Sale. 

— Comment sais-tu tout cela ? 

Et lui de chercher à m'expliquer toutes choses, 
non sans désinvolture : 

— Ce dessin, c'est Desonné qui me l'a envoyé 
de Belgique. Je connais Desonné : il est venu ici 
plusieurs fois. Et tu dois bien savoir que sur ce 
morceau de papier sont dessinées deux fleurs : 
deux fleurs qui fleurissaient ici sur la « cou- 
ronne », en 1420, et qu'on ne réussit plus à re- 
trouver nulle part... J'attends la saison nouvelle 
pour faire des recherches. Je regarderai partout. 
Je dois les trouver, puisqu'elles étaient ici autre- 
fois... » 

Les montagnards des Monts Sibyllins sont si 
courtois; leur cœur tout plein de simplicité; après 



146 LES SOURCES ITALIENNES 

la première impression, qui est de défiance, ils 
s'ouvrent à une cordialité du meilleur aloi. 

Je songe à la Sibylle. Mon regard va, va... Il 
escalade les rampes des montagnes, franchit les 
précipices... 

Sous la couronne de rochers, voici la déesse, 
— c'est elle! — inspiratrice nostalgique du plus 
beau des songes humains... 



L'EVOLUTION DU POEME 

CHEVALERESQUE 

EN ITALIE 

Il est arrivé aux Italiens une singulière disgrâce : 
ils manquent de héros épiques — en littérature, 
s'entend. Cependant que les Français se recueillent 
au tombeau de Roland, que les Espagnols célè- 
brent les prouesses d'un. Cid Campeador, tandis 
que les Germains, renouvelant les mythes des Eddas 
et du Walhalla Scandinave, proposent à l'enthou- 
siasme des guerriers à cheveux blonds les exemples 
d'un Siegfried, d'une Krimhilde, que la littérature 
anglo-saxonne a son Beowulf, seuls, semble-t-il, 
de tous les peuples occidentaux, les Italiens n'ont 
pas de ces héros fabuleux, plus grands que nature 
et dont les coups d'épée sont à la mesure de leur 
bras vainqueur. A la différence du Français célébré 
par M. Wilmotte, les descendants de Romule n'au- 
raient-ils pas la tête épique? 

Tel n'est point mon sentiment. L'explication d'un 
phénomène, à première vue déconcertant, il nous 
la faut chercher ailleurs. La littérature italienne 
souffre, dès l'origine, d'une lourde hypothèque, et 
qui n'est pas autre chose que la concurrence très 
redoutable de la littérature latine. 

Rome a donné à l'Europe occidentale, en même 



148 L'EVOLUTION DU POEME CHEVALERESQUE 

temps que sa civilisation, ses arcs de triomphe, ses 
thermes et ses aqueducs, le code de ses légistes, 
Rome nous a légué la langue dont nous sommes 
fiers. On appelle romanes ou néo-latines ces dif- 
férentes langues — le français, le provençal, le 
catalan, l'espagnol, le portugais et, dans l'Est eu- 
ropéen, le roumain — qui, concurremment avec 
l'italien moderne, prolongent à travers les âges la 
langue parlée aux rives du Tibre. Mais pour que 
le latin devînt, par exemple, le français, il a fallu 
une longue évolution. Nous la suivons, pas à pas, 
dans les textes. Nous voyons comment, de proche 
en proche, le latin des chancelleries se farcit de 
formes empruntées à l'idiome vulgaire. Les Ser- 
ments de Strasbourg, vers le milieu du IX e siècle, 
sont le premier document linguistique qui nous 
atteste que, du latin, est née une langue nouvelle. 
Pour lire le premier texte littéraire, il faudra 
attendre quelques décades encore. Mais on peut 
dire qu'avec la Cantilène de sainte Eulalie, soit vers 
le X e siècle, le français est définitivement entré dans 
l'histoire des lettres. Dès la fin du XI e siècle, la 
Chanson de Roland offre le type achevé du chef- 
d'œuvre .épique. Au XII e siècle, la poésie proven- 
çale est en plein épanouissement. Un peu plus tard, 
c'est le tour de la geste castillane. 

Où en est l'Italie? Nulle part. La littérature vul- 
gaire, la littérature en langue de si s'est développée 
très tardivement, après toutes ses sœurs néo-latines. 
C'est un fait capital pour notre propos. Et je 
demanderai la permission de m'en expliquer en 
quelques mots. 



EN ITALIE 149 

Le latin a conservé, en Italie, une position de 
choix. C'est d'Italie, c'est de Rome qu'il avait pris 
son vol triomphal, tel l'aigle qui s'élève à droite 
du Capitole. L'idée de Rome plane sur son ber- 
ceau et continue de présider à ses destinées. D'où, 
cette survivance, cette constance opiniâtre et ma- 
gnifique dont il fait preuve à Rome, en Italie, plus 
que partout ailleurs. D'autre part, la langue vul- 
gaire, issue du latin parlé (qu'on appelle, assez 
improprement, le latin vulgaire; car il ne peut 
entrer nulle acception péjorative dans cette épi- 
thète), est, en Italie, plus proche du latin classique. 
Elle en subit, par le fait même, le rigoureux con- 
trôle, la tacite sujétion. Comprenez-vous pourquoi 
l'italien ait eu tant de peine à s'affirmer, à dégager 
son originalité? Le latin était, pour lui, à la fois 
modèle et entrave. Il végétait, le pauvre vulgaire, 
dans l'ombre du parent riche, tout comme le roseau 
s'étiole au pied du chêne. Et voilà comment, alors 
que les Provençaux ont fini de donner à l'Europe 
les canons d'une lyrique courtoise et raffinée, que 
les Français ont bouclé leur cycle épique, que les 
Catalans ont entonné leurs goigs, les Portugais 
leurs cantigas de amigo, quand les Espagnols 
s'enorgueillissent du Poema de Myo Cid, les Ita- 
liens en sont encore réduits à pousser, en plein 
XIII e siècle, leurs premiers vagissements. Ils n'arri- 
veront à la conscience littéraire — au point de vue, 
qui nous occupe, de la langue de si — que bien 
tard. 

Si tard, qu'il n'est plus même permis d'espérer 
la floraison d'une littérature épique originale. On 



150 L'EVOLUTION DU POEME CHEVALERESQUE 

pourrait dire d'eux qu'ils sont venus trop tard dans 
un monde trop neuf... 

Et pourtant, le démon de l'aventure, le don d'en- 
fance sont à ce point enracinés dans l'imagination 
des peuples qu'il leur faut des belles histoires, qu'il 
leur faut un héros, n'en fût-il plus au monde. Ces 
histoires, ce personnel héroïque, les Italiens, qui ne 
pouvaient plus les créer, s'avisèrent de les de- 
mander, de les emprunter au voisin. C'est ainsi 
que, dès le XII e siècle, le bagage épique, si l'on 
peut dire, passe les Alpes. 

* * * 

L'histoire est fort suggestive de ces migrations 
littéraires. C'est tout un cycle héroïque et français 
qui, par les routes de pèlerinage vers Rome et les 
lieux saints, gagne l'Italie. Au bruissement des 
coquilles se mêlent des refrains de laisses épiques. 
Charlemagne suit le bourdon. 

Les expéditions du grand empereur en Italie 
ont, d'ailleurs, laissé des traces même dans l'épopée 
française. Dans la Destruction de Rome et dans Fie- 
rabras, on retrouve la trame de la chanson de geste 
de Balan : Balan, père de Fierabras, s'est emparé 
de Rome; Charles le combat. Mêmes survivances 
des chroniques d'Italie dans la Chevalerie Vivien. 

En l'absence de textes, — pour la plupart per- 
dus (n'oublions pas que cette migration était le 
fait de jongleurs errants, véritables baladins qui 
portaient l'épopée, bien plus que sur le parchemin, 
dans leur rude cervelle), — nous avons des docu- 
ments figurés qui sont comme autant de témoins 
de la diffusion de l'épopée française en Italie. 



EN ITALIE 151 

Une charte lapidaire découverte à Nepi (petite 
ville située à quelque huit lieues de Rome, vers le 
nord-ouest) menace du sort de Ganelon — Gane- 
lon, le traître du Roland — ceux qui manqueraient 
au serment solennel par lequel se sont liés les 
patriciens et les consuls de la cité. Or cette charte 
de Nepi est de l'année 1131. Retenez bien cette 
date. Si l'on admet, en effet, que la Chanson de 
Roland date du dernier tiers du XI e siècle, il faut 
conclure que, cinquante ans plus taçd, Ganelon est 
déjà populaire en Italie au point de donner nais- 
sance à un type littéraire : le type du parjure. Si 
vous examinez les statues sculptées au portail de 
la cathédrale de Vérone (qui est du XII e siècle), 
vous y reconnaîtrez sans peine Olivier et Roland; 
à moins qu'il ne s'agisse, comme on l'a soutenu 
récemment avec des arguments un peu faiblards, 
de Guillaume au court nez et de Rainouart au 
tinel : dans un cas comme dans l'autre serait attes- 
tée, et c'est ce qui nous importe, la popularité, au 
XII e siècle, de l'épopée française par delà les Alpes. 

Les routes suivies par les chansons de geste 
seraient les routes de pèlerinages. C'est sur la route 
pèlerine, à Sutri, que l'on vénérait la Grotta d'Or- 
lando, berceau rude du paladin; il y avait un Padi- 
glione d'Orlando dans l'église San Angelo, à Pé- 
rouse; à Rome même, et presque ad limina, un 
vicolo étroit portait le nom de Spada d'Orlando. 

Il n'est pas que le pèlerinage de Rome. Le poème 
d'Otinel (ce jeune héros sarrasin qui finira par 
recevoir le baptême) a des rapports avec la route 
de pèlerinage de Gênes en Terre Sainte. 

Pour en revenir à la transmission des légendes 



152 L'EVOLUTION DU POEME CHEVALERESQUE 

épiques en Italie, remarquez que ces légendes, pour 
s'acclimater, ont passé par plusieurs étapes. Tout 
d'abord, leur langue s'italianise : exemple, le ma- 
nuscrit de Venise de la Chanson de Roland. On 
aurait tort de croire, d'ailleurs, que la différence 
de langue constituât, entre l'Italie du Nord et la 
France du Midi, un obstacle infranchissable. Le 
latin reste, en Italie, — on ne saurait trop y in- 
sister, — la langue des lettrés. Pour ce qui regarde 
la langue vulgaire, on hésite... On hésite entre 
l'italien, le provençal et le français. Le provençal 
est le véhicule de la lyrique courtoise. La litté- 
rature française de l'Italie du XIII e siècle est fort 
abondante. Qu'il me suffise de rappeler que Bru- 
netto Latini (ou Brunet Latin) écrit en français 
sa compilation encyclopédique : Le Trésor. C'est 
en français que Rusticello (dit Rusticien) de Pise, 
dans une cellule génoise, en 1298, translate, sous 
la dictée de son compagnon de chaîne Marco Polo, 
la relation célèbre des voyages de l'explorateur en 
Extrême-Orient. C'est en français que Martino da 
Canale, lui-même citoyen de Venise, rédige sa 
Chronique des Vénitiens. Je n'en finirais pas d'énu- 
mérer toutes les œuvres françaises. Brunet Latin 
n'avoue-t-il pas que « cette parleiire (le français) 
est plus délitable et plus commune à toutes gens »? 
Dante, en latin, dira exactement la même chose; 
et il ajoute que le français convient à tous les écrits 
qui rentrent dans le genre narratif, comme les lé- 
gendes de Troie ou de Rome et les aventures 
d'Arthus (le roi Arthur). 

Voilà donc, à côté de la concurrence du latin, 
la concurrence du français! Comment s'étonner des 



EN ITALIE 153 

incertitudes de la littérature italienne à ses pre- 
mières démarches?... Il est heureux, vraiment, 
heureux et merveilleux que, par une attention sin- 
gulière de Dame Fortune, Dante se soit levé — 
Dante et son génie — pour établir, sur des fonde- 
ments aussi mal assurés, la primauté d'une langue 
(le florentin) et d'une littérature dans l'enfance. 

Cependant, l'usage populaire imposait, de plus 
en plus, ce que j'appellerais volontiers 1' « italia- 
nisation » des légendes épiques. Et c'est ainsi que 
des remanieurs, surtout en Vénétie et à partir du 
XIII e siècle, accommodent les exploits de Charle- 
magne et de ses preux sous la forme d'une langue 
hybride — un italien mâtiné de français — qui a 
pris, dans l'histoire des lettres et du genre, le nom 
de franco-vénitien. Le chevalier Roland continue 
d'y jouer un rôle de premier plan. Nous en 
avons la preuve dans le témoignage d'Odofredo, 
jurisconsulte de Bologne, mort en 1265, lequel 
parle, en latin, du succès des « joculatores qui 
cantant de domino Rolando et Olivero ». Que la 
vogue de l'épopée aille croissant, c'est ce que con- 
firme encore une ordonnance des autorités de Bo- 
logne : en 1288, l'édilité se croit obligée de régle- 
menter la circulation entravée par les rassem- 
blements des auditeurs bénévoles, aux carrefours. 
Il faut nous représenter, en effet, ces jongleurs 
ambulants sous les traits de nos chanteurs des 
cours. Il s'agit bien d'un genre éminemment popu- 
laire et dont la diffusion est, avant tout, orale. 

Aujourd'hui encore, dans certaines villes ita- 
liennes, le cantastorle n'a pas fini d'enchanter son 
public. A Florence, sur la place San Lorenzo, que 



154 L'EVOLUTION DU POEME CHEVALERESQUE 

de fois me suis-je arrêté pour entendre les récits 
du bonhomme! Il commençait par tracer, à même 
les larges dalles, un dessin, avec des craies de 
couleur. Le dessin devenait la tête d'un Vinci, d'un 
Raphaël : souvenir des Uffizzi ou du Pitti proches. 
Le peuple s'assemblait, intéressé. Lorsqu'il jugeait 
l'assistance convenable, notre cantastorie, se 
redressant et préludant sur sa mandoline, se met- 
tait à réciter... Je dois dire qu'il récitait plutôt de 
Boccace et des maris bernés. Mais le procédé est 
resté le même. C'est à des baladins de cette espèce 
que font allusion le jurisconsulte Odofredo et les 
ordonnances municipales de Bologne. 

Je disais tout à l'heure que le comte Roland 
avait gardé toute sa séduction chevaleresque. Pour- 
tant, c'est autour de la personnalité de Charlemagne 
que les chansons franco-vénitiennes concentrent 
davantage l'intérêt. Pourquoi donc? Sinon parce 
que Charlemagne avait été le restaurateur de 17m- 
perium romanum. Son couronnement noëlique, 
dans la basilique de Saint-Pierre, l'an 800, de- 
meure l'un des grands souvenirs de l'Urbs et de 
la péninsule tout entière. L'idée impériale, l'idée 
romaine va commander le succès du genre épique 
importé de France. Par une conséquence toute 
naturelle, l'accent est mis davantage sur le sen- 
timent religieux. Alors que l'épopée française était 
surtout nationale, que le cantar espagnol était à 
la fois national et religieux, la chanson de geste à 
l'italienne devient chrétienne, presque uniquement. 
C'est pourquoi l'épisode de l'expédition de Charle- 
magne en Espagne — véritable croisade avant la 
lettre — est particulièrement goûté dans l'Italie du 



EN ITALIE !55 

Nord. Un Padouan anonyme, doué d'un joli talent 
et d'une vive imagination, compose, vers la fin du 
XIII e siècle, une Entrée de Spagne, en deux parties; 
son œuvre sera reprise et menée à bonne fin par 
l'excellent Nicolas de Vérone, le meilleur poète de 
toute cette littérature franco-vénitienne, lequel 
rime, à son tour, la Prise de Pampelune. 

Nous en sommes au second stade : après la 
simple adoption des chansons de geste françaises, 
leur adaptation en franco-vénitien. Il dut y avoir, 
fort probablement, un troisième stade : à savoir, 
la transposition de ces textes franco-vénitiens dans 
les différents dialectes régionaux. A cette époque, 
en effet, l'unification linguistique de la péninsule 
est loin d'être complète. Mais nous ne possédons 
pas de documents écrits qui nous permettent d'étu- 
dier dans le texte une de ces transpositions dia- 
lectales. Je répète, d'ailleurs, ce que je disais tout 
à l'heure touchant le caractère populaire de cette 
littérature : la diffusion s'est faite, surtout, par 
voie orale. 

Mais à partir d'une certaine époque, de nou- 
veaux remanieurs s'emparent de ces différentes 
versions italiennes de la matière de France; ils les 
développent, les modifient; voire, par toute espèce 
de combinaisons ingénieuses des personnages et 
des épisodes, ils donnent le jour à des créations 
vraiment originales. 

C'est le cas du remanieur du ms. XIII de la 
Marciana. Il s'agit bien, dans ce Bueve de Hantone, 
dans cette Berta dai gran pié, dans ce Karleto, 
dans ce Milone e Berta, dans cet Orlandino, dans 
cet Ogier et Macaire, d'un véritable rifacimento. 



1 56 L'EVOLUTION DU POEME CHEVALERESQUE 

L'auteur manque de goût; il est prolixe et esclave 
du vers; c'était, proprement, un popolano; mais 
il n'est pas dépourvu de fantaisie; son Macaire a 
même de la vivacité. 

Dans le même esprit, un certain Odinel remanie 
ainsi un Bovo udinese et un Ugo d'Alvergna (que 
nous possédons dans deux rédactions franco- 
vénitiennes). 

Nous avons, de même, pour la légende de Ro- 
land, le poème intitulé Spagna in rima, du XIV e , 
que nous retrouverons, abrégé et contrefait, dans 
la Rotta di Roncisvalle; la Spagna in rima s'inspire 
de l'Entrée de Spagne ainsi que d'un rifacimento 
de la Chanson de Roland. Une Spagna in prosa 
serait de la fin du XIV e ; elle remonte aussi à 
l'Entrée de Spagne et utilise des éléments de la 
Spagna in rima. 

Enfin, il faut noter que des chansons de geste 
françaises ont été copiées par des copistes italiens : 
5 mss. d'Aspremont, 3 de Flonmont, un d'Ogier 
le Danois, un des Aliscans, un de Fouque de 
Candie, un de Gui de Nanteuil. Et nous ne faisons 
pas entrer en ligne de compte, dans toute cette 
histoire, les œuvres perdues auxquelles renvoient 
des compositions plus tardives. 

Ce bouillonnement épique qui se manifeste en 
Italie bien plus tard que partout ailleurs s'accom- 
mode de bien des libertés avec les sources. 

Déjà apparaissent plusieurs de ces traits qui 
caractériseront le poème chevaleresque de la 
Renaissance : séparation des traîtres, des « losen- 
giers », des félons : les Manganezi d'avec les 
féaux Chiaramontesi; orientaleries; introduction de 



EN ITALIE 157 

l'élément comique; introduction, aussi, de l'élément 
aventureux : déjà dans Berta dai gran pié, dans 
Macaire et surtout dans Y Entrée de Spagtie; de 
plus, dans YEntrée, nous sommes bien en marche 
vers le Roland amoureux, s'il est vrai que le héros 
en oublie presque la douce France pour l'amour 
de la belle Dionès. D'autre part, l'élément national 
se manifeste en la personne de Didier, roi des 
Lombards : le héros qui doit incarner le patriotisme 
italien; sans compter que Roland en personne n'hé- 
sitera pas à mettre son épée et ses hommes d'ar- 
mes au service du pape de Rome. 

Ce qu'il faut noter surtout, c'est que les con- 
ditions mêmes de cette floraison tardive d'une 
littérature d'importation ne sont plus du tout les 
mêmes qu'ailleurs. La crédibilité a fait place à 
une soif de romanesque, au goût du merveilleux. 
L'Amour, l'Aventure (avec A majuscule) soufflent 
aux poèies de nouveaux épisodes. Galants et belles, 
géants et nains, les fées et les monstres accourent 
des quatre coins de la caverne aux rêves. Et tandis 
que l'expédition de Charlemagne contre les Arabes 
d'Espagne continue d'alimenter, pendant tout le 
XIV e siècle, la fantaisie des remanieurs aux rebon- 
dissements inédits, voici que le roman courtois — 
la matière de Bretagne — gagne de plus en plus 
les couches profondes. 

* * * 

Ici, qu'il me soit permis de revenir un peu en 
arrière. Pour la clarté de l'exposé, j'ai voulu, en 
effet, suivre chronologiquement les progrès de la 



158 L'EVOLUTION DU POEME CHEVALERESQUE 

littérature d'inspiration épique et française dans 
l'Italie des XII e , XIII e et XIV e siècles. Mais la vie ne 
comporte pas de ces classifications schématiques. 
Pendant que Charlemagne et Roland et les preux 
faisaient la conquête des masses populaires, le 
roman courtois, le roman breton s'infiltrait de 
préférence dans les couches aristocratiques. Il s'agit 
encore d'un phénomène d'expansion française. 

A ce propos, rappelons, tout d'abord, que les 
légendes de France, comme celle de Tristan et 
Iseut, ont passé en Sicile par l'intermédiaire des 
Normands ou par des histoires de marins (exem- 
ple, la légende d'Arthur); et que, même dans l'Ita- 
lie du Nord, ainsi qu'il apparaît chez Bonagiunta 
da Lucca, la matière dite bretonne peut fort bien 
avoir été introduite par le canal des Provençaux, 
à moins qu'il ne s'agisse d'une manifestation, entre 
beaucoup d'autres, du rayonnement par toute la 
péninsule de l'atmosphère frédéricienne. 

Mais nous avons plutôt en vue, maintenant, la 
diffusion, par les mêmes routes transalpines qui 
virent l'importation de l'épopée française, du 
roman courtois à travers les milieux aristocrati- 
ques de la vallée du Pô. Et quand nous disons : 
romans courtois, nous ne songeons plus seulement 
au cycle de la Table ronde, mais aussi à ces 
romans byzantins acclimatés en France à la suite 
des Croisades, voire à toute une catégorie de 
récits de provenance indéterminée ou de pure 
invention que nous rangerions sous la rubrique 
vague : les romans d'aventure. 



EN ITALIE 159 



* * * 



Aujourd'hui que nous savons que la légende 
arthurienne est fort pauvre d'éléments proprement 
celtiques, nous n'insisterons pas sur le problème 
des origines. Il nous suffira de souligner que, 
pour les contemporains et surtout aux yeux des 
lectrices de Chrétien de Troyes, les héros de la 
Table ronde avaient suscité un monde romanesque 
et merveilleux où l'amour et les enchantements 
jouaient les grands premiers rôles. Un roman 
comme le Chevalier à la charrette ne s'explique 
que dans une atmosphère de galanterie. A société 
nouvelles, mœurs nouvelles : à mœurs nouvelles, 
poètes nouveaux. Ceux-ci — les auteurs fêtés des 
romans courtois — vont consacrer toute leur sub- 
tilité à des problèmes délicats de casuistique 
amoureuse. Pour plaire à leur public mondain, ils 
vont mettre, au poing du chevalier, non plus le 
gantelet de fer : le gant de velours. Courtois 
par sa destination, le roman est courtois par son 
objet. Il dépeint une société séduisante, conven- 
tionnelle peut-être, idéalisée à coup sûr. Nous 
avons affaire au rêve d'un rêve... Tandis que 
l'épopée française, uniquement préoccupée de 
combats et de chocs de lances, accordait à 
l'amour une place insignifiante, voici que l'étude 
du cœur, des inquiétudes du cœur, des raffine- 
ments du cœur prend le pas sur les descriptions 
de batailles. A seule fin de conquérir sa belle, le 
chevalier se lancera dans les aventures les plus 
folles, les plus extravagantes ; d'où, la part faite 



160 L'EVOLUTION DU POEME CHEVALERESQUE 

au merveilleux. Mais ce merveilleux ne sera plus le 
merveilleux chrétien. Saint Michel ne descendra 
plus des cieux, prêt à recevoir ïe gant d'hommage 
lige que lui tend, dans un geste féal, le comte 
Roland, les veines du col rompues. L'imagination 
du conteur a peuplé le roman courtois de tout un 
monde d'enchanteurs et de devins, de fées protec- 
trices ou malveillantes, de monstres cornus, ailés, 
griffus, crêtes. La belle est dans sa tour : il faut 
traverser, avant de parvenir jusqu'à elle, les 
enchantements périlleux de la forêt, franchir le 
pont fait d'une lame d'épée sur le torrent qui 
écume et mugit, abattre les sept têtes de l'hydre. 
C'est, on le répète, une autre conception de la vie 
et de la littérature. 

L'épopée se répandait par la récitation publi- 
que, que soutenait un accompagnement musical. 
Elle affectait la forme des laisses monorimes, avec 
reprises et, très probablement, des espèces de 
refrains ; ce qui facilitait le rôle de la mémoire. 
C'est la forme rêvée pour les chanteurs de carre- 
fours. Au contraire, les romans courtois sont plu- 
tôt destinés à la lecture. Que si on les récite, ils 
se passent de l'accompagnement musical. Ecrits 
en octosyllabes à rimes plates, ils ont cette allure 
rapide, aisée, des narrations qui ne visent qu'à 
l'agrément. 



* * * 



Les Italiens vont se passionner, à leur tour, pour 
cette littérature courtoise et surtout pour les 



EN ITALIE 161 

romans de la Table ronde. A l'origine, ce succès 
est limité aux couches aristocratiques ; les con- 
ditions mêmes de la transmission écrite l'expliquent 
à suffisance : le public liseur auquel est destiné le 
roman courtois n'est plus ce public fruste et naïf 
qui encombrait, au temps d'Odofredo, les places 
et les rues de Bologne. Et, d'autre part, la poésie 
épique du cycle carolingien continuera de se faire 
applaudir. Les deux courants coexistent, voilà 
tout ; ils ne se contrarient même pas, à l'origine 
du moins, s'il est vrai que les recueillent, que les 
accueillent deux couches sociales bien distinctes. 
Mais, pour être moins large, la pénétration du 
roman courtois n'en fut pas moins profonde. 

Pas moins rapide, d'ailleurs. 

Nous avons parlé des deux statues « épiques » 
du Dôme de Vérone. A l'archivolte de la porte 
latérale nord — la Porta délia Pescheria — de la 
cathédrale de Modène, au-dessus d'une scène de 
combat, se lisent des noms : « Isdernus,, Artus 
de Bretania (Arthur), Burmallus (Burmalt), Win- 
logee, Mardoc, Carrado (Carradoc), Qalvaginus 
(Gauvain), Galvarium, Che (le sénéchal Keu) ». 
Des considérations historiques et artistiques ont 
permis de dater ces figures d'une année assez pro- 
che du milieu du XII e ; ce qui est fort intéressant 
pour la diffusion des légendes arthuriennes en 
Italie. Dès le XII e siècle, d'ailleurs, les noms 
empruntés à la matière de Bretagne sont fré- 
quents dans l'onomastique italienne. C'est en 
français que, vers 1270-1271, Rusticello de Pise, 
déjà allégué à propos de la translation des voyages 



162 L'EVOLUTION DU POEME CHEVALERESQUE 

de Marco Polo, résume et combine en son Melia- 
dus, de nombreux récits du cycle d'Arthur ; cette 
compilation sera, plus tard, traduite en italien. 
Pour sortir du cycle arthurien, c'est aussi du 
XIII e siècle que date le fragment vénitien qui est 
comme un appendice au Roman de Troie, de 
Benoît de Sainte-More. Faut-il invoquer, enfin, 
l'émouvant témoignage du Chant V de YInferno? 

Noi leggevamo un giorno per diletto 
Di Lancilotto... 

Lancelot du Lac avait baisé Guenièvre sur la 
bouche : c'est en lisant Lancelot que Francesca da 
Rimini et Paolo Malatesta ont senti le feu de 
l'amour s'allumer dans leur sang ; c'est sur le 
livre encore ouvert qu'ils ont échangé le premier 
baiser, le tremblant baiser, source de leur joie 
infinie et de leur souffrance éternelle... 

Au XIV e siècle, les peintures des plafonds et 
des portes des deux salles du Palazzo Chiara- 
monte, à Palerme, exécutées de 1377 à 1380 par 
Simone de Corleone et Cecco di Naro, représentent 
des sujets empruntés à des œuvres romanesques 
du moyen âge, telles que le Tristan ou le conte de 
la « gageure » (dans le Cantare di madonna Elena 
impératrice). 

* * * 

Exactement comme pour les poèmes épiques, 
l'acclimatation de la matière de Bretagne se fait en 
plusieurs étapes. 



EN ITALIE 163 

Les Italiens ont d'abord lu en français ces 
romans courtois. (Un Roman d'Hector, qui est du 
XIII e siècle, a même été écrit directement en fran- 
çais par un poète italien). 

Puis, ils les ont traduits — quitte à les dérimei 
— dans les dialectes régionaux : nous possédons 
un Tristano vénitien et un Tristano toscan, tous 
deux en prose, qui doivent dater de la fin du XIII e 
ou du début du XIV e . 

Les remaniements du Tristan sont fort signifi- 
catifs, à Florence et dans la région toscane. Les 
Florentins du XIV e siècle se font une conception 
très personnelle du droit individuel et de la liberté 
de l'homme en face des lois qui l'oppriment. Cette 
conception individualiste, ils la portent jusque dans 
leur interprétation de la légende bretonne. Ce qui 
les passionne au premier chef, c'est la question de 
savoir si — oui ou non — le roi Marc avait le 
droit de punir son neveu (il faut savoir que, dans 
le Tristano toscan en prose, l'amant de la reine 
périt sous la flèche du monarque outragé). Avec 
une unanimité frappante et symbolique, les con- 
teurs florentins soutiennent que le roi Marc est 
dans l'erreur. En effet, Tristan et Iseut ayant bu 
sur la barque le philtre magique, leur passion a 
quelque chose de fatal et d'inéluctable. Par consé- 
quent, elle ne peut, en droit strict, leur être impu- 
tée à crime : le meurtre de Tristan apparaît comme 
un déni de justice. Il est significatif de constater 
ainsi l'accord parfait entre telle conception du 
jus personae et le traitement d'un thème légen- 
daire. 

Un manuscrit florentin du XIV e siècle — 



164 L'EVOLUTION DU POEME CHEVALERESQUE 

Tabula ritonda — nous propose toute sorte de 
combinaisons nouvelles des récits arthuriens; nous 
sommes en plein dans la période des remanieurs. 
Mais le rifacimento ne se limite pas au sujet. 

Au point de vue de la présentation extérieure, si 
les romans français ne sont pas dérimés, ils 
subissent une mise en œuvre — pour ne pas dire : 
une mise en musique — parfaitement originale. 
Pareil traitement métrique vient d'une transforma- 
tion, au gré des cantastorie italiens, de la laisse 
épique : cette laisse monotéleute a fait place à 
Yottava rima. L'ottava rima sera portée par les 
virtuoses de la Renaissance à un tel degré de per- 
fection qu'il convient de nous y arrêter un instant. 

Il s'agit d'une strophe de 8 vers hendécasyllabes: 
les plus longs de la métrique italienne ; les 6 pre- 
miers sont en rime alternée, les 2 derniers en 
rime accouplée : et cela fait le schème abababcc. 
Dès le XIV e siècle, j'y reviens, et parallèlement à 
l'usage épique, ce mètre allait être appliqué au 
roman courtois, par exemple, dans Febresso il 
Forte, un roman populaire à l'instar de Gyron le 
Courtois ; par exemple, dans Lancilotto. 

* * * 



Nous sommes au seuil de la Renaissance. Mais, 
pour faire le point, il conviendrait de réunir en un 
seul fleuve déferlant de France les deux courants 
— l'épique, le chevaleresque — qui alimentent la 
littérature italienne. D'un côté, l'épopée, répandue 
surtout par la tradition orale, débitée sur les pla- 



EN ITALIE 165 

ces publiques à l'intention d'un auditoire popu- 
laire ; d'autre part, le roman courtois, qui se 
transmet surtout par la lecture et qui s'adresse 
plutôt à un public aristocratique. La matière de 
France est, d'ailleurs, elle aussi, destinée à la lec- 
ture. 

Andréa de Barberino, né vers 1370, le « maes- 
tro di canto » de la Valdelsa et, au témoignage 
de Gaston Paris, « le plus fécond adaptateur 
qui ait jamais existé », publie, à côté de son œuvre 
principale : les Reali di Francia, toute une série 
de traductions et compilations de chansons de 
geste françaises, faites pour la plupart sur des 
poèmes français ou franco-vénitiens (la Storia 
di Ajolfo del Barbicone, Aspramonte, les Storie 
Nerbonesi, la Storia di Ugone d'Alvernia) et qui 
constituent le véritable cycle épique de la littéra- 
ture carolingienne en Italie. 

Il faut noter, pour le surplus, que la matière de 
France rencontre, au XIV e et au XV e siècle, plus 
de succès que la légende bretonne. Elle se répand, 
de la vallée du Pô, dans l'Italie centrale. Au 
XV e siècle, d'ailleurs, tout tend à se confondre : 
littérature épique et roman courtois connaissent la 
double forme de la prose et du vers ; et dans 
celui-ci comme dans celle-là, aussi bien pour chan- 
ter Charlemagne que pour évoquer Tristan ou 
Lancelot, l'ottava rima tend à triompher. 

Voici venir la Renaissance. 



Il nous faudra, maintenant, retourner encore sur 
nos pas : pour montrer que l'influence française ne 



166 L'EVOLUTION DU POEME CHEVALERESQUE 

s'est pas limitée au poème épique et à la littérature 
bretonne. 

Certaines œuvres — didactiques surtout — té- 
moignent, à partir du XIII e siècle, de cette impré- 
gnation qui vient de France. 

Citons, d'abord, un Traité de Fauconnerie 
(1249), par Daniel de Crémone. L'auteur connaît 
l'empereur Frédéric II et son fils Enzo; de même 
que Frédéric, pour son De arte venandi cum avibus 
avait puisé à des sources orientales, Daniel a uti- 
lisé les traductions latines de deux livres arabes. 

Le poème sur YAntéchrist écrit au plus tard 
en 1251, à Bologne, est intéressant en ce sens que 
l'auteur, bien qu'Italien, professe que, s'il emploie 
le français, c'est qu'il a appris cette langue dès 
l'enfance. 

Un traité d'hygiène :. le Régime du Corps, en 
4 livres, du Toscan Aldobrandino, natif de Flo- 
rence ou de Sienne, est nommé dans un testament 
de 1287. 



* * * 



Nous commettrions une giave erreur si nous 
jugions la Renaissance italienne « en fonction », 
comme disent les mathématiciens, de la Renais- 
sance française. De l'autre côté des Alpes, il ne 
peut s'agir d'une seconde naissance, d'un retour 
brusque à l'Antiquité au mépris des traditions 
nationales du moyen âge. Pour l'excellente raison 
que l'Antiquité n'a jamais cessé d'exercer son pres- 
tige chez un peuple qui vivait au milieu des plus 



EN ITALIE 167 

saisissantes révélations de l'art antique. Ici encore, 
la grande ombre de Rome plane sur l'histoire des 
idées et des formes d'expression. On a pu dire, et 
non sans raison, que les admirables bas-reliefs d'un 
Nicolas de Pise, sculptés dès la seconde moitié du 
XIII e siècle, sont entièrement inspirés des sarco- 
phages romains. Et, pour rester sur le terrain qui est 
le nôtre, comment parler d'abandon des traditions 
médiévales, alors que le chef-d'œuvre de l'Arioste, 
ce Roland furieux qui incarne tout l'esprit de la 
Renaissance italienne, chante de Charlemagne et 
des preux, héros populaires en Italie depuis plu- 
sieurs siècles, on s'en souvient? 

Sans doute, la Renaissance italienne, c'est la 
compréhension plus large, plus profonde, plus 
humaine, des littératures latine et grecque, ou, 
plutôt, de l'âme antique. Un Pétrarque est, par 
excellence, le type de ces humanistes (c'est le nom 
qu'on va leur donner) qui prennent conscience de 
la différence entre deux civilisations, entre deux 
mondes. Et ce n'est pas mon propos de dire ici 
tout ce que cette idée allait apporter d'enrichis- 
sement dans le domaine des lettres et des arts. 
Mais il appartenait aux Italiens de ne pas couper 
les ponts avec le monde moderne. C'est dans cette 
fusion de l'élément ancien et de l'élément tradi- 
tionnel que réside l'originalité de la Renaissance 
italienne. 

On pourrait considérer les fameuses Stanze per 
la Giostra, du Politien, comme le modèle achevé de 
cette littérature qui combine les leçons de Virgile, 
d'Horace, d'Ovide et les thèmes chers à Dante, à 
Pétrarque, aux autres Italiens. Pour célébrer Julien 



168 L'EVOLUTION DU POEME CHEVALERESQUE 

de Médicis, frère cadet du Magnifique, le Politien 
s'affirme le plus personnel des imitateurs. Les 
beautés antiques, il se les est proprement assi- 
milées. L'esprit chevaleresque et la poésie amou- 
reuse du XIV e siècle se fondent harmonieusement 
avec les réminiscences de Stace et de Claudien. 
Voilà bien le canon poétique de la Renaissance 
italienne! « Sur des pensers nouveaux, faisons des 
vers antiques », disait André Chénier. Ici, pensées 
et vers sont mi-antiques, mi-modernes. 

Le poème chevaleresque va nous en donner le 
brillant témoignage. 

J'ai insisté longuement — plus que de raison, 
peut-être — sur les origines de cette littérature. 
je le regrette un peu, maintenant que je sens qu'il 
me faudra sacrifier le fruit à la graine, la fleur au 
bouton; maintenant que je suis forcé de brosser à 
larges traits l'évolution d'un genre qui va de Pulci 
au Tasse, en passant par Boiardo et l'Arioste. Les 
exigences de l'érudition ne rachètent pas toujours 
les joies de l'esthétique. Je demande pardon pour 
la sévérité grande de ce préambule historique. 

* * * 



Et j'en arrive, sans plus tarder, à Pulci, au 
Morgante de Luigi Pulci, le premier essai de poème 
chevaleresque en Italie. 

Luigi Pulci est un quattrocentiste. Il a vécu dans 
l'entourage immédiat des Médicis, à une époque où 
Florence, la Florence du XV e siècle, est un centre 
littéraire et artistique particulièrement florissant. 



EN ITALIE 169 

Singulièrement ondoyant, aussi. Il faut lire, chez 
Vespasiano da Bisticci, des tableaux pris sur le vif 
de cette société démocratique et policée, qui se 
complaît à la fois aux blandices de la culture 
païenne et aux divertissements plus francs, plus 
drus, de la chanson de carrefour. Précisément, le 
Morgante, de Pulci, parodie des chansons de geste, 
va nous offrir un échantillon curieux de la litté- 
rature qui devait plaire aux Florentins. 

Pulci est un tempérament verveux, caustique, 
caricaturiste. Il nous a laissé des sonnets satiriques 
et burlesques qui en disent long sur ses vivacités 
de langage. A la demande de Lucrezia Tornabuoni, 
la pieuse mère de Laurent, il entreprend une com- 
position parodique : le Morgante, dit le plus sou- 
vent Morgante Maggiore, où il adoptera tous les 
procédés du cantastorie populaire. L'œuvre qui va 
sortir de cette plume railleuse est donc, à tous 
égards, une caricature. Attention, cependant! Pulci 
n'a rien d'un dénigreur, d'un dédaigneux. Une 
bonne humeur sympathique et communicative trahit 
le vif plaisir qu'il dut prendre, bien souvent, à se 
mêler à la foule des badauds. Les aventures de 
Renaud et de Roland ne laissent pas de piquer sa 
curiosité. Il ne va pas jusqu'à l'émerveillement. 
C'est toute la différence. Entre le Pulci florentin 
du XV e siècle et un auditeur de Vérone ou de 
Modène en l'an de grâce 1200 et quelque, il y a 
— simplement — la distance de deux siècles. Deux 
siècles pendant lesquels l'esprit humain a cheminé. 
On ne peut plus exiger, des auditeurs du Morgante, 
cette candeur épique, don d'enfance, qui est néces- 
saire à l'intelligence des premières chansorfs de 



170 L'EVOLUTION DU POEME CHEVALERESQUE 

geste. L'esprit de critique a soufflé, frondeur et 
satirique, incrédule au demeurant. Mais, de même 
que nous prenons encore une joie sans mélange à 
voir se dérouler, sur l'écran, la bataille des Trois 
Mousquetaires, les prouesses du Bossu aux prises 
avec M. de Gonzague, les contemporains de Pulci 
ne se sont pas esclaffés. Aux endroits les plus 
ahurissants, ils se sont contentés de sourire... 

Ainsi donc, la première adaptation du poème 
chevaleresque par la Renaissance italienne ne res- 
sortit nullement à la littérature satirico-malveil- 
lante. Un bourgeois cultivé de Florence la nar- 
quoise s'est approprié les drôleries, les tics, les 
artifices, les formules d'une littérature populaire 
que, dans son for intérieur, il continue de chérir. 

En tout cas, dans le Morgante, l'esprit est autre- 
ment plus intéressant que l'histoire. On me permet- 
tra bien de ne point perdre du temps à résumer les 
aventures passablement incohérentes de ces 
XXVIII chants. Qu'il me suffise de dire un mot de 
l'épisode de Margutte. Margutte est une création 
originale de Pulci, tandis que l'intrigue du Mor- 
gante semble avoir été reprise à un médiocre poème 
anonyme. Roland, excédé de la niaiserie de Charle- 
magne, l'éternel dupé, se met en route pour la 
Paganie; il rencontre un géant qu'il provoque, qu'il 
combat, qu'il vainc, auquel il fait grâce, qu'il 
baptise et qui finit par devenir son meilleur com- 
pagnon. Morgante, vrai personnage rabelaisien, 
doué d'un appétit et d'une vigueur formidables, 
rencontrera à son tour le pendable Margutte, incar- 
nation cynique et bouffonne des sept péchés capi- 
taux. Le développement insolite que prend, sous 



EN ITALIE 171 

la plume de Pulci, l'épisode parfaitement adventice 
de Margutte est une indication qu'il ne faudrait 
pas négliger. D'autant plus que la langue du poète 
se révèle particulièrement savoureuse, chaque fois 
qu'il s'agit de mettre en scène ou de faire parler 
les deux inséparables compagnons. 

Elle est, cette langue du Morgante, tout comme 
l'esprit, en partie double. L'élément antique y a 
laissé relativement peu de traces. Nous sommes 
loin de l'érudition d'un Politien. Mais il y a les 
réminiscences de Pétrarque et surtout de Dante, 
que son compatriote admirait beaucoup. Il y a 
surtout l'écho dru, vert, salace à l'occasion, de la 
langue du peuple de Florence. Les saillies, les bons 
mots, les tours vifs, les locutions pittoresques font 
penser à un Augusto Novelli. 

Le premier poème chevaleresque de la Renais- 
sance italienne manquait, d'ailleurs, de métier. Ce 
sera la tâche des continuateurs de perfectionner le 
genre. Le genre lui-même est désormais amorcé. 
Il s'agit — on le répète, et on y insisterait volon- 
tiers — d'une littérature de compromis. Devant la 
production populaire, ses thèmes favoris, ses héros 
préférés, l'homme de la Renaissance réagit, au 
nom de l'esprit critique. Cet espnt critique, j'aurais 
voulu le faire toucher du doigt dans un autre 
épisode : l'épisode d'Astarotte et de Farfarello. Ce 
sont deux diables d'enfer, chargés de ramener 
d'Orient en Espagne Renaud et son compagnon. 
Au cours d'une chevauchée fantastique, Astarotte, 
qui est bien disant, explique à son cavalier la théo- 
logie, l'Ecriture, annonce les grandes découvertes 
et se prononce sur la question du salut éternel des 



172 L'EVOLUTION DU POEME CHEVALERESQUE 

païens qui n'auront pas connu la loi du Christ. 
Pulci ironise-t-il? C'est possible. Mais pas plus 
qu'il ne songerait à ridiculiser les héros de l'épo- 
pée, il ne veut verser dans l'incrédulité railleuse et 
desséchante. Ce Florentin de bonne race est un 
humoriste. Et qui ne s'ignore pas. 

Phénomène curieux, attachant. Phénomène indi- 
viduel, d'ailleurs. Pulci — et Pio Rajna l'a fort 
bien montré dans son étude désormais classique 
sur les sources du Roland furieux — est un cas 
sui generis. C'est avec Boiardo que l'évolution du 
poème chevaleresque se dessine nettement, dans la 
ligne de ce que l'on pourrait appeler le classique 
du genre. 

* * * 



Boiardo est un gentilhomme de la cour de 
Ferrare. Et voilà un premier point qui a son impor- 
tance. Il y a quelque chose de très intéressant dans 
ce rôle dévolu aux petites cours princières de 
Ferrare et de Mantoue dans l'histoire de la Renais- 
sance italienne. Mutatis mutandis, on pourrait 
soutenir que les princes d'Esté ont joué un person- 
nage analogue à celui que jouera, à Weimar, le 
duc protecteur de Goethe et de Schiller. C'est à 
Ferrare surtout que, sous l'impulsion d'Isabelle 
d'Esté, femme de Jean-François de Gonzague, va 
se manifester le courant humaniste. Que l'on ne 
s'y trompe pas, au demeurant. Si les nobles cheva- 
liers et les gentilles dames se préoccupent de repré- 
sentations théâtrales et de vers latins, ils conti- 
nuent de faire leurs délices des aventures arthu- 



EN ITALIE 173 

riennes. Lancelot du Lac et la reine Guenièvre, 
Tristan le preux et Iseut la blonde n'ont pas cessé 
d'être des professeurs d'amour, des conseilleurs 
d'évasions romanesques. 

Le trait de génie de Matteo Maria Boiardo, 
comte de Scandiano, lettré, courtisan et poète, fut 
de transformer en paladins courtois et diserts les 
héros de l'épopée française, ceux-là précisément 
que Pulci avait croqués avec sa verve truculente et 
bourgeoise. La véritable révolution consiste donc, 
si l'on veu*, dans un glissement, dans un décalage 
du personnel romanesque. Et le titre seul de l'œu- 
vre boiardesque : le Roland amoureux est tout un 
programme. Les héros du poème chevaleresque 
seront empruntés à la littérature populaire des 
cantastorie ; mais la mise en œuvre relèvera plutôt 
du cycle breton. Désormais, la fusion est com- 
plète entre les deux courants importés par les 
jongleuis de France. Ainsi, le caractère de la 
Renaissance italienne se manifeste, une fois de 
plus, par l'harmonie. 

Je n'insisterai pas sur l'intrigue du Roland 
amoureux. Aussi bien nous apparaît-elle singuliè- 
rement touffue et surabondante en épisodes de 
toute farine. La véritable héroïne du poème est 
Angélique, la femme coquette, adroite, enjôleuse, 
la donna mobile qui affolera le paladin Roland. 
Roland lui-même, sans être jamais ridicule, n'est 
plus qu'un amoureux transi, plus expert à rompre 
des lances qu'à parler aux femmes, et dont la psy- 
chologie donne matière à des développement sin- 
gulièrement perspicaces. Autour du couple central, 
c'est toute une galerie de chevaliers et de vierges 



174 L'EVOLUTION DU POEME CHEVALERESQUE 

guerrières : les Renaud, les Roger, les Brada- 
mante et les Marphise, qui vont enchanter pour 
des siècles la société brillante dont ils sont le 
miroir. Quant à l'élément religieux, il a presque 
complètement disparu, tout comme l'élément 
national. Certes, Charlemagne et Agramant sont 
les empereurs des deux armées rivales. Mais ils 
s'affrontent pour des questions de prestige per- 
sonnel. Il ne s'agit plus de la lutte à mort entre 
le Croissant et la Croix. Ce n'est pas chez Boiardo 
qu'on dirait ingénument : « Chrétiens ont droit, 
païens ont tort. » Tout de même que, dans une 
joute, la faveur du public va au mieux allant, à 
celui qui se tient plus ferme en selle, les lecteurs 
du Roland amoureux savent, à l'occasion, souli- 
gner de leurs applaudissements le noble coup 
d'épée d'un Sarrasin bien embouché. 

Pour ce qui touche l'élément humaniste, il est 
introduit, — et abondamment, — dans l'œuvre de 
Boiardo, par la mythologie. Le mythe de Poly- 
phème, celui de Médée, celui de Narcisse, pour 
n'en citer que quelques-uns, s'insèrent tout natu- 
rellement dans le récit. Boiardo était lui-même un 
latiniste distingué. Mais comme, d'autre part, la 
littérature traditionnelle du moyen âge italien est 
aussi mise à contribution, nous pouvons dire que 
Boiardo s'arrête à un compromis, c'est-à-dire à 
une fusion. De quelque côté qu'on le considère, le 
Roland amoureux porte donc témoignage d'un 
renouvellement de la matière chevaleresque sous 
le signe de l'heureux équilibre et des dévelop- 
pements harmonieux. 

Qu'a-t-il manqué à Boiardo pour être le grand 



EN ITALIE 175 

poète de la Renaissance? Peu de chose, en vérité. 
La forme du poème a quelque rudesse. Le gentil- 
homme ferrarais ne possédait pas toutes les subti- 
lités du gentil parler de Toscane. Et puis, surtout, 
Boiardo a été éclipsé par son continuateur, l'Arioste. 
Quoi qu'il en soit, la gloire du familier d'Isabelle 
d'Esté demeure incontestable. J'inclinerais à penser, 
pour ma part, qu'elle doit être davantage mise en 
vedette. En dépit de certaines imperfections de 
forme, le Roland amoureux est le prototype du 
poème chevaleresque de la Renaissance. L'Arioste 
ne fera que reprendre et perfectionner un genre 
dont nous possédons désormais toutes les lois. Non 
seulement, le récit est orienté dans le sens de la 
fantaisie; non seulement, les personnages sont 
campés, immortels et si vivants (songez surtout à 
cette Angélique, création personnelle du poète 
ferrarais); mais Boiardo — il ne faudrait pas l'ou- 
blier — a lancé aussi la mode de cette ironie dis- 
crète, de ce sourire très fin qui fleurit sur la lèvre 
de l'homme de cour. A la verve bourgeoise, un 
tantet débraillée, de Pulci il substitue le sourire 
en demi-teinte, l'ironie à demi-mots. Ici encore, 
l'Arioste ne sera qu'un heureux successeur. 

* * * 



Successeur et continuateur. Le Roland amoureux, 
malgré ses LXIX chants, demeurait inachevé. La 
descente de'Charles VIII en Italie avait interrompu 
le divertissement du poète. La plume qu'il a laissé 



176 L'EVOLUTION DU POEME CHEVALERESQUE 

tomber, l'Arioste va la relever. Avec quelle maîtrise 
et, pour tout dire en un mot, quel génie! 

Nous sommes toujours à la cour de Ferrare. 
Mais, à la différence de Boiardo, l'Arioste n'est pas 
de famille noble. Son père avait le grade de capi- 
taine, aux ordres d'Hercule I er . Lui-même servira 
le cardinal Hippolyte, puis le duc Alphonse, en 
attendant que des loisirs dorés lui permettent de 
se retirer à la campagne, avec la belle Alessandra 
Benucci, sa femme tendrement aimée. D'éducation 
toute classique, l'Arioste tournait fort agréablement 
le vers latin. A telles enseignes que le célèbre 
Bembo lui conseillait de rivaliser uniquement avec 
Catulle ou bien avec Tibulle. Mais la période de 
l'imitation servile de l'Antiquité est révolue en 
Italie. Le goût désormais affiné, maîtres de leur 
métier tout aussi bien que de leur inspiration, les 
poètes veulent trouver, dans la langue de si, l'ins- 
trument qui leur permettra de faire une chose de 
beauté, cette joie pour toujours... 

Il n'est point non plus question de résumer les 
aventures du Roland furieux. L'Arioste, qui a repris 
les personnages et le récit au point où Boiardo 
les avait abandonnés, va dérouler, pendant des 
octaves et des octaves, des chants et des chants, 
la trame la plus fantaisiste du conte le plus étour- 
dissant. Mais j'insisterais plutôt sur cet aspect 
romanesque du Roland furieux. 

Il me semble qu'il faut monter en épingle ce 
caractère italien. L'imagination, dont on dit — bien 
à tort, selon mon goût — beaucoup de mal, est ce 
qui manque le plus à tant de romanciers, de roman- 
cières de chez nous. Le bon sens est une denrée 



EN ITALIE 177 

infiniment plus courante que la fantaisie. Tant pis! 
Tant pis pour le genre romanesque! Oh! je sais 
bien qu'un nouveau genre de roman, appelé le 
roman poétique ou le roman-rêve, est venu pro- 
poser comme un remède au mal dont nous souf- 
frons : le réalisme plat. Il reste que les Français 
pâtissent de cette incapacité cruelle d'inventer, de 
créer le mirage, d'ouvrir les ailes à la chimère, de 
semer les étoiles au ciel. A cet égard, la lecture de 
l'Arioste est une source perpétuelle d'enchan- 
tements, une invitation de tous les instants aux 
voyages les plus merveilleux. 

Autour de l'épisode central de Roland devenu 
fou de rage parce qu'il a surpris le secret des 
amours de sa belle Angélique avec le berger Médor, 
cent, mille aventures imprévues font la plus luxu- 
riante des toiles de fond. Touchant ou romanesque, 
comique ou libertin, mordant ou solennel, familier 
ou épique, mais toujours grazioso, brioso, l'Arioste 
est le Merlin du poème chevaleresque. Tout se 
transmue en or sous sa baguette prestigieuse. Et 
cet honnête fonctionnaire retraité, indulgent et 
débonnaire, pacifique et sage, a donné et continue 
encore de donner le modèle du pêcheur de lune, 
du chevaucheur de fumées et de contes à vous 
tenir éveillé toutes les mille et une nuits. 

Je sais bien que la critique moderne a prétendu 
démontrer, en s'accrochant à la question des 
sources, que l'Arioste n'avait pas inventé un seul 
détail de son chef-d'œuvre. Et puis après?... Oui 
ou non, l'Arioste nous donne-t-il l'impression 
d'avoir créé de toutes pièces son matériel d'arti- 
ficier? Tout le reste est wissenschaftlich, c'est- 



178 L'EVOLUTION DU POEME CHEVALERESQUE 

à-dire assez vain et superfétatoire. Dès que nous 
avons fait l'effort nécessaire pour replacer une 
œuvre d'art dans son climat historique, laissons- 
nous donc prendre à la magie de l'art éternel. 

Pour en revenir au Roland furieux, la crédibilité 
est parfaite de ce conte bleu. Dans le monde de 
féerie où le poète nous entraîne, nous nous sentons 
tout à fait rassurés, tout à fait heureux, parce que 
rien ne sollicite notre intelligence raisonneuse. 
Quelle différence avec le roman français, qui pour- 
rait, presque toujours, s'énoncer par un théorème : 
A aime B, B est aimé de C, etc. !... 

Il ne faudrait pas croire que cet art fût purement 
objectif. L'Arioste intervient dans son œuvre. Non 
seulement, par les rappels qu'il fait à chaque 
instant de souvenirs contemporains et surtout des 
gloires de la maison d'Esté; mais aussi, par cet 
art très subtil, très ingénieux, très délicat, d'inter- 
peller le lecteur. Chez cet aristocrate d'éducation 
et de public, je trouve là comme un écho ironique 
et discret du cantastorie sur la place en plein vent. 

Plus que par la peinture des caractères, l'Arioste 
vivra surtout par son art. Et ici, j'avoue volontiers 
mon impuissance. Pour faire sentir, pour faire 
goûter la beauté de ce vers élégant et fluide, déli- 
cat sans être mou et qui laisse loin derrière lui les 
plus éclatantes réussites de Boiardo, je n'ai plus 
qu'à vous convier à la lecture dans le texte d'un 
épisode du Roland furieux. 

Mais nous retiendrons, si vous le voulez bien, 
cette idée, à coup sûr nouvelle dans la littérature, 
de la beauté pour la beauté, de l'art pour l'art. Le 
Roland furieux est le chef-d'œuvre de la Renais- 



EN ITALIE 179 

sance italienne, — et, l'on peut dire, le premier 
chef-d'œuvre de l'art moderne, — parce qu'il répu- 
die toute intention qui ne soit pas une intention 
esthétique. A cet égard, la comparaison s'impose 
avec la Divine Comédie. Dante a exprimé merveil- 
leusement l'inquiétude religieuse et théologique et 
scientifique et morale aussi du moyen âge chrétien. 
Chez l'Arioste, tout disparaît devant la préoccu- 
pation exigeante, absolue, de la beauté éternelle, 
de l'art prestigieux, souverain et vainqueur. 

On a voulu faire de l'Arioste un moraliste. Et 
l'on songeait sans doute à ces quelques premières 
octaves par lesquelles s'ouvre chaque chant et où 
se glisse une exhortation au public. Qui ne voit 
qu'il ne s'agit là que d'une parodie plaisante de la 
chanson populaire? Au demeurant, cette prédi- 
cation se teinte, presque toujours, dans le Roland 
furieux, d'ironie. Dans le même ordre d'idées, les 
flatteries à l'adresse de la famille d'Esté ne sont 
qu'un élément accessoire. Et la satire elle-même 
finit par s'estomper derrière les caprices de l'ima- 
gination. 

L'imagination : avec l'Arioste, il faut toujours 
en revenir là. C'est bien par son caractère roma- 
nesque, tout autant que pour sa valeur d'art, que 
le Roland furieux s'affirme comme un rayonnant 
chef-d'œuvre. Chef-d'œuvre unique. Car il sonne 
glorieusement l'heure d'un aboutissement triomphal. 

* * * 



180 L'EVOLUTION DU POEME CHEVALERESQUE 

Nous sommes au bout. Nous avons bouclé la 
boucle. Dans le Roland furieux, on retrouvera, à 
condition de l'y chercher, l'élément traditionnel. 
Traditionnels les personnages, populaire le sujet; 
en ce sens qu'ils correspondent aux préoccupations 
d'une société formée depuis deux siècles dans 
l'admiration des héros épiques devenus courtois. 
Classique, d'autre part, cette forme achevée, où les 
plus hauts modèles de l'Antiquité mettent comme 
des reflets virgiliens sur les prouesses de Roger- 
Enée. Et tandis que de nombreuses allusions situent 
très exactement le poème dans l'atmosphère de la 
cour de Ferrare, les éléments psychologiques — 
songez à l'étude du sentiment de la jalousie — 
haussent le Roland furieux au rang des œuvres 
humaines, des classiques de tous les temps. Que 
ceux qui regrettent, chez l'Arioste, l'absence de 
toute pensée philosophique ne se hâtent pas de 
conclure. Certes, l'inquiétude de Dante nous 
grandit; le nonchaloir du Roland nous ravit. C'est 
encore une philosophie que celle qui conseille aux 
pauvres mortels que nous sommes de cueillir sur 
leurs pas les roses de la vie et les conseils du rêve. 

J'arrêterai ici mon trop aride exposé. Je n'ignore 
pas que le poème chevaleresque décrira une der- 
nière courbe. Voici venir l'épopée néo-classique du 
Tasse, qu'il faudrait mettre sur le même pied que 
les Lusiades de Camoëns. Le Tasse, la Jérusalem 
délivrée, je vous les abandonne! Non que nous n'y 
puissions trouver d'indiscutables beautés. Il fait 
bon se reposer dans les jardins d'Armide. Mais 
c'est là, déjà, un art de décadence. L'imitation 
froide a pris le pas sur l'inspiration spontanée. Le 



EN ITALIE 181 

vrai drame du Tasse, — car il y en a un, — c'est 
celui qui a tenté un Gœthe : le débat intérieur entre 
l'écrivain et le croyant, entre lartiste et le confor- 
miste, ce débat qui revit tragiquement dans la 
cellule de Sant' Anna ou au couvent de Saint- 
Onuphre. Il me déplairait de terminer sur un motif 
de décadence, sur une courbe qui fait chute. 

Revenons, une dernière fois, à l'Arioste. Avec 
lui, nous sommes au plus haut période. Et vraiment, 
quelle route parcourue depuis que les premiers jon- 
gleurs, Les premiers troubadours avaient franchi les 
Alpes, emportant dans leur pauvre cervelle ou sur le 
parchemin souillé les preux de Charlemagne et les 
amants bretons! Certes, l'Italie n'a pas créé de rien 
le poème chevaleresque. La matière de France et 
la matière de Bretagne lui sont venues d'ailleurs. 
Et, d'un autre côté, c'est à l'école des Anciens que 
les poètes italiens ont appris le secret de la virtuo- 
sité dans la pratique de Yottava rima. Pourtant, 
quelles que soient ces influences de fond et de 
forme, le poème chevaleresque de la Renaissance 
reste spécifiquement italique. En accommodant le 
matériel épique et courtois au gré de ses publics 
populaire et aristocratique, en maintenant la ba- 
lance égale entre l'élément traditionnel et l'élément 
antique, en développant surtout la part du roma- 
nesque et du merveilleux, l'Italie de Pulci, de 
Boiardo et de l'Arioste a créé un frisson nouveau. 

Soyons reconnaissants aux gentils écrivains de 
la maison d'Esté d'avoir multipFé nos chances de 



182 L'EVOLUTION DU POEME CHEVALERESQUE 

bonheur en ouvrant devant nous, sur la route de 
l'Aventure, les perspectives sans limites de l'in- 
connu, de l'étrange, de l'amour fantasque, des fées 
au doux visage, des nains, des perles, des étoiles, 
des cerveaux en fioles et des fleurs en bouquets, 
de la vie qu'on rêve, enfin, et qui vaut mieux, 
n'est-il pas vrai? que la vie sans rêves... 



LE PERSONNAGE D'IPHIGENIE 
CHEZ GOETHE 

Sauvée deux fois par la main des dieux chez 
Euripide, chez Racine sauvée par le sacrifice cruel 
d'Eriphile, Iphigénie, dans le drame goethéen, se 
sauve elle-même par l'élévation d'un cœur inac- 
cessible à la fraude, au mensonge, par cette sincé- 
rité envers soi-même qui est l'impératif le plus 
catégorique du devoir moral. C'est ce caractère 
féminin, le plus fier et le plus-délicat, le plus noble 
et le plus tendre, le plus beau d'une beauté dont 
la perfection même n'exclut pas l'humanité toute 
frémissante et toute proche de nous, que je vou- 
drais, non pas esquisser, mais exalter et, pour le 
faire aimer, faire revivre. 

* * * 

Lorsqu'il portait en lui le personnage d'Iphi- 
génie, Goethe, diplomate fonctionnaire et plutôt 
fonctionnaire que diplomate, partageait son temps 
entre ses devoirs de commissaire voyer et d'agent 
recruteur au service de son excellent prince et ami 
le jeune duc Charles-Auguste. Au cours d'une 
tournée d'inspection, passant par la petite ville 
d'Apolda, il lui fallut entendre les doléances des 



184 LE PERSONNAGE D'IPHIGENIE 

maîtres tisserands touchés par la crise : « Le roi 
de Tauride voudrait prendre la parole, écrit-il à 
M me de Stein, mais il faut que j'écoute les tisse- 
rands d'Apolda qui ont faim. » 

Goethe a trente ans. Ce n'est plus le tumultueux 
timbalier des troupes d'assaut du Sturm und 
Drang. Francfort, Leipzig, Strasbourg, Wetzlar : 
un passé mort. S'il faut que jeunesse et enthou- 
siasme sonnent en même temps l'heure enivrante 
de toutes les libérations, Goethe n'a pas failli au 
devoir d'être jeune. Pour délivrer la pâle litté- 
rature allemande de l'imitation française, pour 
guérir sa chlorose avec du fer et des globules 
rouges, il s'est jeté hardiment dans la mêlée, tout 
pareil à ce Goetz au poing d'acier qui devait 
effrayer les bourgeois et les pédants. Après, il y a 
eu Werther, ou la grande crise d'individualisme. 
Mais du même coup qu'il tuait avec le pistolet 
d'Albert un héros de roman, Goethe tuait une atti- 
tude d'écrivain. Très vite, en effet, — et c'est le 
secret de son merveilleux et royal équilibre, — le 
jeune homme au frac bleu, trop aimé des femmes, 
a compris qu'il s'agissait d'une attitude, et qu'à 
l'accuser davantage, à plastronner plus longtemps, 
il risquait de compromettre à tout jamais l'œuvre 
de sa vie. La sagesse goethéenne — on l'a dit avant 
nous, mieux que nous — consiste dans une sorte 
de pacte entre les forces instinctives et barbares du 
je veux et les conseils raisonnables du tu dois. Par t 
delà l'élan vital, l'élan dionysien et fol qui n'est 
pas autre chose que l'explosion d'un tempérament, 
il faut atteindre à la sphère du rêve, au royaume 
d'Apollon, dieu de l'ordre et de l'harmonie, 



CHEZ GOETHE 185 

d'Apollon choreute et modérateur, dans la lumière. 
Weimar signifie pour Goethe le commencement 
de la sagesse. La période s'ouvre de l'humanisme 
tempéré, du classicisme heureux et souriant. Les 
circonstances sont favorables. Excellente école que 
l'école du conseiller, de l'administrateur, du minis- 
tre, pour qui s'est avisé — et c'est le cas pour 
Goethe — que la vie passe avant l'art, dans la 
même mesure où l'artificiel cède au réel! 

* * * 

Et puis, il y a l'influence de M me de Stein. Des 
nombreuses figures de femmes qui mettent dans 
l'œuvre de Goethe plus de larmes que de sourires, 
il en est de plus attachantes peut-être, comme 
cette Frédérique de Sesenheim sous les houblons 
en fleurs du presbytère et que désole l'abandon 
ûe son b?au cavalier : il n'en est pas qui ait exercé 
sur le génie de l'homme et le tempérament de 
l'écrivain une action plus pénétrante, plus durable. 
On s'est demandé, ces derniers temps, sous ombre 
d'esthétique pure et dans un esprit résolument 
antihistorique, s'il était légitime de recourir aux 
données biographiques pour expliquer la genèse 
de l'œuvre littéraire. Et pourtant, s'il est un écri- 
vain dont l'œuvre est la transposition constante de 
la vie, c'est Goethe. Wahrheit und Dichtung : 
Vérité et Poésie. Ainsi a-t-il voulu intituler ses 
souvenirs. Sans doute la poésie jette sur la vérité 
un manteau semé de fleurs et d'étoiles. Mais on 
n'aura rien compris à l'œuvre goethéenne si l'on 
n'a suivi pas à pas les démarches de celui dont 



186 LE PERSONNAGE D'iPHIGENIE 

la plus lourde tare serait bien, à notre sentiment, 
d'avoir guetté, au détour de l'allée bleue de lune 
où s'égarent les amants, le frisson qu'il s'agit de 
transmuer en une strophe aérienne, le baiser qu'il 
faudra traduire en un vers heureux. 

Femme du grand maître des écuries ducales, 
M me de Stein était de sept ans l'aînée de Goethe. 
D'un mariage terne et sans joie, elle avait eu sept 
enfants, dont cinq moururent en bas âge. Et cette 
familiarité avec la mort, cette manière d'héroïque 
constance dans le deuil et le désenchantement 
devaient avoir modelé le masque douloureux et 
grave qui a frappé le sensible Schiller. « Une 
personnalité vraiment intéressante, écrit-il à 
Kôrner. Et je comprends que Goethe se soit ainsi 
attaché à elle. Belle, elle ne peut l'avoir été jamais; 
cependant son visage respire un doux sérieux et 
une sincérité tout à fait singulière. » Goethe l'aurait 
vue, pour la première fois, dans une collection de 
silhouettes du médecin Zimmermann (Lavater avait 
mis à la mode la physiognomomie). On assure 
même qu'il aurait écrit sous le profil inconnu cette 
légende : « Ce serait un beau spectacle de voir com- 
ment le monde se réfléchit dans cette âme. Elle 
voit le monde comme il est, mais par le médium 
de l'amour. Le trait dominant est la douceur. » 

Loin de moi la pensée de faire de M me de Stein 
le modèle d'Iphigénie! Pas plus qu'elle n'est 
l'Eléonore de Torquato Tasso, la dame d'honneur 
de la duchesse Amélie n'est pas la fille d'Aga- 
memnon et de Clytemnestre. Les héroïnes 
goethéennes sont des créations littéraires. Vérité, 
mais Poésie aussi, l'une fécondant l'autre. On ne 



CHEZ GOETHE 187 

peut guère nier cependant que l'influence de 
M me de Stein ait été modératrice, toute d'apaisement 
voire d'acceptation. Au jeune Weimarien que ses 
responsabilités administratives, certaines fréquen- 
tations intellectuelles, le commerce d'amis plus 
sages et pondérés, l'expérience et son propre génie 
tout ensemble inclinaient vers une compréhension 
moins égoïste de ses devoirs envers autrui, Char- 
lotte de Stein allait signifier dès le principe, et par 
l'allure même qu'elle saurait imposer à leurs rela- 
tions d'amitié amoureuse et prudente, la vertu 
sévère d'un renoncement qui venait à son heure: 
Goethe ne s'est pas résigné sans lutte. Il a com- 
mencé par clamer sa passion véhémente. Mal guéri 
de ses anciennes blessures, — et il y avait eu, 
depuis Charlotte Buff, une Maximiliane aux yeux 
noirs, il y avait eu surtout Lili Schônemann, — 
Werther a supplié, exigé, fait tapage. Il fallut bien 
se rendie à l'évidence. M me de Stein serait celle 
qui enseigne à demeurer dans les limites, dans 
l'ordre des lois, voire dans la mesure des con- 
ventions. « Bonté, sagesse, mesure, patience », 
disait Goethe. Il avait besoin de ces quatre vertus.. 
Tout comme il manquait de cette notion de la 
norme qui s'applique aussi bien à l'expression 
artistique qu'à la manifestation du sentiment. Après 
les charges du Sturm und Drang et le romanesque 
suicide de Jérusalem, voici venir l'amie douce, 
l'amie aux ascendances écossaises, un peu triste, 
un peu froide, et le visage éginétique de son très 
maternel amour. 

* * * 



188 LE PERSONNAGE D'iPHIGENIE 

Goethe a-t-il écrit lphigènie pour se délivrer? 
C'est la thèse de M. Corin qui, dans l'étude infi- 
niment sympathique qu'il a consacrée à celle dont 
il fait surtout la messagère d'un évangile d'huma- 
nité, rappelle que Werther aurait été aussi pour le 
poète comme un moyen de s'affranchir, en le déver- 
sant dans un livre, du pessimisme sentimental. J'ai 
peine à croire à cette sorte de catharsis, à cette 
purgation des passions, à cet exorcisme du démon 
intérieur par l'expédient de l'œuvre littéraire. Le 
mot délivrance impïique l'idée de débarras. On 
n'éprouve pas toujours le besoin de se débarrasser 
du sentiment que l'on entretenait en soi, jalou- 
sement. Toute œuvre littéraire doit se ramener à 
une expérience cruciale. Si l'on est soulagé d'un 
poids étouffant, — ce fut l'aventure werthérienne, 
— c'est donc que l'on s'était trompé. Que si l'on 
ne s'est pas trompé, il n'y a pas de débarras, de 
délivrance. Tout au contraire. Prolongement heu- 
reux, l'expression la plus haute et comme à sa plus 
fine pointe de la crise intérieure, l'œuvre achevée 
contribue à nous maintenir dans un état de transe 
religieuse qui est le propre de l'inspiration. Ainsi 
s'expliquerait l'insistance de Goethe à revenir sans 
cesse à son drame de Faust, chaque dévelop- 
pement, chaque scène nouvelle offrant à la philo- 
sophie de l'action souveraine et de la volonté meil- 
leure un aliment nouveau, comme un tonique. Pour 
lphigènie, on sait que Goethe s'en détacha assez 
rapidement. Mais certaines boutades rendent un 
son bien désespéré. La vérité est que le public 
n'avait pas compris cette œuvre hardie et humaine 
d'un artiste créateur et d'un amoureux apaisé. 



CHEZ GOETHE 189 



* * * 

Iphigénie n'était pas un sujet neuf. Euripide — 
chacun le sait — l'avait traité en deux drames bien 
distincts {Iphigènïe à Aulis, Iphigénie en Tauride). 
Racine avait repris le premier de ces deux drames : 
celui-là qui évoque, aux rivages de Béotie, le sacri- 
fice sanglant par lequel la fille d'Agamemnon doit 
fléchir les dieux, mettre fin à la bonace et gonfler 
d'un vent favorable les voiles des Grecs en partance 
vers Troie. 

Je n'ai pas l'intention d'instituer ici un débat en 
précellence. Dans un passage célèbre de son Cours 
de Littérature dramatique, Saint-Marc Girardin a 
entrepris de comparer à l'Iphigénie d'Euripide 
l'Iphigénie de Racine : « L'amour de la vie fait le 
fond du personnage d'Iphigénie dans Euripide; le 
sentiment de la résignation et de l'obéissance tient 
plus de place dans l'Iphigénie de Racine... » De 
décerner la palme ou la couronne, c'est préoccu- 
pation assez vaine. Gardons-nous de sacrifier à la 
mode des tournois, des concours, des prix de 
beauté. Nous risquerions, d'ailleurs, de mettre en 
parallèle des valeurs incommensurables. Euripide, 
qui écrit pour le monde grec, sous le signe de 
ravâyxii, de la fatalité monstrueuse du Destin, ne 
pouvait traiter son sujet comme le poète de 
Louis XIV. Et de même il me paraît assez oiseux 
de chercher à déterminer quelle est des deux 
Iphigénie en Tauride la plus grecque. L'Anglais 
Lewes a dépensé beaucoup d'esprit et de temps 
pour montrer que les personnages de Goethe sont 



190 LE PERSONNAGE D'IPHIGENIE 

allemands. Il ne sera pas inutile, d'ailleurs, de 
reprendre les données de la fable antique. Car 
l'originalité profonde de Goethe consiste préci- 
sément, comme nous tâcherons de le faire voir, 
dans l'indépendance sereine de sa pensée drama- 
tique et dramatiquement originale. 

* * * 

Les Goncourt disaient irrévérencieusement de 
l'antiquité qu'elle avait été inventée pour être le 
pain des professeurs. On pourrait dire de la race 
des Atrides qu'elle a été inventée pour être le pain 
des tragiques. Dans cette famille courbée sous la 
malédiction la plus funeste, le sang appelle le sang, 
le crime engendre le crime, et la vengeance le 
châtiment mérité et exécrable. Iphigénie en fera 
le lamentable aveu au roi Thoas : « Les passions 
violentes et la mâle vigueur des Titans furent 
l'héritage funeste des fils et des* petits-fils de Tan- 
tale; et Zeus encercla leur front d'un bandeau 
d'airain. Réflexion, modération, sagesse, patience, 
il les cela à leur sombre et farouche regard. Pour 
eux, tout désir devenait passion furieuse, et cette 
fureur s'épandait autour d'eux sans connaître de 
bornes » (I, 3). Tantale a servi aux immortels 
dont il veut éprouver l'omniscience les membres de 
son propre fils Pélops. Pélops à l'épaule d'ivoire, 
ressuscité par le maître de l'Olympe, conquiert 
dans le sang, au mépris de la foi jurée, une épouse 
et un trône. Atrée et Thyeste, frères ennemis, 
s'allient pour un fratricide. L'incestueux Thyeste 
est puni par un horrible festin renouvelé du ban- 



CHEZ GOETHE 191 

quet de Tantale : il dévorera la chair de sa chair. 
Puis c'est Agamemnon, ambitieux et cruel, et qui, 
pour conserver son titre de roi des rois, ne balance 
pas longtemps à jeter sous le couteau du sacri- 
ficateur Calchas sa fille aimante. Clytemnestre, sa 
femme, l'en haïra de maie haine. De la haine elle 
passera à l'adultère, de l'adultère au meurtre. 
Oreste, le dernier de la race, devra venger dans 
un geste parricide ce meurtre d' Agamemnon. Et 
la malédiction des Euménides sera sur lui... 

Il convient de noter pourtant que le parricide 
prend, aux yeux d'Oreste, le sens et j'allais dire la 
valeur d'un acte moral. En égorgeant sa mère 
criminelle, il a fait office de justicier. « Déjà plus 
sensible aux notions de bien et de mal, a dit fort 
justement M. Corin, il cherche, lui, à justifier ses 
passions primitives. » Ainsi dans sa personne la 
race des Atrides est sur la voie de l'affranchis- 
sement, de la libération, tout comme Goethe lui- 
même, le Goethe de la trentième année, et qui, au 
sortir d'une jeunesse débordante d'individualisme 
sans nul frein, .éprouve, sous la douce et ferme 
autorité de M me de Stein, le désir de se purifier à 
son tour. N'a-t-il pas comparé, quelque jour, son 
propre cœur à un repaire dont elle aurait chassé 
les mauvais hôtes pour en prendre possession? 

Et nous voici en face d'Iphigénie. 

La légende rapportait que la vierge innocente, 
au moment d'être immolée, avait été miraculeu- 
sement sauvée par l'intervention d'Artémis. Pendant 
qu'une biche, substituée à la victime humaine, 
rougit de son sang la pierre du sacrifice, Iphigénie, 
dans un nuage, est transportée en Tauride pour y 



192 LE PERSONNAGE D'iPHIGENIE 

devenir la prêtresse de sa libératrice. La Tauride, 
terre inhospitalière et barbare, obéit à Thoas, roi 
des Scythes. Artémis y réclame de sanglantes 
offrandes. Et c'est la loi du pays que les étrangers 
que leur mauvaise fortune ou quelque vent tempé- 
tueux auront poussés vers ces rivages seront sacri- 
fiés sous les auspices mêmes — cruels auspices! — 
de la prêtresse consacrée. Un jour, deux jeunes 
Grecs sont amenés en présence d'Iphigénie. C'est 
Oreste, son frère, avec l'ami très cher Pylade. 
Oreste, en proie aux Euménides, a consulté l'oracle 
delphique. Apollon a fait cette réponse : « Les 
Euménides ne cesseront pas de poursuivre le fils 
meurtrier avant que la statue de la sœur, Artémis 
Tauropolos, ne soit rapportée de Tauride en 
Attique. » Oreste s'est fait connaître à sa sœur. 
D'intelligence avec Pylade, ils complotent de s'as- 
surer en effet la possession de l'effigie libératrice. 
Mais la machination est découverte. Les trois cou- 
pables vont être mis à mort sur l'ordre de Thoas 
irrité. Quand Pallas-Athènè descend du haut de 
l'Olympe pour dénouer, comme Artémis en Aulide, 
une situation inextricable. La déesse proclame la 
volonté des dieux : Iphigénie, Oreste et Pylade 
sont libres. Thoas s'incline. L'avdyX 1 ! a le dernier 
mot. Nous sommes en Grèce. 

*JÎ îfC îjî 

Tel est le sujet du diame recueilli par Euripide. 
De ce drame le subtil arrangeur a fait une chose 
très pathétique, en vérité, se gardant bien d'ap- 
puyer sur l'élément religieux, pour mettre davan- 



CHEZ GOETHE 193 

tage en relief le tragique proprement humain de la 
situation. On a souvent dit d'Euripide qu'il était le 
premier des modernes. Il faudrait s'entendre d'ail- 
leurs sur le sens de ce modernisme, qui est avant 
tout une sorte d'irrévérence railleuse à l'égard des 
divinités de TOlympe. Jules Lemaire, comparant 
VApollonide de Leconte de Lisle à la tragédie 
d'Ion, écrivait, très amusé : « Il y a dans le critique- 
poète-dramaturge Euripide du Voltaire, du Heine, 
du Racine, du Musset, du Dumas fils... et du d'En- 
nery. » Coktail savamment dosé. La vérité est 
qu'Euripide fait figure dé libertin. Apollon a menti. 
Artémis, fille de Latone et fille de Zeus, est une 
divinité cruellement stupide. Quant aux Euménides, 
ombres vaines, formes nées de l'imagination tour- 
mentée du coupable, elles n'empruntent plus à 
l'artifice horrible d'une figuration matérielle leur 
caractère d'implacables poursuivantes. On dirait 
d'un athée. D'autre part, tout ce qui intéresse la 
rencontre du frère et de la sœur va prêter à ces 
développements qu'un dramaturge de métier appel- 
lerait « la scène à faire •». 

La principale originalité de Goethe est de 
dépouiller, au contraire, la légende de son intérêt 
scénique, de son pathétique extérieur. Chacun vante 
la sobriété étonnante de la reconnaissance. Alors 
que de pâles épigones d'Euripide, les Lagrange-' 
Chancel, les Guymond de Latouche, les Lanoue 
avaient entouré cette scène, à leur sens capitale, 
de tout un appareil surprenant et mystérieux, chez 
Goethe, Oreste, interrogé par Iphigénie, avoue sans 
nul détour : « Je suis Oreste. Et cette tête cou- 
pable se penche sur la tombe, aspirant à la mort...». 



194 LE PERSONNAGE D'iPHIGENIE 

« Les dieux parlent dans le cœur de l'homme », 
dit quelque part la sereine héroïne. Ainsi le drame 
goethéen est-il lui-même un drame intérieur, tout 
entier dans le cœur des personnages. 

Mais il y a plus. Alors que les conflits tragiques, 
même intérieurs, opposent en général deux sen- 
timents violemment contradictoires : l'amour et le 
devoir, la passion et la raison, tout se joue ici 
autour d'un scrupule de conscience, l'horreur et la 
détestation du plus officieux des mensonges dans 
l'âme d'une jeune fille que le plus léger mensonge 
ferait moins pure. Et voilà ce qui constitue, en 
même temps que la beauté très haute du drame, 
l'essence et la supériorité du tragique goethéen. 

Goethe a inventé le dénouemenf, dit-on. C'est 
vrai. (Bien que l'indication d'une solution morale 
ait pu lui être soufflée par l'Œdipe à Colone, de 
Sophocle.) Et il l'a inventé dans la ligne de son 
tempérament conciliateur. Oreste, éclairé par une 
soudaine illumination, comprend enfin le véritable 
sens de l'oracle. Il ne s'agit pas de ramener en 
Attique une statue, pure formalité d'observance 
rituelle. Puisque le drame est intérieur, la purifi- 
cation doit être intérieure, elle aussi. Oreste guérira 
dans les bras de sa sœur. Et c'est le retour dans 
sa patrie de sa propre sœur à lui, non pas de la 
sœur d'Apollon, qui signifiera l'apaisement des 
Euménides, le pardon total, la félicité reconquise 
sur le malheur. 

Mais ce dénouement lui-même n'est que le 
« conséquent ». Le caractère moral d'Iphigénie, 
voilà Y « antécédent », le centre et l'originalité 
profonde tout à la fois d'un drame que l'héroïne, 



CHEZ GOETHE 195 

depuis la première scène jusqu'à la dernière, anime 
du plus pur de son souffle. 

Cette héroïne sans tache, comme elle nous appa- 
raît, d'entrée de jeu, douloureusement humaine! 
Nous aurons l'occasion de revenir sur ce que 
M. Corin appelle bien sévèrement « le premier péché 
contre l'Esprit d'humanité » de la vierge interdite 
et tremblante, placée entre sa raison terrestre et 
le commandement suprême du sens moral. Au début 
de l'acte I, Iphigénie regrette sa patrie perdue. 
« Malheur à celui qui, loin de ses parents et de ses 
frères et sœurs, mène une vie solitaire! Le chagrin 
consume sur ses lèvres le bonheur qu'il s'apprêtait 
à goûter. Ses pensées, oublieuses du présent, vo- 
guent avec les flots vers le palais paternel où, pour 
la première fois, le soleil lui révéla le ciel, où, dans 
leurs ébats, les enfants nés du même sein que lui, 
voyaient se resserrer toujours plus étroitement les 
doux liens qui les unissaient ». L'Iphigénie d'Euri- 
pide regrette surtout la nature; l'Iphigénie de Ra- 
cine regrette la société, a dit en substance Saint- 
Marc Girardin dans le parallèle fameux auquel j'ai 
déjà fait allusion. Chez Goethe, au souvenir de la 
lumière si douce à voir se mêle la nostalgie des 
joies très fortes du foyer, de la famille assemblée, 
de la maison. Et j'admire surtout cette pitoyable 
allusion à la faiblesse de la femme. Toutes les 
résignations de son sexe tremblent dans cet aveu 
d'Iphigénie : « Wie eng-gebunden ist des Weibes 
Gliick! (Comme il a ses étroites limites, le bonheur 



196 LE PERSONNAGE D'iPHIGENIE 

féminin!) » Cependant la jeune captive n'a pas 
perdu sa foi en Artémis. Elle supplie la déesse de 
lui rendre les siens, de l'arracher à la vie d'exil, 
qui est une seconde mort. 

Sur ces rivages barbares, la beauté de la jeune 
fille a déjà fait des miracles. Le roi Thoas s'est 
pris pour sa captive d'un amour tempéré de respect. 
Les sacrifices humains qui déshonoraient le culte 
d'Artémis sont abolis. Il faut insister sur cette cure 
morale qu'opère dans l'âme du roi des Scythes 
l'irradiant influx d'Iphigénie. C'est, en somme, 
l'écho de la crise d'apaisement que valut à Goethe 
l'amour de Charlotte de Stein. Et il n'est pas indif- 
férent de noter que les mêmes mots, que nous 
avons extraits (Giite, Weisheit, Mâssigkeit, Ge- 
duld) de la correspondance amoureuse de Goethe, 
se retrouvent, à une nuance près, dans le drame 
classique pour caractériser l'Iphigénie thauma- 
turge. Arkas, le confident du roi, a déjà dit à la 
jeune prêtresse l'heureuse transformation de son 
maître. Et bien que la passion parle haut dans ce 
cœur impétueux, « la violence d'une nouvelle 
flamme ne poussera pas Thoas à une témérité qui 
ne sied qu'aux jeunes gens ». Nous nous défions 
par principe — et par souci de méthode — des 
rapprochements trop péremptoires. Mais ici chaque 
mot fait balle. Cet homme véhémentement épris et 
qu'un sentiment de réserve contraint à se dompter, 
c'est bien le Weimarien dont toutes les lettres de 
cette période témoignent du bouleversement qui 
s'accomplit en lui au « rayonnement » de Char- 
lotte. 

Le dialogue entre Iphigénie et Thoas (I, 3) est 



CHEZ GOETHE 197 

peut-être la scène la plus dramatique de toute la 
pièce. Nous assistons en effet à un de ces « retour- 
nements » qui caractérisent l'optique du théâtre. 
En vain le roi amoureux s'est-il fait persuasif, 
lphigénie ne peut se résoudre à partager la cou- 
ronne. Pour éloigner d'elle son soupirant, elle fait 
taire ses pudeurs de fille des Atrides et dévoile à 
Thoas les malheurs de sa race; mais elle ignore 
encore le parricide d'Oreste. On n'a peut-être pas 
suffisamment souligné la valeur psychologique de 
cette confession. lphigénie ne ment pas. C'est le 
thème sur lequel brode à l'envi la critique. Et de 
l'opposer à l'héroïne d'Euripide, grecque au sens 
péjoratif du mot, prompte à la ruse, à la dissimu- 
lation, à tous les compromis dont s'accommode 
une conscience « élastique ». Mais il me paraît inté- 
ressant de porter au crédit de l'humanité goe- 
théenne une invention par laquelle la vérité, l'hor- 
rible vérité des faits vient au secours de la virgi- 
nité qui s'émeut. La Grange-Chancel, un des 
précurseurs modernes de Goethe, aurait imaginé 
le premier, nous dit-on, de rendre Thoas amou- 
reux. Mais à Goethe demeure tout l'honneur d'une 
scène qui a le double mérite d'éclairer à la fois 
l'âme tumultueuse des Atrides maudits et l'âme 
fière d'une vierge que révolte la perspective d'un 
mariage en Barbarie, d'un mariage qui ne serait 
pas autre chose que le rapt légalisé. C'est bien 
ainsi, à mon sentiment, qu'il faut entendre les pa- 
roles d'Iphigénie. Sans doute elle représente à 
Thoas que, prêtresse consacrée, elle n'a pas le droit 
de disposer de sa vie. Mais tout de suite l'aveu lui 
échappe du désir qui la presse de retrouver les 



198 LE PERSONNAGE D'iPHIGENIE 

siens. « Ah! que dans les antiques salles où le deuil 
maintes fois encore murmure tout bas mon nom, la 
joie, comme pour un nouveau-né, tende les plus 
belles guirlandes de colonne en colonne! » Ainsi 
donc, Iphigénie se refuse à mentir, tout en accep- 
tant d'ordonner pour les besoins de la cause les 
arguments d'une émouvante plaidoirie. 

Cependant, Thoas a senti l'affront. Le vieil 
homme n'est pas mort. Dans son dépit, et après 
qu'il a dit un couplet ironique à la honte du sexe 
menteur (« Sois femme tout à fait. Abandonne- 
toi à l'instinct effréné qui te saisit et t'entraîne à 
l'aventure... »), il annonce à la jeune prêtresse 
qu'il rétablit l'usage des sacrifices humains. Préci- 
sément, on vient de capturer dans les cavernes du 
rivage deux étrangers : ils seront les premières 
victimes. 

L'acte s'achève par une admirable invocation 
d'Iphigénie à la clémence d'Artémis : « Tu as des 
nuages, clémente libératrice, pour envelopper les 
innocents injustement persécutés, et, les arrachant 
aux bras d'airain de la Destinée, tu peux les 
porter sur l'aile des vents, par-dessus la mer, par- 
dessus les plus vastes étendues de la terre, où il 
te paraît bon. Tu es sage et tu vois l'avenir; pour 
toi le passé est toujours présent, et ton regard se 
repose sur tes serviteurs, comme ta lumière qui 
anime les nuits plane sur la terre et la régit. Oh! 
épargne à mes mains la souillure du sang. Jamais 
le sang versé n'a donné le bonheur et la paix. Le 
spectre de la victime d'un meurtre même invo- 
lontaire épie et remplit d'effroi les heures mau- 
vaises du meurtrier, triste d'avoir tué contre son 



CHEZ GOETHE 199 

gré. Car les Immortels aiment les races au loin 
essaimées des hommes qui sont bons; ils reculent 
le terme de leur fugitive existence, volontiers ils 
leur accordent de jouir avec eux, quelque temps, 
du spectacle des cieux éternels où ils trônent » 

(I, 4). 

Chez Euripide, l'héroïne ne se gênait pas pour 
accabler la divinité : « J'ai lieu de me plaindre des 
lois imposées par la déesse. Elle prend plaisir à 
se faire immoler des victimes humaines. Non, il 
n'est pas possible que l'épouse de Zeus, Latone, 
ait enfanté une divinité si cruellement stupide! » 

Acte II. Les prisonniers, c'est Oreste et Pylade. 
Oreste ne cherchera pas à lutter contre la fatalité 
qui l'accable. Sa mort ne le délivrera-t-elle pas des 
torturantes Euménides? Mais Pylade ne peut se 
résigner à cette passivité sans gloire et qui lui 
paraît un outrage a l'oracle delphlque. Homme 
d'action, réaliste par tempérament, utilitaire si 
l'occasion s'en présente, il incarne à merveille, non 
pas précisément la morale de l'intérêt, — son but 
est louable et généreux, — mais la morale du résul- 
tat. Ici encore, l'intention de Goethe est manifeste. 
Dédaignant les effets faciles que l'on pouvait tirer 

— et maints épigones d'Euripide s'y sont attachés 

— de l'amitié légendaire qui unit Pylade à Oreste, 
il va d'instinct tragique à l'essentiel, qui est, pour 
lui, d'opposer, en une sorte de diptyque moral, à 
Y « ulyssisme » pratique du hardi compagnon la 
délicatesse de conscience d'Iphigénie. 



200 LE PERSONNAGE D'iPHIGENIE 

Ce contraste n'éclate pas cependant dès la pre- 
mière rencontre des deux personnages. Toute cette 
seconde scène du II e acte, au long de laquelle Pylade 
dévoile à Iphigénié la chute de Troie, l'adultère de 
Clytemnestre et le meurtre horrible d'Agamemnon, 
me paraît ralentir l'évolution du drame psycho- 
logique qui se joue dans le cœur de la jeune fille. 
« Elle se couvre de son voile », dit l'indication 
scénique, au moment où le narrateur insinue claire- 
ment que le sacrifice ordonné d'Iphigénie à Aulis 
serait à l'origine du ressentiment de Clytemnestre 
contre un époux plus docile aux conseils de l'am- 
bition qu'à la voix du sang. Certains critiques en 
ont pris prétexte pour incriminer son « insen- 
sibilité », comme ils disent. Tel n'est pas notre 
sentiment. Nous pensons, au contraire, que ce 
geste de pudeur offensée et le « es ist genug » qui 
l'accompagne traduisent bien mieux que de longs 
développements l'infinie douleur d'une âme blessée 
au plus vif de sa sensibilité filiale. Chercher, 
comme on l'a fait, dans la tiagédie antique une 
confirmation de je ne sais quelle attitude morale 
qui accorderait moins de révérence à la mère qu'au 
père, quelle subtilité, au demeurant bien vaine! 
Mais il reste que le second acte n'est qu'un acte 
de préparation (un peu aussi, d'opposition) dans 
ce drame où nous intéresse avant tout le person- 
nage d'Iphigénie. 

Le point culminant du III e acte est la guérison 
d'Oreste. Elle a donné lieu à d'innombrables corn- 



CHEZ GOETHE 201 

mentaires, tantôt éthiques, tantôt pathologiques, 
éthico-pathologiques aussi. Pour nous, nous invo- 
querions uniquement ce complexe richement nuancé 
que l'on désigne communément sous le nom d'in- 
fluence. « Aura » serait un terme plus adéquat, 
« aura » ou rayonnement. Il émane d'Iphigénie 
comme un fluide magique. Une vertu sort d'elle, 
ainsi qu'il est dit dans l'Evangile. C'est toute l'aven- 
ture weimarienne de Goethe et de Charlotte 
de Stein. 

On sait dans quelles circonstances se produit 
cette guérison « wundervoll und schnell ». Iphi- 
génie a délivré l'autre captif (Oreste) de ses chaî- 
nes. Elle a entendu de sa bouche la suite du récit 
commencé par Pylade. Le frère s'est donné à con- 
naître. La sœur a révélé son nom. Mais tandis que 
la prêtresse rend grâces aux dieux qui l'ont visi- 
tée dans son exil, Oreste, en proie aux Furies, 
voit dans cette « reconnaissance » un raffinement 
de leur cruauté vengeresse. Il tombe sur le sol, 
inanimé. Quand il reprend ses sens, c'est pour se 
croire transporté dans l'Hadès où l'accueillent, 
souriants et réunis, tous les ancêtres, sauf Tan- 
tale. Enfin, la raison lui revenant tout à fait, la 
malédiction séculaire se dénoue. Il l'entend. « Les 
Euménides s'enfuient, je les entends, elles rega- 
gnent le Tartare, et derrière elles elles ferment 
violemment les portes d'airain qui retentissent avec 
un bruit de tonnerre loin'ain. La terre exhale un 
parfum vivifiant et m'invite à poursuivre dans ses 
plaines les joies de la vie et les exploits hé- 
roïques. » 

Encore une fois, il me paratt assez vain de 



202 LE PERSONNAGE D'iPHIGENIE 

chercher à « justifier en raison », comme disent 
les réalistes, cette guérison instantanée, totale et 
miraculeuse. Le symbolisme est de l'essence même 
dt la poésie et de la dramaturgie goethéennes. Le 
Second Faust se déroule tout entier dans la sphère 
des correspondances subtiles, des allusions char- 
gées de mystère et de sens. Wahrheit und Dich- 
tung est d'ailleurs une formule symboliste. Les 
pédants y perdront leurs lunettes : il faut savoir 
goûter le charme et la signification du miracle. 
Pour nous, le sommeil d'Oreste est ta clé de voûte 
du III e acte et la traduction symbolique de ce 
passage du Wetzlarien au Weimarien, de Wer- 
ther à l'ami de Charlotte de Stein. L'instantanéité 
même de ce passage — et de cette guérison — 
n'a rien qui doive nous surprendre. Comme tous 
les grands passionnés, Goethe court aux extrêmes. 
Non certes qu'il se soit résigné sans lutte à cet 
amour quasi filial que lui imposait sa trop mater- 
nelle amie. Mais une fois son parti accepté, une 
fois prononcé le fiât, c'est avec une sorte d'ala- 
crité qui l'exalte que le jeune homme entend tirer 
de cette expérience nouvelle toute la somme des 
« possibles », toute la gamme des virtualités. La 
conversion s'est opérée sous le signe de cette 
« reine Menschlichkeit » qui a tant intrigué les 
commentateurs. La « pure humanité » d'Iphigénie 
qui rachète toutes les infirmités de l'homme («aile 
menschlichen Gebrechen ») n'est pas autre chose 
que la soumission de la vierge très pure aux lois 
éternelles. Il ne faut pas monter trop haut. L'Iphi- 
génie de Goethe est plutôt femme qu'héroïne. 
C'est la créature humaine qui accepte son rang et 



CHEZ GOETHE 203 

les devoirs de son rang dans l'ordre préétabli, de 
même que chaque planète fait sa révolution dans 
l'ordre du Cosmos. A partir de Weimar, et M me de 
Stein l'y aidant, Goethe se rend compte des beau- 
tés de l'ordre. Toute sa sagesse sera désormais 
un effort de conciliation. De là vient qu'il est le 
plus grand des classiques. Classicisme égale équi- 
libre. La « pure humanité », l'humanité véritable 
est avant tout une question de mesure. 

La vision d'Oreste soulève le problème de Tan- 
tale. Dans l'Hadès qui lui est révélé, le parricide 
voit tous ses ascendants réconciliés. Tous, sauf 
un : le père de la race. Pourquoi le Titan seul 
serait-il exclu du bénéfice de l'amnistie ? Ici, nous 
souscririons volontiers à la remarque pénétrante 
de M. Hippolyte Loiseau, qui a préfacé et tra- 
duit, pour la Collection bilingue des Classiques 
étrangers, Iphigénie en Tauride. Goethe voit dans 
la présomption, l'esprit d'orgueil (« die Vermes- 
senheit »), le plus grand obstacle à la « pure huma- 
nité ». Précisément parce que l'humanité est har- 
monie, et que rien ne dérange des lois faites pour 
tous comme l'aveugle égoïsme d'un seul. Tantale 
éternel supplicié, c'est Werther qui n'eût pas 
abjuré ses faux dieux. Le dionysien cède à l'ap- 
pollonien — sur toute la ligne. 

Ainsi cet acte III, qui nous montre surtout 
Oreste et sa libération, est tout entier baigné dans 
cette « aura », dans cette atmosphère bienfaisante 
et de paix qui accompagne partout Iphigénie. Elle 
avait adouci le roi, civilisé les sacrificateurs bar- 
bares. Par sa seule apparition — céleste (« himm- 
lisch ») apparition, — elle met en fuite l'essaim 



204 LE PERSONNAGE D'iPHIGENIE 

déchaîné des noires Euménides, les imprécations, 
les spectres sanglants, les remords et toutes ces 
révoltes de la chair que l'esprit ne dompta. 

...Mais comme Oreste remerciait les Dieux, 
Pylade lui a signifié qu'il n'y a plus un instant 
à perdre. Le vent est favorable. Il n'est plus que 
de fuir, emportant vers l'Attique la statue d'Ar- 
témis. 

Le IV e acte pourrait s'intituler l'acte des incer- 
titudes, de la lutte dans un cœur partagé entre 
le sentiment du devoir et les scrupules de la raison 
et du cœur. Trois fois, Iphigénie (scènes 1, 3 et 
5) déplore le mensonge par lequel il lui faut ache- 
ter la guérison définitive de sa race, la paix des 
dieux. Et les scènes 2 et 4 sont comme le reflux 
de ce ballottement. Conflit tragique ! Et quelles 
proportions admirables dans l'architecture de ces 
cinq scènes! Goethe n'a jamais mieux révélé sa 
maîtrise souveraine : maîtrise de la matière dra- 
matique et de la forme d'art, maîtrise de soi aussi. 
Ce IV e acte d'Iphigénie suffirait à montrer les 
effets de la conversion. Et le tout aboutit au vieux 
chant des Parques inhumaines, implacables, que 
nul ne peut fléchir : 

« Qu'elle redoute les dieux, 
la race humaine! 
Ils tiennent la maîtrise 
en leurs mains éternelles, 
et ils en peuvent user 
comme il leur plaît. 



CHEZ GOETHE 205 

Qu'il les craigne deux fois, 
celui-là qu'ils élèvent! 
Sur les sommets et les nuages, 
des sièges sont tout prêts 
autour des tables d'or. 

Qu'éclate une querelle, 
ils précipitent leurs hôtes, 
insultés, avilis, 
aux profondeurs de nuit. 
En vain attendront-ils, 
liés dans les ténèbres, 
la sentence du droit. 

Mais eux, eux ils demeurent 
dans leurs fêtes sans fin 

aux tables d'or. 
Ils vont de montagne 
en montagne, là-haut : 
des gouffres de l'abîme 
fume vers eux le souffle 
des Titans écrasés, 
pareil aux fumées des sacrifices, 
tel un léger nuage. 

Et ils détournent, les maîtres, 
leur regard favorable 

de races tout entières; 
et ils évitent de voir dans le petit-fils 

les traits jadis aimés, 
les traits qui leur sont un reproche muet, 

les traits de Vaieul. » 

Toute la détresse de la Tantalide pleure dans 
ces strophes. Toute la détresse aussi de la femme. 
On en a voulu à Iphigénie de cet accès de fémi- 
nité. « L'humanité » de la prêtresse d'Artémis 
serait pour d'aucuns synonyme de rigidité morale. 



206 LE PERSONNAGE D'iPHIGENIE 

M. Corin est particulièrement dur. « Pourquoi 
n'a-t-elle plus le courage de sa foi? interroge-t-il. 
Parce qu'elle a cessé d'être désintéressée, de se 
tenir au-dessus de sa propre destinée : elle a 
maintenant des intérêts personnels, le sentiment 
de sa mission divine a été obnubilé par son ardent 
désir de revoir sa patrie et la maison paternelle, 
par la crainte aussi pour sa propre vie et celle de 
son frère. Et enfin, elle n'a pas pu prendre son 
parti de la nécessité qu'il y a pour l'homme de 
sacrifier un grand bien, sa vie même, pour un bien 
plus élevé : son âme. » Et il conclut : « Le sens 
moral d'Iphigénie est donc troublé, il a fléchi. » 

Tout cela au moment même où Iphigénie vient 
de traduire ainsi les scrupules de son cœur tenaillé, 
de son âme incertaine : « Malheur ! malheur au 
mensonge ! Il ne soulage pas le cœur, comme 
toute autre parole dite avec vérité ; il ne nous 
rassure pas, il angoisse celui qui en secret le forge, 
et comme un trait décoché qu'un Dieu a détourné 
et qui refuse son office, il revient en arrière et 
frappe l'archer... Mon cœur bat, mon âme se 
trouble à la vue de l'homme à qui je dois mentir 
(se. 1) ». Et plus loin : « La voix de ce fidèle 
ami (Arkas) m'a réveillée et me rappelle que 
j'abandonnerai ici des êtres qui sont des hommes. 
Le mensonge m'apparaît doublement odieux 
(se. 3) ». 

Voilà bien le pivot du drame goethéen : un scru- 
pule de conscience. Nous sommes loin de la con- 
ception d'Euripide où la jeune captive ourdissait 
de ses mains la trame de la ruse où tombera le 
niais Thoas. L'Iphigénie de Goethe n'a rien 



CHEZ GOETHE 207 

machiné. Son silence seul doit favoriser le projet 
de Pylade, lequel s'est avisé d'un pieux strata- 
gème : sous ombre de purification, la statue 
d'Artémis qu'a souillée le contact d'un impur 
étranger, sera immergée dans la mer, et c'est à 
l'occasion de cette cérémonie lustrale qu'elle sera 
ravie sur le vaisseau des Grecs. Le dialogue de 
la scène 4 entre Pylade, qui se fait pressant, et la 
vierge toujours plus irréductible est d'une émou- 
vante grandeur. 

Pylade. — C'est celui qui veut immoler ton 
frère que tu fuis. 

Iphigénie. — C'est celui qui fut mon bienfai- 
teur. 

Pylade. — Il n'y a point d'ingratitude où la 
nécessité commande. 

Iphigénie. — L'ingratitude demeure entière, la 
nécessité n'est qu'une excuse. 

Pylade. — Elle t'excusera certainement aux 
yeux des dieux et des hommes. 

Iphigénie. — Seulement mcn propre cœur n'en 
est pas satisfait. 

Pylade. — L'excès de scrupules est un orgueil 
secret. 

Iphigénie. — Je ne m'analyse pas, je ne fais 
rien que sentir (« ich fiïhle nur »). 

Pylade. — Si ton sentiment de toi est juste, 
tu ne peux que t'estimer. 

Iphigénie. — Oui, mais le cœur ne s'estime que 
lorsqu'il est tout à fait pur. 

Au sentiment d'horreur qu'inspire le mensonge 
se mêle, on le voit, le sentiment de la reconnais- 



208 LE PERSONNAGE D'iPHIGENIE 

sance, d'une reconnaissance aussi délicate que la 
sincérité est elle-même exigeante. Que Goethe 
ait cru devoir doter pour le surplus sa fragile 
héroïne de tous ces tremblements naturels à son 
sexe, loin d'y voir une atteinte à « l'humanité », 
nous sommes tout disposé à faire de ces tremble- 
ments et de cette fragilité le plus pur fleuron, le 
diamant à la plus belle eau, la plus profonde, de 
la couronne que voulut poser un Goethe délivré 
des Furies au front de l'éternel féminin. 

La sincérité envers soi-même, cet impératif caté- 
gorique supérieur à toutes les conventions de l'ami- 
tié ou de l'intérêt, n'est pas de ces devoirs qu'on 
accepte sans effroi. Pour s'élever sur le plan de 
l'essentiel il faut dompter souvent le vertige des 
cimes. Iphigénie courbée un instant sous la malé- 
diction des dieux, comme elle nous apparaît notre 
sœur en détresse, infiniment pitoyable et « hu- 
maine » de tout le poids de toutes nos contra- 
dictions ! 

* * * 

Au dernier acte, la prêtresse qui s'est recon- 
quise a dit au roi Thoas toute la vérité. Qu'il me 
soit permis de citer cette confession la plus noble : 

Iphigénie. — L'homme a-t-il donc seul le pri- 
vilège des exploits inouïs ? L'impossible, lui est-il 
donc à lui seul réservé de l'étreindre contre son 
cœur puissant de héros ? Qu'est-ce qu'on appelle, 
grand ? (Suit une énumération des gestes héroï- 
ques.) Ne nous reste-t-il plus rien à nous ? Une 
tendre femme doit-elle à la rudesse opposer la 
rudesse, et, comme les Amazones, vous ravir le 



CHEZ GOETHE 209 

droit de porter le glaive et dans le sang se venger 
de l'oppression ? Pour moi, une entreprise hardie 
agite mon cœur hésitant. Je n'échapperai pas à 
de grands reprochés ni à de grands malheurs, si 
elle échoue. Toutefois, ô Dieux, je vous la confie. 
Si, comme on vous en fait un mérite, vous aimez 
la vérité, montrez-le en me secourant, glorifiez en 
moi la vérité !... Eh ! bien, oui, apprends, ô roi, 
que, dans le secret, on ourdit une trame menson- 
gère. C'est en vain que tu demandes les prison- 
niers. Ils sont partis et sont allés trouver leurs 
amis qui, avec leurs vaisseaux, les attendent au 
rivage. L'aîné, que le mal sacré a saisi et quitté 
en ces lieux mêmes..., c'est Oreste, mon frère ; et 
l'autre est son confident, son ami de jeunesse : il 
s'appelle Pylade. Apollon les a envoyés de Delphes 
sur ces rives avec l'ordre divin d'enlever la statue 
de Diane et de lui ramener sa sœur. En échange, 
à celui que les Furies poursuivent pour le parri- 
cide dont il est chargé il a promis la délivrance. 
Et maintenant j'ai remis entre tes mains les deux 
seuls survivants de la maison de Tantale. Perds- 
nous... si ton cœur te le permet (« Verdirb uns 
— werrn du darfst »). 

Thoas. — Tu penses que le Scythe grossier, le 
Barbare, entendra la voix de la vérité et de l'hu- 
manité à laquelle Atrée, le Grec, a été sourd? 

Iphigénie. — Tout homme l'entend, sous quel- 
que ciel qu'il soit né, et à qui la source de vie 
coule pure et libre dans son sein... 

Je ne reviendrai sur l'artifice du dénouement 
(l'interprétation par Oreste de l'oracle sibyllin) 



210 LE PERSONNAGE D'IPHIGENIE 

que pour souligner, une fois de plus, le triomphe, 
dans lphigènie, de l'élément moral, des forces inté- 
rieures, sur tout ce qui est contingent, grossière- 
ment rituel. Moderne, cette solution ? Si l'on veut ! 
Mais le Christ avait dit, bien avant Goethe, que le 
culte extérieur des Pharisiens ne suffit pas. La 
purification de l'homme est un drame qui se joue 
aux profondeurs secrètes de la conscience d'un 
chacun. C'est là que brûle la veilleuse, et c'est là 
qu'aux grandes heures, brille soudain la flamme. 
Pourtant lphigènie ne peut pas se contenter 
d'une libération qu'arracherait à Thoas la volonté 
des dieux enfin élucidée. Il faut que le barbare 
humanisé s'humanise jusqu'à l'affection. « Dites- 
nous donc adieu !... En gage de notre vieille 
amitié, donne-moi ta main !» — « Lebt wohl ! » 
répond Thoas vaincu. Le rideau se ferme sur la 
victoire totale, la douce victoire d'une jeune fille 
en pleurs. 

Cette jeune fille-là, nous n'hésitons pas à 
l'écrire, c'est la plus pure création du drame 
antique et du drame moderne. Humaine héroïne, 
fière et tendre, droite et frêle, scrupuleuse et pas- 
sionnée, sincère surtout — et qui n'a point de 
masque. Que Goethe, pour la créer, se soit sou- 
venu de son amie de Weimar, c'est le meilleur titre 
de gloire de cette Charlotte écossaise, un peu 
pâle. A notre sentiment, d'ailleurs, d'autres fem- 
mes ont concouru à cette harmonieuse synthèse. 
Il y avait la mère de Goethe, fine et sensible, sa 
sœur Pulchérie, Augusta von Stolberg ; il y avait 



CHEZ GOETHE 211 

sans doute aussi la fraîcheur de Frédérique, la 
droiture de Lotte Buff, la beauté de Lili. Nous 
pardonnerons beaucoup à celui qui a souvent mal 
aimé, parce que son Iphigénie est de toutes la 
plus aimable. Un beau et noble sujet porte tou- 
jours l'écrivain — et l'emporte. Les qualités d'iphi- 
génie en Tauride sont tout en nuances. On a 
reproché au drame de manquer d'action. Comme 
si le vrai cheminement ne se déroulait pas au fond 
du cœur ! Pour le classicisme, l'harmonie heureuse 
des proportions, la fluidité de la forme métrique, 
de ce pentamètre iambique qui donne à certains 
couplets l'allure d'une incantation, Goethe, qui ne 
s'était jamais élevé si haut, ne s'est pas surpassé 
depuis. On fait volontiers grand état du pèleri- 
nage d'Italie. Et certes, c'est en Italie que le 
drame fut mis en vers. Mais la révélation du génie 
hellénique, des lois de l'ordre et des délicatesses 
du cœur, Goethe l'avait eue à Weimar, quand il 
demandait 

— De la musique avant toute chose! — 

un orchestre pour soulager ses esprits en travail 
et hâter l'heure de la libération, l'heure immor- 
telle. 



m. 

Varia 



ÉLOGE DE LA TRADITION 

Il ne s'agit pas ici de polémique. Les positions 
sont prises : d'un côté, les bons esprits ; de l'au- 
tre, les esprits faux. Nous ne convaincrons pas nos 
adversaires. Qui, d'aventure, nous traiteront de 
Gorgias. 

Au moment de dire notre sentiment sur la que- 
relle qui perpétuellement se rallume des Anciens et 
des Modernes, voici que la discussion nous appa- 
raît oiseuse. Académique, si l'on préfère et pour 
éviter le terme péjoratif. Nous la prolongerons par 
pur dilettantisme, par luxe. Confiants que nous 
sommes, les traditionalistes ou les Anciens, dans 
l'excellence de notre position. Mais il nous plaît, 
d'ailleurs, de connaître la raison, les multiples rai- 
sons d'une tapageuse levée de boucliers contre le 
bouclier de Pallas-Athènè. 



Puisque tout est remis en question, et le sens 
même de la culture générale, je commencerai par 
définir le concept de civilisation. 

On peut distinguer, il me semble, trois degrés 
de civilisation : la civilisation matérielle, la civi- 



216 ELOGE DE LA TRADITION 

lisation sociale, la civilisation spirituelle (intellec- 
tuelle et morale). 

La civilisation matérielle progresse. A pas de 
géants. Il serait puéril d'y contredire. Les huma- 
nistes anciens n'y songent pas un instant. Il fal- 
lait être ce doux rêveur de Louis Ménard, « le 
dernier païen et le dernier Hellène », au témoi- 
gnage de Barrés, pour se promener à travers 
Paris, drapé dans un manteau à la grecque. Nous 
ne réclamons pas le retour à la toge. Pour ma 
part, je n'entends renoncer à nul de ces agré- 
ments que le confort moderne dispense au siè- 
cle XX. Pourquoi serait-il interdit de savourer 
Horace du fond d'un fauteuil-club? 

Mais que ce progrès matériel n'ait rien à voir 
avec la notion d'humanisme, l'exemple de l'Amé- 
rique suffirait à le démontrer. La poésie, la 
musique, la sculpture américaines, ubi sunt? 
Moins heureuses que les belles dames du temps 
jadis, elles n'ont même pas disparu, parce qu'elles 
n'ont jamais existé. On me jettera, comme un gant, 
l'un ou l'autre nom de la jeune littérature. Tout 
génie qui n'atteint pas à l'universel est indigne du 
nom de génie. Or j'ose affirmer que pas un artiste 
de chez eux n'a gagné l'audience du monde. Il y 
a tout juste le cinéma, qui excelle, à Hollywood, 
dans les prises de vues. Nous n'allons pas recom- 
mencer Duhamel. On s'excuserait volontiers d'in- 
sister sur des vérités aussi élémentaires. Mais il 
paraît que nous vivons une ère nouvelle, qui 
réclame, par la voix de mille besoins nouveaux, 
une nouvelle forme d'éducation. Gardons-nous 
de confondre. Aussi longtemps que vous demeu- 



ELOGE DE LA TRADITION 217 

rez sur le terrain du progrès matériel, je vous 
dénie le droit de faire intervenir la notion d'hu- 
manisme. Oui ou non, s'agit-il ici d'une réforme 
de l'enseignement dit secondaire, qui doit pré- 
parer le jeune homme à l'université, antichambre 
des carrières libérales? Certes, j'éprouve le besoin, 
dès que j'ai acquis un appareil de T. S. F., d'en 
connaître le maniement. Mais l'enseignement que 
va me donner le monteur en salopette — on dit 
plutôt : le renseignement — n'est qu'un enseigne- 
ment usuel et qui n'a rien de commun avec l'édu- 
cation classique. 

Civilisation sociale : c'est un second degré. Ici 
encore, nous avons fait, depuis les Grecs, quel- 
ques progrès. Sous l'influence prépondérante 
d'un facteur que nous n'hésitons pas à nommer 
par son nom : le christianisme. Et nous serions 
curieux d'entendre, sur ce point, les explications 
de nos * humanistes nouveaux ». 

Cependant, l'histoire nous enseigne qu'il serait 
vain d'en appeler, contre le barbare du siècle 
d'Auguste, au civilisé d'aujourd'hui. La guerre 
n'a rien de plus humain, de plus tempéré par les 
mœurs. Aux tueries sauvages et isolées a succédé 
le massacre scientifique d'un peuple sans défense. 
On nous objecte l'esclavage, les jeux du cirque. 
Comme si l'industrialisme forcené n'avait pas 
provoqué, dès les débuts du machinisme, toutes 
sortes d'excès ! Comme si les combats dans le 
ring n'accusaient pas l'inhumanité stupide de nos 
foules qui, plus cruelles que les foules antiques, 
paient à prix d'or la joie de voir couler le sang ! 
Quant aux mœurs contre nature d'un Platon, d'un 



218 ELOGE DE LA TRADITION 

Socrate (car j'ai retrouvé, maintes fois, cet argu- 
ment choisi, sous la plume d'adversaires qui n'ont 
rien compris à l'ironie socratique), nous aurions 
mauvaise grâce de nous en indigner au siècle des 
petits baronnets de Charlus et d'André Gide. 
Ayons le courage, la sincérité d'avouer que le sens 
social de chacun d'entre nous dépend presque 
uniquement de dispositions morales. L'éthique 
échappe — et c'est tant mieux — aux fabricants 
de réformes scolaires. La purification de l'homme, 
la « reine Menschlichkeit » de Goethe est un drame 
qui se joue — revenons-y — aux profondeurs 
secrètes de la conscience individuelle. 

Le progrès existe-t-il sur le plan spirituel? Il 
n'existe pas fatalement. Pour l'excellence raison 
que le cerveau humain dans l'exercice de sa fonc- 
tion propre, qui est de penser, n'est susceptible 
d'aucun perfectionnement. J'entends, d'un perfec- 
tionnement extrinsèque. Aristote, à trente ans, 
pensait sans doute plus profond que l'Aristote de 
la vingtième année : la faculté d'abstraire était la 
même. Les conclusions de la physiologie moderne 
confirment pleinement notre manière de voir. 
L'Avenir de la Science, écrivait Renan. Mais 
c'était à la condition de considérer l'expérience 
scientifique dans la nature seule, non dans l'es- 
prit. Le positivisme n'a pas d'autre formule. Nous 
sommes d'avis que la vérité, c'est l'humain. L'esprit 
souffle où il veut. Nous ne le dirons pas en latin, 
pour ne contrister — pour n'embarrasser — per- 
sonne. Tous les efforts des eugénistes du cerveau, 
des fournisseurs de substance grise ne parvien- 
dront jamais à produire un Euclide. 



ELOGE DE LA TRADITION 219 

Modernisme n'implique pas nécessairement pri- 
mauté. « Dans toute société, dit un peu mécham- 
ment Henry de Montherlant (Les Célibataires), 
ce sont toujours les éléments d'intelligence infé- 
rieure qui sont affamés d'être à la page. Incapa- 
bles de discerner par le goût, la culture et l'esprit 
critique, ils jugent le problème automatiquement 
d'après ce principe que la vérité est la nou- 
veauté. » Cette croyance au Progrès n'a pas 
cessé, en tout cas, d'exercer son mirage sur ceux 
qui disent, par exemple : « Notre monde n'est 
plus celui de la Renaissance : il s'est singulière- 
ment développé »; ou encore : « La vie plus 
intense et plus complexe de la société contempo- 
raine nous met en face de problèmes nouveaux. » 

* * * 

A cette croyance au progrès se rattache la 
défiance de l'histoire. Défiance qui, chez la plu- 
part, va jusqu'au dédain, au mépris. L'histoire est 
le passé. Elle s'appelle aussi la tradition. Pour les 
« actualistes », qui dit tradition dit poids mort. Il 
ne serait pas difficile de classer nos adversaires 
dans la catégorie de ces jacobins qui croient — 
de bonne foi, peut-être — que le monde est né 
en même temps que leur cerveau. Les Modernes, 
si vous les poussez quelque peu, consentent d'as- 
sez bonne grâce à tous les retranchements. 

Il n'est pas vrai que l'humanisme soit contre 
l'homme, mais peut-être bien contre un type d'in- 
dividu anarchico-libéral. Une sorte dïndividua- 



220 ELOGE DE LA TRADITION 

lisme orgueilleux est, en effet, à la base même de 
cette révolte contre la tradition. 

Cet individualisme n'est condamnable que dans 
ses excès. Nul ne songe, parmi nous, à prôner la 
seule efficace d'un conformisme intellectuel et 
moral, le modèle en fût-il cherché dans la pure 
tradition gréco-latine. Ce qui nous déplaît, ce qui 
nous répugne dans l'individualisme de ceux d'en 
face, c'est sa tendance au nivellement, son esprit 
égalitaire. Toute aristocratie est devenue suspecte. 
Or nous sommes et nous entendons bien rester des 
aristocrates. Ce fut un des mérites de la Cité 
antique — et aussi de l'Ancien Régime — que 
cette fidélité à un enseignement de classe. Et voilà 
un sens du mot « classique » auquel nous ne 
songeons pas souvent ! L'égalité selon le cœur des 
doctrinaires est un mythe. Mais quel mirage sédui- 
sant ! l'excellent argument de réunion publique ! 
Lorsque la querelle des Anciens et des Modernes 
fut portée, voici quelques années, à la tribune du 
Palais-Bourbon, les partisans de l'école unique et 
du modernisme scolaire en général faisaient de 
l'électoralisme, en le sachant. La connaissance du 
grec et du latin leur paraissait un privilège, le seul 
peut-être que n'eût pas aboli la nuit du 4 août. Et 
voilà pourquoi la propagande de nos adversaires 
compte sur les ressources du pratique, de l'immé- 
diat, du facile. 

Je pourrais ajouter — car je n'ai pas l'habitude 
de dire les choses à mots couverts — que l'anti- 
cléricalisme joue son rôle dans cette bagarre. Le 
latin est aussi la langue de l'Eglise, la langue des 
curés. Ce n'est pas sans raison que la République 



ELOGE DE LA TRADITION 221 

« biocarde » a fait tous ses efforts pour tuer, en 
France, les humanités à l'ancienne mode. 

Et pour en revenir au sens antihistorique de 
nos adversaires, nous aimerions de rappeler que 
le régime d'enseignement qu'ils prétendent con- 
damner s'appuie précisément sur une longue 
histoire, sur une tradition séculaire. Il n'est pas de 
bonne guerre, dans un débat comme celui-ci, de 
négliger les leçons que nous donne le passé. Si 
vraiment l'heure a sonné d'une civilisation nou- 
velle qui puisse faire fi des disciplines d'autrefois, 
on demande à savoir quand s'est faite la coupure. 
La philosophie du devenir incessant et de la nou- 
veauté nécessaire suppose tout de même le sens 
de l'évolution, le sens historique. Il y a là, chez 
lés « humanistes nouveaux », comme une contra- 
diction. 



* * * 

Maintenant que nous avons dénoncé quelques- 
uns des mobiles qui animent nos réformistes, il ne 
sera peut-être pas inutile de défendre la tradition 
par des arguments moins négatifs. 

Notre position est fort nette : nous nous en 
tenons strictement aux exigences de l'esprit. Met- 
tons l'accent sur ce caractère spirituel et désinté- 
ressé de nos études. L'Université doit conserver 
son apanage. Loin de toute compromission. Du 
jour où les langues dites vivantes auront pris le 
premier rang, du jour où, par la force même des 
choses, les étudiants seront devenus sensibles aux 



222 ELOGE DE LA TRADITION 

considérations d'utilité pratique, l'humanisme, le 
vrai, aura fait son temps. L'Université américaine, 
dont quelques-uns de nos adversaires se font les 
champions enthousiastes, souffre de l'invasion des 
techniciens : de ceux-là qui ne suivent des cours 
que dans l'espoir de décrocher plus vite la tim- 
bale aux dollars. Mais la réaction se dessine déjà, 
très violente, en Amérique même. Abraham Flex- 
ner, directeur de YInstitute for Advanced Study, 
raille le système des side-shows et des universités 
« omnibus ». Faut-il citer Sinclair Lewis et la satire 
qu'il fait de l'Université babbitienne? Tel est cepen- 
dant le régime que d'aucuns rêveraient d'instaurer 
parmi nous. Un régime où l'anacheur de dents 
est mis sur le même pied que le philosophe. Que 
dis-je? N'est-il pas évident, du point de vue de 
l'utilisation pratique des connaissances, qu'il est 
plus opportun de manier le davier que le vocabu- 
laire philosophique? Pas un article, pas un ques- 
tionnaire, pas un programme où les « humanistes 
nouveaux •» n'étalent au grand jour, avec une 
sorte de naïveté qui a bien quelque chose de tou- 
chant, ce désir de faciliter à leurs adeptes l'exer- 
cice quotidien, immédiat, nous allions écrire ma- 
nuel, non plus de la profession, mais du métier. 
Or les pédagogues classiques nous ont enseigné 
que l'essentiel est d'apprendre à apprendre, selon 
une formule à la fois si juste et si drue. Notre 
discipline n'a garde d'envisager le résultat immé- 
diat. Parce qu'il s'agit, avant tout, d'une prépa- 
ration, d'un assouplissement, d'une gymnastique 
intellectuelle. Ainsi, les mouvements décomposés 
qu'exécute, au commandement, l'escrimeur à la 



ELOGE DE LA TRADITION 223 

salle d'armes ne reproduisent point les phases 
d'un combat réel. Nous aurions moins peur cepen- 
dant de rencontrer sur le terrain quelque fou- 
gueux moderniste, si nous avions pénétré, à 
force de patients exercices, les secrets de la botte, 
de la fente à l'italienne et de la parade en octave. 
C'est Madelin t sauf erreur, qui disait à un contra- 
dicteur : « Pourriez-vous encore faire la gre- 
nouille aux anneaux, comme au temps du 
collège ?... Mais vous avez gardé des membres 
plus vigoureux, des muscles plus souples, un corps 
sain. » 

Culture désintéressée : telle est notre ligne. Ce 
qui n'implique pas, d'ailleurs, que nous renon- 
cions à l'utile. Nous sommes loin de l'acte « gra- 
tuit ». Il va de soi que, si nous défendons avec un 
tel acharnement les humanités gréco-latines, c'est 
que des Intérêts fort précieux se trouvent engagés 
dans la lutte. Qui voudrait faire l'ange, le pur 
esprit, ferait ici la bête. Le jeune homme qui aura 
passé par l'école des Anciens ne peut pas être mal 
armé pour la bataille de la vie. C'est une question 
d'échéance, et c'est une question d'envergure. A 
celui qui pourra dire, au bout de deux mois, en 
cinq langues : « Donnez-moi de la bière... Avez- 
vous la clef de la chambre ? », nous préférons 
cet autre qui mettra de longues années à disci- 
pliner ses facultés pour les conquêtes difficiles. 
L'honnête homme l'emporte en dignité sur le por- 
tier de palace. Mais je crois bien que, tout compte 
fait, il est plus prudent, voire plus lucratif, de 
prendre ses grades académiques que l'inscription 



224 ELOGE DE LA TRADITION 

de A. 0. Barnabooth sur le registre des voya- 
geurs. 

* * * 

Les horaires, avons-nous dit, ne nous intéressent 
guère. En ce sens que nous nous en tenons aux 
matières traditionnelles. Sauf à discuter, bona 
fide, de quelques modifications de détail. Nous ne 
sommes pas des fossiles. Et notre intransigeance, 
qui aurait le droit d'être absolue, s'accommode, 
chacun le sait, d'aimables concessions. On nous 
oppose souvent le Xénophon de VAnabase, le 
Xénophon qui n'arrête pas de compter par para- 
sanges et par plèthres. Des hellénistes ont montré 
l'intérêt .historique et la valeur éducative des 
Mémorables, du même auteur. Pourquoi ne pas 
substituer à VAnabase les Mémorables? Mais il 
serait temps de renoncer à des plaisanteries éculées 
sur la valeur formative de la Retraite des Dix 
Mille. 

« Les Grecs sont la fleur et le parfum », disait 
Anatole France. Or certains humanistes, prompts 
à la dérobade, sacrifieraient d'un cœur trop léger 
cette fleur qui leur paraît trop délicate. Les études 
gréco-latines forment un tout, une harmonie. Que 
le grec soit reporté en quatrième, je ne l'admet- 
trais, pour ma part, qu'à la condition de dévelop- 
per dans les classes supérieures l'analyse de 
Sophocle, la lecture d'Homère. Car il s'agit, ne 
craignons pas d'y insister, d'un enseignement litté- 
raire, esthétique. La formation de l'intelligence 
et du cœur ne peut être à la merci d'un marchan- 
dage sur l'horaire. 



ELOGE DE LA TRADITION 225 

Le latin a moins besoin d'être défendu. Il 
importe pourtant de préciser notre point de vue. 
Je m'y résous d'autant plus volontiers que, roma- 
niste, il m'arrive d'être taxé de déserteur, de rené- 
gat. Or — je tiens à le proclamer bien haut — 
mon attitude, dans la querelle des Anciens et des 
Modernes, est déterminée avant tout par mon 
amour de la langue, de la culture françaises. 

Il n'est pas vrai que l'étude du français par 
le français supplée l'exercice de version latine. 
C'est l'argument de ceux qui tendent à détacher 
du groupe gréco-latin les tenants de nos lettres 
romanes. La langue maternelle conserve, chez 
nous, tous ses droits : les premiers, les plus res- 
pectables, les plus chers. Mais qui niera que les 
exercices d'explication française ne passent, pres- 
que toujours, par-dessus la tête de l'enfant? A 
l'écolier de douze ans, de treize ans, La Fontaine 
paraît aussi transparent que l'onde de la rivière 
où pêche le héron. Parce que toute la difficulté 
semble se réduire à quelques obscurités lexicolo- 
giques (« Qu'est-ce qu'une tanche? »), le maître 
aura bien du mal à forcer l'attention, à mettre 
en valeur l'élément de beauté qui tient à l'expres- 
sion, à la clarté, à la musique. Il manque, dans 
cette classe de sixième, à l'occasion d'une fable 
— Le Héron — qui est un pur chef-d'œuvre, ce 
que je ne crains pas d'appeler le corps à corps 
avec le modèle. J'en appelle ici à tous ceux qui 
ont enseigné le français par les textes. J'évoque 
les Propos sur l'éducation d'un pédagogue qui n'a 
rien de racorni : Alain. Je songe à ma propre 
expérience. Les garçons de l'Athénée, à qui je 



226 ELOGE DE LA TRADITION 

me suis efforcé d'expliquer les meilleures pages 
des meilleurs prosateurs, des plus grands poètes, 
en quoi différaient-ils de mes jeunes gens de la 
section romane, à l'Université? Ces derniers seuls 
savent lire. Pourquoi? Parce que les humanités 
gréco-latines, les exercices répétés de version et 
de thème leur ont donné le sens de la propriété 
des mots, le sentiment de la rigueur logique, le 
goût de la nuance, de l'expression qui revêt l'idée 
de beauté. Non, il n'est pas indifférent, pour l'intel- 
ligence des Provinciales ou du Discours de la Mé- 
thode, d'aborder Descartes ou Pascal dans un état 
d'indifférence sereine à l'égard du latin qu'ils con- 
nurent, qu'ils pratiquèrent et qui a laissé dans leur 
œuvre, à chaque page, sa forte empreinte. 

Je m'en voudrais d'étaler ici de pédantes consi- 
dérations de grammaire historique. Que nous 
ayons le latin dans le sang, qu'il nous ait légué, 
bien plus et bien mieux que le vocabulaire : les 
règles de syntaxe et tout le mécanisme infiniment 
délicat de la pensée et de son expression, voilà 
qui n'a pas besoin d'être démontré. La joie de 
l'enfant qui décline, pour la première fois, rosa- 
la rose, vient en grande partie de ce que j'appel- 
lerais volontiers l'impression de la « reconnais- 
sance ». Il se reconnaît, il se retrouve dans cette 
langue originelle dont il pressent confusément 
qu'aucune finesse ne pourra lui échapper. Tandis 
que l'anglais, au contraire, réserve au mieux 
informé d'entre nous la foule de ses idiotismes 
savoureux, mais intraduisibles. Intraduisibles et 
insaisissables, je n'hésite pas à l'affirmer. La force 
de notre tradition, c'est qu'elle respecte les faits, 



ELOGE DE LA TRADITION 227 

ces faits qui sont plus respectables qu'un lord- 
maire. On nous taxe souvent d'idéalisme : les 
vrais réalistes, c'est nous. Nous continuons la civi- 
lisation de Rome, héritière elle-même de la pen- 
sée grecque. Rien ne prévaudra contre cette 
filiation. Saper l'enseignement du grec et du latin, 
c'est ébranler les colonnes de la maison, les pierres 
du foyer. 

S'agit-il donc de dresser contre le monde ger- 
manique le monde latin? Au fond, l'histoire est 
faite de ces antagonismes; et la création d'un type 
neutre, indéterminé, ressemble fort à l'émascula- 
tion de l'eunuque. Pourtant, l'humanisme gréco- 
latin, tel que nous le concevons, travaille plus sûre- 
ment qu'un Covenant de Genève ou d'ailleurs, au 
rapprochement des intelligences et des bonnes 
volontés. En d'autres termes, si, pour tout Latin, 
l'éducation classique rejoint la route royale de la, 
tradition nationale, rien ne permet de tenir les 
Anciens pour des fauteurs de discorde, des 
semeurs de haine. A égale distance de ce natio- 
nalisme étriqué qui ne voit pas plus loin que les 
frontières politiques et de cet idéalisme vague qui 
se flatte d'instaurer sur la terre des Modernes la 
communion des hommes nouveaux, nous défen- 
dons à la fois le passé, le présent... et l'avenir. 

Puisque j'ai soulevé la question du latin, il ne 
sera pas inutile de rencontrer une objection assez 
spécieuse. Au programme des « humanistes nou- 
veaux » figure — dans le coin du parent pau- 
vre, d'ailleurs — l'enseignement de l'espagnol et 
de l'italien. C'est ce qui permet à quelques-uns 
— pas tous — de nos adversaires de proclamer 



228 ELOGE DE LA TRADITION 

leur amour du Midi. Culture latine devient culture 
méditerranéenne. Mais à l'ombre des oliviers, des 
pins-parasols, des chênes verts, on nous invite à 
élire pour maîtres Dante, et non plus Virgile, Cer- 
vantes et, d'aventure, le Mistral de Mireille. 

L'italien, l'espagnol, le portugais, le provençal, 
le roumain vivent, à côté du français, dans une 
relation de dépendance, qui est la même pour 
tous, à l'égard du latin langue-mère. Que le 
latin d'Espagne ait pris, dès les premiers siècles, 
un air de nobilitas qu'attestent les nombreux écri- 
vains originaires d'Ibérie (Sénèque, Lucain, Mar- 
tial, Quintilien), que la concurrence du latin ait 
maintenu plus longtemps qu'ailleurs, en Italie, la 
langue vulgaire à l'état de patois, que le proven- 
çal ait donné à l'Europe occidentale les modèles 
les plus anciens de poésie courtoise, cela tient uni- 
quement au jeu des circonstances. Partout dans 
la Romania, le latin importé, puis acclimaté, dicte 
sa loi. Ce qui est constant, c'est l'élément tradi- 
tionnel. Ce qui est commun, c'est l'origine même 
de ces langues néo-latines, comme disent encore 
les philologues italiens. Il serait difficile de faire 
admettre à quelqu'un de bonne foi que Pétrarque 
a plus de vertu humaniste que Cicéron, par exem- 
ple, puisque aussi bien l'amant de Laure écrit indif- 
féremment en italien et en latin. Dante, s'il a 
retrouvé Béatrice, doit souffrir mille morts, dans 
son Paradiso, à la nouvelle que Virgile, déjà banni 
des célestes parvis pour le crime d'être païen, est 
évincé de ces Champs-Elysées où devisent, pour 
l'édification des hommes, les ombres bien disantes 
des philosophes et des poètes. Proposer à notre 



ELOGE DE LA TRADITION 229 

admiration exclusive les dialogues de Don Qui- 
chotte et de Sancho, c'est préférer le reflet à la 
lumière, le rayon au soleil. Nous n'excluons per- 
sonne. Partis de la Grèce et de Rome, nous tra- 
versons le moyen âge (bien plus pétri de latinité 
qu'on n'a voulu le croire) et la Renaissance, pour 
arriver jusqu'à nos jours. La chaîne n'est nulle 
part brisée. Et chez les prosateurs, les bons poètes 
d'aujourd'hui, il nous plaît de déceler, tel un 
signe de race, l'écho qui ne trompe point. 

Pour qui se préoccupe d'ailleurs de cette ques- 
tion des langues vivantes, il est si facile d'appren- 
dre, grâce au latin, en quelques mois, l'italien et 
l'espagnol. J'ai su l'italien en quelques semaines. 
Or je n'ai pour les langues nulle aptitude spéciale. 
Il m'a suffi d'appliquer à une langue-sœur l'excel- 
lente méthode que j'avais acquise par l'étude de 
la langue-mère. 

Quant à l'allemand, à l'anglais, je suis assez 
de l'avis de Pierre Lasserre : on ne devrait s'y 
appliquer qu'à partir de la quatrième. « Il faut 
qu'une très forte culture française précède l'entrée 
des langues étrangères dans notre esprit. Il faut 
savoir très bien le français avant de commencer 
l'anglais et l'allemand. » Encore une fois, il n'est 
nullement question de condamner, voire de res- 
treindre la pratique des langues vivantes. Nos 
adversaires voudront bien nous rendre cette jus- 
tice que tous les philologues classiques, tous les 
romanistes sont parfaitement capables d'entendre 
l'allemand et l'anglais. Nous avons appris ces deux 
langues. Nous le regrettons si peu que nous en 
conseillons l'étude à tous nos étudiants. Mais que 



230 ELOGE DE LA TRADITION 

cette étude, entreprise sur les bancs de l'Univer- 
sité, n'ait rien de pragmatique. Littéraire, elle sera 
facile. Parce qu'elle se fondera sur cette habitude 
de la version latine, de la version grecque, que 
nous pratiquons depuis nos années de collège. 

A ce propos, j'espère bien que la méthode dite 
« directe » a cessé d'exercer sa barbarie dans nos 
classes. Il n'est plus question, j'imagine, d'aller 
vers Goethe ou vers Shakespeare par le truche- 
ment du « jardin-de-ma-tante-qui-est-plus-petit- 
que-le-verger-de-ma-sœur ». Mais il faut avouer 
que l'étude esthétique des langues germaniques 
dès la sixième se heurte chez nous, Latins, à des 
difficultés de toute espèce. Nous disions tout à 
l'heure, parlant des exercices d'explication fran- 
çaise : l'élève les juge trop faciles. Des exercices 
d'explication anglaise lui paraîtront bien rebu- 
tants. Seuls les esprits fermés aux lumières de 
l'évidence peuvent contester ce fait que le latin, 
indépendamment même de ses beautés intrinsè- 
ques, offre, dans nos classes, le meilleur instru- 
ment de culture, le plus approprié à Yhabitus des 
jeunes enfants. Le latin, c'est la passerelle, le trait 
d'union. Nous en revenons toujours à l'idée de 
tradition. Assez de difficulté pour contraindre l'es- 
prit à l'effort salutaire ; assez de commodité pour 
le séduire par un air de famille : la rencontre est 
unique. A telles enseignes que notre programme 
d'humanités classiques est comme le régime qui 
convient tout naturellement aux cerveaux de nos 
fils. 

Goethe, nous l'étudierons plus tard. Avec quelle 
reconnaissance ! Car il est des nôtres. Et il y a 



ELOGE DE LA TRADITION 231 

quelque outrecuidance à engager la bataille des 
temps nouveaux sous le signe du Weimarien. Le 
voyage en Italie ne fut-il pas, pour Goethe, la 
révélation attendue, l'initiation sur les marches du 
temple ? Auparavant, d'ailleurs, les entretiens de 
Strasbourg avec Herder ne lui avaient-ils pas 
révélé la grandeur d'Homère? Faust a subi toutes 
les exégèses ; mais personne n'a nié, pas même 
le plus « Phantast », qu'Hélène n'incarnât la 
beauté classique. Les « humanistes nouveaux » ne 
pouvaient choisir plus mal leur parrain. 

Que dire des Anglais? D'un Shelley, d'un Keats, 
par exemple? Ne suffit-il pas de transcrire le 
titre de leurs œuvres (Prometheus Unbound, Epi- 
psychidion, Adonals; Endymion, Hyperion) pour 
constater qu'ils ont tiré de l'antiquité hellénique le 
meilleur, le plus pur de leur inspiration? 

II s'agit donc, encore une fois, de choisir entre 
la sou r ce et le fleuve. Ni Goethe, ni Shelley, ni 
Keats, ni tant d'autres dont je pourrais invoquer 
le témoignage, ne se seraient avisés, sous pré- 
texte qu'ils ont repris le flambeau, d'éteindre la 
flamme. C'est une prétention bien sotte que de 
battre sa nourrice. 

Mais il convient de dire, en passant, le rapport 
de convenance qui existe, de la classe de sixième 
à la classe de rhétorique, entre nos « classiques » 
(français, latins, grecs) et l'intelligence de l'ado- 
lescent. La question me préoccupe, depuis que j'ai 
vu mettre au programme des humanités nouvelles 
Dostoïevski. On saisit ici — faut-il dire par 
l'absurde? — la fausseté d'un système d'éduca- 
tion qui a tout renié de son caractère formatif. La 



232 ELOGE DE LA TRADITION 

formation doit être intellectuelle et morale. Elle 
s'adressera à l'esprit et au cœur. Elle respectera la 
règle, une norme. Les cas pathologiques seront 
exclus. Ad usum delphini : cela ne signifie nulle- 
ment qu'il faille expurger les Bucoliques. Mais le 
berger Corydon est ainsi drapé dans son manteau 
de vers latins qu'il ne peut induire au vice nul 
éphèbe de seize ans. La psychologie de Dos- 
toïevski, au contraire, d'un Dostoïevski, que nous 
serons bien obligés de lire dans la traduction, — 
car je ne sache pas que nos réformateurs aient 
inscrit au programme un cours de langue russe, 
— est à ce point anormale, monstrueuse, qu'un 
esprit non formé risque fort d'y laisser sa vertu 
d'équilibre. Je songe à un souvenir personnel. 
Ayant eu la curiosité de commenter YIdiot, Crime 
et Châtiment, les Frères Karamazov devant un 
auditoire qui manquait de maturité, je fus averti, 
par un heureux hasard, des répercussions dange- 
reuses que provoquaient mes lectures chez certain 
élève. Lé fond des idées a bien aussi son impor- 
tance. L'humanisme n'est pas une sorte de hoche- 
pot où l'on puisse faire entrer toutes les herbes 
de la Saint-Jean, les herbes vénéneuses comme les 
autres. Voilà pourquoi nous nous insurgeons de 
toute notre énergie contre les tentatives d'empoi- 
sonnement public. Je sais bien que, pour certains 
éducateurs, la nature humaine n'est pas perfectible. 
Spinoza enseignait que la vertu est « un héroïque 
amour de soi ». Etre soi-même, devenir ce que 
l'on est : nul ne se sauve par la perfection d'autrui. 
Mais on peut se perdre par la malice ou l'abjec- 
tion des mauvais maîtres à penser. 



ELOGE DE LA TRADITION 233 

Je ne quitterai pas ce terrain des langues vi- 
vantes sans protester contre la manie qu'affec- 
tent maints pédagogues d'accorder à la pronon- 
ciation une importance qu'elle n'a pas. Repor- 
tons-nous au principe même des humanités : l'en- 
seignement n'est pas l'enseignement usuel. Dès 
lors, je n'ai pas à concurrencer l'interprète de 
l'agence Cook. Dans un de ses propos les plus 
médullaires, Alain dit pis que pendre de la lec- 
ture à haute voix. Il faut lire des yeux, vite et 
intelligemment, apprendre à reconnaître d'un seul 
coup d'œil un mot, une phrase, une page. Faire 
le contraire, c'est « former de ces esprits bègues 
qui se querellent à la porte au lieu d'entrer ». Or 
je me suis laissé dire que l'anglais n'avait pris la 
première place au programme des humanités nou- 
velles que pour des raisons d'ordre physiologi- 
que : il faut habituer l'enfant au jeu des lèvres et 
des mâchoires, de la langue et de la glotte. J'ai 
parlé à ce propos d'humanisme au chewing-gum. 
Alain est tout aussi sévère : « Nous sommes en 
Singerie. » Savoir Shakespeare, ah ! oui... Mais 
on n'a pas à rougir de rester à quia devant un 
policeman londonien qui vous indique la route du 
British. 

* * * 

Nous voici amené à nous expliquer brièvement 
sur le rôle des sciences dans les humanités. Nous 
n'aurons garde de ravaler l'enseignement scienti- 
fique. Mais il faut choisir. 

Puisqu'il faut choisir, la question du scibile ne 



234 ELOGE DE LA TRADITION 

peut être éludée. Qu'allons-nous apprendre? « Le 
latin et la géométrie », disait Napoléon. A condi- 
tion d'élargir, d'entendre par latin la poésie des 
grandes œuvres, par géométrie la science de la 
nécessité, le programme est de choix. Pour les 
belles-lettres, d'ailleurs, on n'en saurait trop pren- 
dre. La culture littéraire — la preuve en a été faite 
bien souvent — réclame le premier rang, dans 
nos humanités, parce qu'elle se fonde sur la valeur 
générale. Les sciences, au contraire, dépassent 
très vite la zone des éléments. L'esprit géométrique, 
Pascal y atteint d'un seul coup, dès qu'il a dessiné, 
avec du charbon, sur les carreaux, un cercle par- 
faitement rond, un triangle dont tous les côtés 
sont égaux. Pour en arriver au Traité des Sec- 
tions coniques, pour mettre au point la Machine 
arithmétique, pour publier l'Avis sur les Nouvelles 
expériences touchant le vide, il faut une initiation 
spéciale. Nous aboi dons déjà le domaine de 
la technique. Et c'est pourquoi l'enseignement des 
sciences dans les humanités ne peut être poussé 
comme l'enseignement des lettres. La méthode une 
fois dégagée, il devient malaisé — et, de sur- 
croît, inutile — de s'aventurer dans des explo- 
rations particulières. 

Quant à la hiérarchie des sciences, il ne peut 
y avoir l'ombre d'une hésitation : mathématique 
d'abord. Mais précisément, la mathématique nous 
rapproche des Anciens. Et s'il est vrai que les trois 
derniers siècles ont singulièrement enrichi le 
tiésor de nos connaissances en matière de géomé- 
trie et d'algèbre, le sens de la certitude, de la 
preuve, l'esprit de combinaison n'étaient pas moins 



ELOGE DE LA TRADITION 235 

aigus chez un Thaïes ou chez un Pythagore que 
chez un Henri Poincaré, un Einstein. 

Cette question se rattache étroitement à la ques- 
tion du surmenage. Pour les esprits superficiels, 
la surcharge des programmes est en raison directe 
du courant de l'histoire. En ce sens que le cerveau 
humain, écrasé sous le poids de ses conquêtes 
incessantes, finira bien par exiger des allége- 
ments. Ces allégements, nous prévient-on, se feront 
aux dépens du passé : l'émondeur coupe les bran- 
ches mortes. J'ai entendu, maintes fois, ce raison- 
nement simpliste dans la bouche de ceux qui 
croient que la littérature se renouvelle avec le 
public, que Dante a cessé d'intéresser l'homme 
du XX e siècle et que les comédies d'Aristophane 
ne sont plus qu'un objet de dissertations philolo- 
giques. « Un plan d'études, a dit quelqu'un, n'est 
pas une valise à faire. » Il ne s'agit pas d'empiler 
les unes sur les autres, quitte à s'asseoir sur le 
couvercle qui craque, sciences d'hier et sciences 
d'aujourd'hui. Il y a l'esprit scientifique, le goût 
de la recherche : cette clef de la nature. L'élève 
n'attend pas du maître qu'il lui indique toutes les 
portes : il lui suffira d'avoir appris à se servir 
de la clef d'or. Loin de mépriser les mathéma- 
tiques, nous les tenons, au contraire, avec tous 
les humanistes dignes de ce nom, pour un incom- 
parable instrument de culture. A condition de ne 
pas dépasser avant le temps le stade des spécu- 
lations générales. La littérature peut aller plus 
loin, parce qu'elle vit de cet élément général qui 
est la matière même du langage et des idées. Les 



236 ELOGE DE LA TRADITION 

lois de l'ordre exigent cette hiérarchie fondée 
sur l'ordre humain. 

Pour la physique et la chimie, pour les sciences 
naturelles, elles viendront après. N'est-ce pas aussi 
l'avis de certains professeurs de la Faculté des 
Sciences? Ils préfèrent, me suis-je laissé dire, à 
des étudiants mal informés des premiers princi- 
pes, superficiellement « vernissés », l'étudiant qui 
se présenterait à l'Université sans le moindre 
bagage de physique ou de chimie, mais nanti de 
cette préparation idoine que requièrent les sciences 
exactes. Ainsi serions-nous délivrés de la hantise 
encyclopédique. Voilà l'ennemi ! Et qui sévit dès 
l'école primaire. « Je hais ces petites Sorbonnes, 
disait Alain. Le temps ne manquerait pas si l'on 
ne voulait tout faire à la fois. » 

On sait mon sentiment sur le rôle de l'histoire. 
Mais il est bien entendu que l'histoire concourt, 
par la direction même de son enseignement, à la 
même œuvre de formation que le grec, le latin, le 
français, les mathématiques. Pourquoi ne pas 
orienter la géographie, dès le collège, dans le sens 
de la géographie humaine? Ce serait le vrai 
bagage d'un homme de qualité et qui se soucie 
bien moins de connaître les ports de l'Amérique du 
Sud que les variations de l'habitat humain selon 
les régions, le climat, la richesse. 

Puisque nous faisons le tour du programme, 
rompons une lance en faveur de l'introduction, 
dans les classes d'humanités, d'un cours de phi- 
losophie. II ne s'agirait pas, c'est trop évi- 
dent, de philosophie historique. Mais le jeune 
homme pourrait être initié aux premiers principes 



ELOGE DE LA TRADITION 237 

de logique, aux éléments de psychologie. S'il faut 
trouver une heure dans un horaire qui n'est pas 
extensible à volonté, je propose la suppression du 
cours de biologie. Pour le plus grand profit des 
études biologiques, qui viendront en leur temps. 
Mais je m'aperçois que je manque à ma pro- 
messe. A mon tour, je me livre au jeu séduisant 
des dosages. C'est une preuve que les querelles 
de longue durée finissent toujours par nous ame- 
ner sur le terrain des faits. 

* * * 

« Il n'y a pas d'humanités modernes, — je cite 
encore Alain, ce pontife du radicalisme, et je 
n'aurais garde de m'en excuser, — par la même 
raison qui fait que coopération n'est pas société. » 
Admirable explication ! Je la rapprocherais volon- 
tiers du discours de Renan sur l'idée de patrie. 
Il faut que le passé éclaire le présent. C'est toute 
la vertu — et toute la défense — de la tradition. 
Goethe, Shakespeare, Cervantes, Dante lui- 
même..., « le monde moderne, à partir d'eux, ne 
s'ouvre pas assez loin •». 

Au premier rang, le grec, qui sert à nettoyer les 
idées. Nulle langue moderne n'est aussi belle, aussi 
riche que la grecque. Puis, le latin. Le latin, qui 
n'a pas les mêmes qualités, qui ne se fait remar- 
quer ni par l'ampleur, ni par la précision, ni par 
le raffinement des systèmes phonétique et mor- 
phologique, qui souffre d'une certaine épaisseur 
juridique, mais qui offre l'inappréciable avantage 
de nous ramener, par la main, à ces catégories 



238 ELOGE DE LA TRADITION 

verbales qui sont la forme de notre pensée parce 
qu'elles constituent l'expression directe de notre 
vie. Nous voici au rouet : tradition ! tradition ! 

La crise du français, dont tout le monde se 
plaint et non sans raison, est la crise des huma- 
nités, c'est-à-dire de la culture intellectuelle et 
morale. Car, à côté de la faiblessse dans l'expres- 
sion des idées par les mots, il y a comme une 
incertitude dans l'orientation des sentiments. C'est 
parce que je suis attaché, de toutes mes forces, à 
la défense et illustration de cette langue fran- 
çaise, que je prône, avec la tradition, le latin qui 
nous prépare, le grec qui nous instruit. L'huma- 
nisme ancien défend notre monde à l'endroit. Le 
monde à l'envers, c'est celui d'où disparaîtrait 
l'honnête homme. « Sans le grec... », disait Rabe- 
lais. Montaigne était plus près de Rome. Mais le 
génie français, et le plus moderne et le plus hardi 
dans ses démarches et le plus lumineux dans son 
expression, c'est ce mélange subtil de Rabelais et 
de Montaigne. On connaît l'arbre à son fruit. 
Comme dans le chant Spartiate, tâchons d'être ce 
qu'ils furent, et que nos fils restent ce que nous 
sommes ! La tradition, c'est cela. 



LA SITUATION MORALE 
DU PROFESSEUR D'UNIVERSITE 

Il ne faut pas faire fi des symboles. Le proto- 
cole a ses surprises, mais il a aussi sa signifi- 
cation. Aux funérailles du roi Albert, quand tous 
les corps constitués défilaient derrière l'affût de 
canon comme pour représenter le peuple belge en 
deuil, on put voir les délégués de nos universités 
— doyens et secrétaires des Facultés, en toge et 
barrette — s'avancer après les bourgmestres des 
communes du Grand-Bruxelles ! L'Administration 
fait apporter la cuvette de Ponce-Pilate : elle s'en 
tient, paraît-il, à certain décret de messidor. Mais 
qu'une tradition qui remonte à la bureaucratie 
napoléonienne garde encore force de loi, que — 
pour parodier le mot de Cicéron — la toge, fût- 
elle relevée d'hermine, le cède à l'écharpe sur le 
ventre, voilà qui est affligeant et qui témoigne au 
grand jour, avec ce quelque chose de caricatural 
qui s'attache aux manifestations de l'indécence et 
du ridicule, d'une méconnaissance sereine des 
valeurs spirituelles ! 

On ne va pas recommencer à ce propos le pro- 
cès de la Béotie. Il faut même se garder de partir 
en guerre au nom de l'esprit. De tous les mots 
galvaudés dans le désarroi des crises et dans 



240 LA SITUATION MORALE 

l'équivoque des polémiques, le mot « esprit » est 
sans doute celui qui se prête le plus aux moins 
avouables accommodements. 

De quoi s'agit-il?... D'assurer aux magisters 
une situation privilégiée, de les mettre au-dessus 
des lois, d'ériger la tour d'ivoire sur un nouveau 
Sinaï ?... Pas le moins du monde. Les professeurs 
d'université ne défendent ni un monopole de 
classe, ni des susceptibilités de rang. Seul est en 
cause l'ordre social. Car c'est la première loi de 
l'ordre qu'un Etat policé assure aux meilleurs les 
premières places, quitte à les charger des plus 
hautes responsabilités. 

« Le malheur de ce pays, c'est qu'il n'a ; pas 
d'élite >, disait Clemenceau à la tribune du Palais- 
Bourbon. En Belgique, à l'heure actuelle, la 
question ne se pose pas dans les mêmes termes. 
Nous osons affirmer que l'élite intellectuelle existe, 
chez nous. Nous avons des savants, des cher- 
cheurs. Et une de nos tâches serait de lutter con- 
tre ce défaitisme qui prend prétexte des mille et 
une manifestations de l'état de crise pour embou- 
cher la trompette de Jérémie. En réalité, — et 
c'est tout à l'honneur de nos grandes institutions : 
la Fondation Universitaire, le Fonds National de 
la Recherche Scientifique, — jamais le mouve- 
ment intellectuel n'a été, dans nos bibliothèques, 
dans nos laboratoires, aussi brillant, aussi fécond. 
Interrogez les philologues comme les physiolo- 
gistes, les mathématiciens après les juristes, les 
techniciens et les savants de cabinet : tous vous 
diront, sans exception, que le nombre et le zèle 
de leurs disciples sont pour eux sujet d'émerveil- 



DU PROFESSEUR D'UNIVERSITE 241 

lement. Les publications scientifiques se multi- 
plient. Pas un secrétaire de revue ne se plaint 
de manquer de copie ; mais ils déplorent tous de 
devoir garder dans leurs tiroirs les manuscrits 
intéressants que leur soumettent sans relâche des 
néophytes dévorés d'ardeur. On citerait plus d'une 
collection dont les fascicules, rares et squelet- 
tiques il y a vingt-cinq ans, se voient dépassés par 
le bataillon pressé des gros in-octavo qui mon- 
tent à l'assaut des rayons dans la librairie. Non, 
vraiment, nous aurions mauvaise grâce — et ce 
serait une trahison à l'égard des jeunes clercs — 
de nous lamenter sur l'abdication de l'esprit. 

Mais la crise des élites peut se présenter sous 
deux formes : ou bien les aristocrates viennent à 
manquer ; ou bien l'Etat ne leur fournit pas les 
moyens de donner toute leur mesure et de tenir 
leur rang. En Belgique, n'hésitons pas à l'affir- 
mer, c'est de cette seconde plaie que nous souf- 
frons. 

Une plaie qui n'est pas mortelle ; car c'est, au 
premier chef, une plaie d'argent. 

Qu'on ne se scandalise point de nous voir abor- 
der de front, dans cet article consacré à la situa- 
tion morale du professeur d'université, la ques- 
tion du pain quotidien. Qui veut faire l'ange fait 
la bête. Et nous laisserons à une littérature roman- 
tique le soin d'exalter ce type de savant austère 
et mal nourri qui, dans son grenier, loin des 
foules, vit de privations et de racines grecques, 
ou bien encore d'évoquer avec complaisance ce 
chercheur de laboratoire qui, sous les solives mal 
jointes d'un méchant appentis, arrache à des 



242 LA SITUATION MORALE 

appareils de fortune — d'infortune ! — les secrets 
de la matière. Si l'on nous dit que le grand Branly 
a fait ses plus belles découvertes sans l'appui des 
pouvoirs publics, nous répondrons que ces décou- 
vertes auraient été plus belles, plus importantes 
encore si le savant n'avait pas dû se débattre avec 
les difficultés de la vie matérielle. Le culte de 
l'argent n'est un culte vil et méprisable que parce 
que nous vivons en pleine anarchie morale. Oui, 
l'échelle des valeurs est renversée aujourd'hui de 
telle façon que l'honnête homme en vient à 
mépriser ce qui n'est plus guère qu'un instrument 
de domination brutale ou de jouissance égoïste. 
Mais que l'Etat," conscient de ses devoirs, réserve 
ses honneurs aux plus dignes, ses prébendes aux 
plus méritants : et disparaîtra du même coup ce 
préjugé de la pauvreté respectable, du génie 
miteux. 

Dieu merci ! le professeur d'université n'accorde 
à l'argent que l'importance qu'il mérite. Consultez 
la littérature satirique consacrée aux pédants. Elle 
est abondante, comme il est naturel. Le magister 
est, plus que d'autres, exposé aux déformations 
professionnelles. Les manies le guettent ; et, la 
plupart du temps, il faut bien le dire, elles ne le 
ratent pas ! Dès le moyen âge, fe bonnet carré a 
passé pour le signe d'une certaine suffisance. Habi- 
tué à prononcer ex cathedra des jugements dont 
il attend une ratification sans réserves, le profes- 
seur est volontiers solennel ou tranchant, emj3ha- 
tique ou péremptoire. Plaidons coupable. Non sans 
signaler, cependant, que la disparition d'une cer- 
taine forme d'éloquence académique tend à écar- 



DU PROFESSEUR D'UNIVERSITE 243 

ter des chaires universitaires les bavards à man- 
chettes et les barbacoles à lorgnon. De plus en 
plus, l'enseignement supérieur tend à se confon- 
dre avec les travaux de séminaire, avec les 
recherches de laboratoire. Bellac, l'insupportable 
péroreur du Monde où l'on s'ennuie, ne trouverait 
plus guère audience de nos jours, sinon dans 
quelque salon d'arrière-province où la cheminée 
tient encore lieu d'accoudoir. Mais, on y insiste, de 
tous les défauts que les romanciers malins, les 
revuistes sans indulgence et les anciens cancres qui 
se vengent ont prêtés libéralement au professeur, 
il en est un que, nulle part, nous ne trouvons dé- 
noncé : c'est la cupidité. Les prêtres eux-mêmes 
ont pu trafiquer de leur charge; et l'on a appelé 
ce trafic la simonie. Les universitaires, jamais. 

A cet égard, l'on nous permettra bien de trouver 
très significatif le choix du personnage de Topaze 
dans la pièce de Marcel Pagnol. Oui, Topaze le 
prévaricateur, Topaze le concessionnaire véreux des 
balayeuses automobiles et des urinoirs à roulettes, 
appartient à notre corporation! Mais la force co- 
mique de la satire tient précisément à ce choix. 
L'on veut dire que Pagnol, dans son désir de 
grossir les traits, de plaider une thèse par Va for- 
tiori, a choisi le maître d'école comme étant ici-bas 
l'homme le moins capable de céder au vertige de 
l'or. A telles enseignes que les compromissions du 
pauvre Topaze devenu forban sont le plus bel 
nommage que le vice rend à la vertu. 

Pour en finir avec cette question matérielle, notre 
position sera nette. Il n'y a pas d'hommes moins 
attachés à l'argent pour l'argent que les hommes 



244 LA SITUATION MORALE 

d'enseignement Mais le professeur, s'il connaît 
les dangers du mauvais maître, connaît aussi les 
avantages du bon serviteur. De même que 1 effort 
intellectuel de notre pays n'aurait pas été possible 
sans l'intervention pécuniaire des Fondations, ainsi 
le rendement d'un chercheur est singulièrement 
compromis si une politique à courte vue le 
réduit, lui et les siens, à la portion con- 
grue. Malheureusement, il est de l'essence 
des gouvernements bourgeois d'égaliser, de nive- 
ler tout le monde, alors que, comme le disait 
un jour un de nos plus clairvoyants polémistes, 
il serait si utile de faire servir au bien gêne- 
rai le goût d'un certain nombre de citoyens pour 
la distinction. 

La distinction : voilà le mot qui résume le mieux, 
nous semble-t-il, le rôle social que doit jouer 1 élite 
intellectuelle dans un pays bien organise. Nos sa- 
vants seront distingués. 

Distingués par leurs qualités personnelles, ht 
ici puisque nous nous livrons moins à un réqui- 
sitoire qu'à un examen de conscience, nous avoue- 
rons en toute simplicité que ce-tains de ces pro- 
fesseurs de l'enseignement supérieur qui se plai- 
gnent d'une diminutio capitis n'ont à s en prendre 
qu'à eux-mêmes. Il nous souvient encore dune 
époque où le fait de porter la toge était, plus qu au- 
jourd'hui, un honneur, une charge civique. Alors, 
le titre de « professeur » était entouré d une sorte 
de halo, la crainte le disputant à la vénération. 
Les hommes qui ont cinquante ans parlent encore 
avec ferveur de tel maître à penser qui ajoutait au 
prestige de son enseignement tout le prestige de 



DU PROFESSEUR D'UNIVERSITE 245 

sa personnalité. A cet égard, on le répète et on le 
déplore, nous sommes plutôt en recul. 

Bien que l'habit ne fasse pas le moine, il n'est 
pas souhaitable que le conformisme moderne im- 
pose ses lois aux derniers défenseurs de la toge. 
En dépit des rieurs, la toge du professeur est comme 
celle du magistrat : le signe de sa mission, de 
l'autorité. 

D'ailleurs, — et chacun en conviendra, — rien 
ne supplée à cette autorité morale qui se dégage 
de la dignité de vie et de la rectitude des convic- 
tions. Certes, il n'est pas interdit au professeur 
d'université d'engager dans la bataille des idées 
toutes ses raisons de craindre ou d'espérer. Chas- 
ser le savant du Forum équivaudrait a le condamner 
à une sorte de castration intellectuelle. Il n'en reste 
pas moins vrai que, dans l'exposé des idées, même 
les plus personnelles, dans la défense de ses con- 
victions, même de celles qu'il tient pour les plus 
sacrées, le professeur de l'enseignement supérieur 
doit conserver cette maîtrise de soi que lui donne 
le commerce quotidien avec la vérité. 

Car cette distinction s'appellera aussi tolérance. 
A cet égard, la Belgique a le droit de se montrer 
fière des progrès qu'elle a réalisés sur la route où 
les bonnes volontés finissent toujours par se ren- 
contrer au carrefour. Il n'est plus le temps où les 
maîtres d'universités dites rivales se considéraient 
comme des ennemis personnels, où les préoccu- 
pations d'ordre scientifique disparaissaient devant 
les rancunes confessionnelles et les préjugés 
d'école, où l'on dressait l'un contre l'autre obscu- 
rantisme et libre examen, où le fait pour un étu- 



246 LA SITUATION MORALE 

diant d'appartenir à une université libre constituait, 
pour les maîtres des universités officielles, une sorte 
de tare. 

Le rôle de nos grandes Fondations ne pourrait 
être, ici, minimisé. Il convient d'insister, au con- 
traire, sur les immenses avantages qui résultent, 
pour notre corps enseignant des grandes écoles, de 
ces contacts fréquents que permettent l'assistance 
aux séances des commissions et la fréquention des 
jurys interuniversitaires. La Maison de la rue 
d'Egmont est ainsi devenue peu à peu, et par le 
libre jeu des organismes de collaboration, le foyer 
discret de la tolérance la plus sage : celle qui res- 
pecte les droits et les convictions d'un chacun. 

D'autre part, c'est à se rencontrer qu'on apprend 
à se mieux connaître. Les échanges les plus fruc- 
tueux ne sont pas ceux-là qui se font par le tru- 
cheman des livres et des tirés à part, mais bien 
dans ces conversations à bâtons rompus où la 
curiosité de l'un se satisfait des confidences ami- 
cales de l'autre. 

Il fallait mettre l'accent sur cette vertu de tolé- 
rance, parce qu'elle signifie, plus éloquemment 
que d'autres, le sens de la mission morale du pro- 
fesseur parmi nous. Dans un monde déchiré par 
les factions, dans une société où les traditions de 
la polémique sont comme autant de survivances 
imbéciles et mauvaises de la pire loi de la jungle, 
alors que les plus échauffés finissent par appeler 
de leurs vœux l'instauration d'un ordre fondé sur 
la confiance mutuelle et le lespect de tous, il 
importe que soit défini le rôle des savants. Leur 
collaboration généreuse et sans réserves doit pro- 



DU PROFESSEUR D'UNIVERSITE 247 

mettre du moins aux hommes qui ne s'aiment pas 
l'aube des temps meilleurs où les hommes cesse- 
raient de se haïr. 

Cette tolérance, nous l'avons dit, elle est faite 
d'un grand amour de la vérité. Nous touchons ici 
à l'essence même de la moralité supérieure. La 
science a ses maniaques; elle a ses zélotes, et qui 
sont parfois impertinents; elle a — et c'est le plus 
grand nombre — ses servants. Il faut entendre par 
là la foule de ceux qui se sont rendu compte, une 
fois pour toutes, de la royauté du spirituel. La 
crise du monde est d'abord une crise de moralité, 
parce que les droits de la vérité sont mis en veil- 
leuse. Et ce ne sont pas toujours ceux qui hurlent : 
« Justice! A nous les principes! » qui méritent 
crédit. Il y a une forme détestable de l'hypocrisie 
qui est la propre contrefaçon de l'amour de la 
vérité. Abandonnons ces sycophantes. Et consta- 
tons que la vie professorale — discipline de travail, 
fréquentation des livres, commerce quotidien avec 
la jeunesse — contribue à donner à celui qui s'y 
consacre tout entier le sens du vrai. 

Nous n'irons pas verser dans le dithyrambe, 
d'ailleurs. Il fut un temps où l'on avait le féti- 
chisme de la Science. Parce qu'ils écrivaient le 
nom de la nouvelle idole par une S majuscule, ses 
dévots lui auraient volontiers sacrifié l'élément 
humain. Dans leur aveuglement de zélotes, ils 
croyaient, dur commer fer, que toutes les diffi- 
cultés seraient résolues du jour où, sur le modèle 
de la République de Platon, serait instaurée la 
République des professeurs. Il a bien fallu dé- 
chanter. On l'a fait, non sans indécence. Et l'on 



248 LA SITUATION MORALE 

s'est hâté de proclamer la faillite de cette science, 
la veille encore objet d'un culte de latrie. C'était 
tomber d'un excès dans l'autre. La vérité est que 
la science n'a rien d'une panacée, qu'elle risque de 
tout compromettre, — voire, de compromettre sa 
propre activité, — dès lors qu'elle prétend se 
substituer à Yhomo sum, et que la recherche scien- 
tifique n'est pas un but, mais un moyen. 

Aussi, quel admirable moyen de perfection- 
nement intérieur et de progrès social! Laissons de 
côté, pour le moment, si vous le voulez bien, les 
conquêtes de la science. Certes, que le cancérologue 
arrête la marée du fléau, que l'ingénieur jette le 
pont sur le fleuve ou perce les flancs de la mon- 
tagne, que le juriste fonde la charte du droit, que 
l'archéologue ressuscite, avec les civilisations dis- 
parues, le sens et la fierté de nos origines, rien de 
tout cela n'est indifférent à la marche de l'huma- 
nité. Mais nous craindrions, en insistant sur ces 
résultats tangibles et en quelque sorte mesurables, 
de donner trop d'importance à la science appliquée. 
Dans ce domaine, comme dans toute vie humaine, 
ce n'est pas le succès qui importe : c'est l'effort. 

Ce qu'il y a de plus beau, de plus grand, de plus 
noble, en matière de recherche scientifique, c'est 
le désintéressement que cette recherche suppose 
et l'entière bonne foi qu'elle exige. Gaston Paris 
l'a dit, dans une formule inoubliable : « La science 
n'a d'autre objet que la vérité, et la vérité pour 
elle-même. Celui qui, pour un motif patriotique, 
religieux et même moral, se permet, dans les faits 
qu'il étudie, dans les conclusions qu'il tire, la plus 
petite dissimulation, l'altération la plus légère, 



DU PROFESSEUR D'UNIVERSITE 249 

n'est pas digne d'avoir sa place dans le grand 
laboratoire où la probité est un titre d'admission 
plus indispensable que l'habileté ». 

Voilà en quoi réside la moralité supérieure de 
la profession de savant, qui est d'abord une pro- 
fession de bonne foi. Pour ne pas solliciter un 
texte, pour se conformer strictement aux résultats 
d'une analyse, pour ne voir sous le microscope que 
ce que révèle la lentille, pour se fixer à la logique 
rigoureuse des calculs, pour ne détourner de son 
sens aucun article du droit, il faut un respect des 
valeurs spirituelles que ne nous enseigne pas le 
commerce ordinaire des hommes. On a l'habitude 
de dire — et d'accepter — que, dans la vie, ce 
sont les plus habiles (entendez : les plus malhon- 
nêtes) qui réussissent et que le succès est, avant 
tout, affaire d'entregent. La probité du savant 
s'insurge contre cette politique de cautèle, indigne 
de tout cœur bien né, indigne de lui. 

Comprend-on maintenant la valeur exemplaire 
du chercheur désintéressé? Supposé même — ce 
qui n'est pas le cas — que la recherche scienti- 
fique soit un simple divertissement, une pure spé- 
culation de l'esprit sans la moindre conséquence 
pratique, supposé que nos médecins vivent en 
Utopie et nos ingénieurs dans Sirius, le rôle du 
professeur d'université serait encore immense, 
puisque c'est au professeur qu'il appartient d'en- 
seigner aux jeunes gens la valeur des idées et 
l'impératif de la vérité, de les détourner des pré- 
occupations utilitaires pour les introduire dans la 
sphère du désintéressement. Or ce rôle, qui est 
celui du maître à penser, n'a jamais été plus néces- 



250 LA SITUATION MORALE 

saire qu'aujourd'hui. Aujourd'hui où les événements 
sont jugés sous l'angle étroit de l'immédiat et de 
l'utile, aujourd'hui qu'une agression contre le 
porte-monnaie paraît plus monstrueuse qu'un défi 
à la vérité. C'est dans les cadres de l'enseignement 
supérieur qu'on a le droit de chercher ces hommes 
pour qui la moralité n'est pas affaire d'intérêts et 
de profits, de francs et de centimes. 

Dans son rôle de défenseur de la vérité, le pro- 
fesseur est inattaquable. Nous parlions tout à 
l'heure de la littérature satirique et des tnèmes de 
raillerie dont le magister fait les frais. Il est cepen- 
dant une citadelle contre laquelle vient se briser 
l'assaut des plus cyniques, des moins accessibles 
au respect. Et de même que le Topaze du dernier 
acte apparaissait comme l'aboutissement décon- 
certant d'un raisonnement à fortiori sur les con- 
quêtes de l'or et l'abaissement de la moralité pu- 
blique, Sylvestre, Bonnard, membre de l'Institut, 
vit dans toutes les mémoires comme l'incarnation 
délicieuse et vieillotte de cette naïveté, de cette 
jeunesse d'esprit et de cœur qui ne fleurit plus 
guère, hélas! qu'entre les rayons d'une cité des 
livres à l'ancienne mode. 

Mais précisément parce que ce culte de la vérité, 
le professeur s'est chargé de le transmettre par 
son enseignement, sa mission devient aussi la plus 
lourde de responsabilités. C'est toute la thèse du 
Disciple; et l'on se souvient des cruels débats de 
conscience qu'elle souleva dans l'âme de Taine. La 
vérité est un dépôt. Et qui ne peut pas être trahi. 
Les maîtres à penser sont aussi les éducateurs des 
consciences. Il dépend d'eux — et d'eux seuls — 



DU PROFESSEUR D'UNIVERSITE 251 

que, pour trente ou quarante ans, les dirigeants 
d'un pays non seulement connaissent ou ignorent 
le grec, les mathématiques, le droit romain, mais 
qu'ils aient ou non le goût des idées, le sens des 
valeurs. 

Ainsi, cette moralité supérieure dont les profes- 
seurs d'université sont les gardiens, à travers eux 
c'est sur toutes les générations des conducteurs 
d'hommes qu'elle rejaillit, qu'elle se répercute. On 
peut rêver d'une société où le nivellement se ferait 
par le bas, où les soldats auraient plus d'impor- 
tance que les chefs. Nous persistons à croire que 
la véritable formule consiste à créer, par l'exemple 
et par l'enseignement des maîtres, une élite. Cette 
élite une fois créée, assurez-lui — et le plus large- 
ment qu'il se pourra — le droit à la vie. 

En Belgique, nous y revenons, c'est moins d'une 
élite intellectuelle que nous avons besoin que des 
conditions nécessaires à son libre et fécond rende- 
ment. Car il ne s'agirait pas de séparer la recherche 
pure de l'application scientifique. Tout à l'heure, 
à propos des conquêtes du médecin sur la maladie, 
de l'ingénieur sur la matière ou sur les éléments, 
nous exprimions notre crainte de paraître céder au 
prestige des réalisations d'ordre pratique. Il n'en 
est pas moins vrai cependant que les défenseurs de 
l'intelligence doivent se garder de la priver de son 
objet vivant. « Une éducation tournée vers la rou- 
tine classique et l'intellectualité rétrospective, dédai- 
gneuse des données présentes de la vie et, par là, 
incapable d'assumer une direction effective des 
chances du monde actuel » : c'est en ces termes 
qu'un des plus vigoureux penseurs d'aujourd'hui, 



252 LA SITUATION MORALE 

stigmatise la formation unilatérale et périmée de 
ces faux humanistes qui se refusent à suivre la 
parole fameuse : « Aimez votre temps! » 

La Fondation Universitaire, le Fonds National 
de la Recherche Scientifique ont appris aux jeunes 
savants belges à aimer leur temps, à lui donner, 
non seulement le meilleur de leur effort, mais aussi 
tout le crédit de leur sympathie. Par un admirable 
jeu des circonstances, — des circonstances qu'il 
ne faut pas assimiler au hasard, — le roi Albert 
avait lancé son appel de détresse en faveur des 
laboratoires à l'occasion d'une visite aux usines 
Cockerill. Ainsi était constitué le front unique des 
industriels et des savants, ceux-ci aidant ceux-là 
de leurs recherches, ceux-là aidant ceux-ci de leurs 
deniers. Grâce à l'intelligente initiative royale, le 
professeur d'université, en Belgique plus qu'ail- 
leurs, est redevenu ce qu'il n'aurait jamais dû cesser 
d'être : un homme dans la vie, et non pas l'on ne 
sait trop quel savant Cosinus dans la lune. 

Et maintenant, qu'un professeur d'université ne 
soit pas plus utile à l'Etat qu'un joueur de quilles, 
nous nous refusons à le croire. Encore une fois, il 
n'est pas question de privilèges. Nous laisserons 
même dans l'armoire aux poncifs la comparaison 
rituelle entre M me Curie et le roi du muscle, entre 
le boxeur nègre qui accumule les millions et la 
pauvreté d'un Branly dans sa grange-laboratoire. 
Il s'agit simplement de dénoncer la carence d'un 
régime qui s'imagine qu'il est en règle avec tous 
ses devoirs quand il a délégué un de ses repré- 
sentants à une cérémonie académique. Les pro- 
fesseurs d'université sont ce qu'ils sont. Toutes les 



DU PROFESSEUR D'UNIVERSITE 253 

mesures administratives, les réformes de pro- 
grammes n'aboutiront jamais à créer un génie 
mathématique, à susciter un grand philologue. On 
demande simplement que les pouvoirs publics ne 
se discréditent pas en confondant la résurrection 
du pays avec le maintien de la rente ou le taux de 
convertibilité du franc-papier. Où en est l'index 
des valeurs sur le marché spirituel? La Belgique 
s'honorera, elle se défendra contre la pire des 
crises — la crise morale — dans la mesure même 
où elle refusera de passer pour la patrie des mar- 
chands de suif. Sous l'impulsion admirable d'un 
Roi qui avait compris son rôle, le mécénat a fait, 
chez nous, des efforts qu'on ne saurait assez louer. 
Que, demain, le corps enseignant de nos .grandes 
écoles soit abandonné, par l'incurie du Gouver- 
nement, aux redoutables aléas de la politique du 
ventre, c'est un peu plus d'ombre sur la patrie... 



LE THEME DE L'INQUIETUDE 
DANS LA LITTERATURE 

« L'inquiétude, mère de la vie! » s'écriait un 
jour Jean-Richard Bloch. Et André Billy, repre- 
nant à son compte les clichés les plus usés de l'idéo- 
logie libérale, se fait le champion d'un ordre supé- 
rieur où l'artiste réagit « contre le plan, contre la 
discipline, contre le bon ordre de la société, laquelle 
redoute l'inquiétude et se gendarme contre le désé- 
quilibre ». 

En fait, la plupart de nos écrivains — et tous 
leurs admirateurs — en sont là. A les en croire, 
génie signifie révolte. Toute obéissance, toute sou- 
mission à la règle leur paraît haïssable. Au nom 
de l'anticonformisme, on est en train de redorer 
les vieilles idoles romantiques. Interrogez un dis- 
ciple de Gide : il vous fera voir, dans La Porte 
étroite comme dans L' Immoraliste, le roman de 
l'inquiétude. L'inquiétude — inquiétude de Dieu, 
inquiétude des sens — est comme le leitmotiv 
mauriacien. Si j'ai choisi ces deux exemples, — 
Gide et Mauriac, — c'est pour ne point m'exposer 
au reproche d'alléguer des écrivains de la même 
chapelle. 

Cependant, j'ouvre un des derniers volumes de 
Paul Claudel. Sous le titre Positions et Propo- 



DANS LA LITTERATURE 255 

sitions, le dramaturge catholique y a rassemblé des 
notes et essais qui tournent généralement autour 
du problème religieux. Plus exactement, Claudel 
se préoccupe de marquer les relations entre Reli- 
gion et Poésie. C'est le thème précis d'une confé- 
rence qu'il fit, en anglais, devant les associations 
catholiques de Baltimore. Or la révolte, qui est 
bien l'aboutissement normal de l'inquiétude dans 
une âme d'artiste livré à son démon, apparaît à 
Claudel comme la négation même de toute poésie. 
Poésie, remarque-t-il judicieusement, le mot lui- 
même l'indique, poésie signifie « faire ». Il s'agit, 
pour le poète, de faire des réalités. « Les meilleurs 
thèmes poétiques (je cite) sont ce que j'appelle des 
thèmes qui composent ». Irez-vous soutenir que la 
révolte est un thème qui compose? Non seule- 
ment, elle n'accorde rien, puisque son but n'est 
autre que la discorde, mais elle est incapable de 
construire. « Elle ne conduit nulle part ». Un des 
avantages du chrétien, du poète chrétien, c'est 
d'accepter les devoirs — et les consolations — de 
sa foi. Parce qu'il croit en Dieu, son âme s'élève, 
tout naturellement et comme d'instinct, sur le plan 
de la louange. « La grande poésie, continue 
Claudel, depuis les Hymnes védiques jusqu'au 
Cantique du Soleil de saint François, est une 
louange ». 

Voilà donc deux positions antithétiques, contra- 
dictoires. D'un côté, les tenants de l'inquiétude, 
mère des arts; de l'autre, le poète Claudel et ses 
certitudes apaisées, apaisantes. Il m'a paru qu'il 
n'était pas inutile de reprendre ce problème 
essentiel. 



256 LE THEME DE L'INQUIETUDE 



* * * 

Qu'on n'aille pas tout de suite nous objecter 
Pascal. Lorsque Claudel condamne l'inquiétude, la 
révolte, le désespoir, il s'agit bien de dénoncer une 
de ces maladies qu'entretient, jalousement, le ma- 
lade. Pour Pascal, la quête est difficile; le repos, 
dans la possession de la vérité, est meilleur : « Tu 
ne me chercherais pas si tu ne m'avais déjà 
trouvé ». Personne ne songe, j'imagine, à s'impro- 
viser le défenseur de ceux-là pour qui la vie est à 
s'asseoir, qui repoussent avec dégoût tout effort 
de libération. Le drame de l'inquiétude, dans la 
littérature moderne, ne réside pas dans le fait que 
tant d'écrivains s'interrogent, mais dans le fait 
qu'ils refusent, d'avance, toute réponse, toute solu- 
tion. Pareil au Juif errant, qui ne cessera jamais 
de marcher, un Gide ne cessera jamais de tenir 
son âme tout à la fois « séduite et refusée ». A 
telles enseignes que l'inquiétude n'est plus cet état 
transitoire qui nous sépare de la vérité enfin révé- 
lée, mais une sorte d'établissement volontaire et 
passionné sur les domaines de Lucifer, le premier 
et le plus grand de tous les révoltés. 

Ce sentiment, est-il nouveau, est-il moderne? 
Non pas. 

J'ai prononcé tout à l'heure le mot de roman- 
tisme. Ce n'est qu'un mot, me rétorqueront tous 
ceux — et ils sont de plus en plus nombreux — 
qui rejettent, en bloc, les classifications de l'his- 
toire littéraire et n'admettent plus que le fait indi- 
viduel. Je le veux bien, il y a eu des romantiques à 



DANS LA LITTERATURE 257 

toutes les époques. Satan lui-même, dont nous 
venons d'invoquer l'inquiétant patronage, est le 
romantique par excellence. Pour le dire en passant,, 
il ne faut pas chercher ailleurs le secret de sa 
popularité dans toute une littérature qui sévit aux 
environs de 1830. Il n'en est pas moins vrai que, 
sous peine de tout mêler, les hommes et les genres, 
nous appellerons romantiques tel groupe d'écri- 
vains qui se réclament, à tel moment donné, d'une 
doctrine commune, de communes aspirations. 

Or il n'est que de feuilleter leur credo pour se 
rendre compte de la place qu'y tient — une place 
hors de toute proportion — le thème de l'inquié- 
tude. Cette inquiétude, les « enfants du siècle », 
comme on disait alors, l'affichent sous toutes ses 
formes. Pâles et décharnés, vêtus de deuil, ils 
chantent, sans se lasser, la mélancolie qui les dé- 
vore, la profondeur et l'âpreté de leur mal. « C'est 
une terrible chose que de naître! » disait un héros 
de théâtre. La plainte retentira sur toutes les scènes, 
dans tous les décors où spectres et vivants pro- 
mènent leur désespoir et leur fiole de poison. 

Il s'en faut pourtant que cette inquiétude ait des 
racines profondes. Un des meilleurs connaisseurs 
de la littérature romantique, le critique italien 
Arturo Farinelli, a déjà fait observer que l'élégie 
est le mode d'expression qui convient le mieux à 
ces mélancoliques par persuasion. Pour en revenir 
à Pascal, nous sommes loin de cet excès de médi- 
tation, de cette insistance dans la réflexion qui 
caractérisent le génial auteur des Pensées. Même 
lorsqu'il est en possession de toute certitude, que 
les lumières de la foi ont découvert à ses yeux le 



258 LE THEME DE L'INQUIETUDE 

mystère de l'ineffable, le secret des espaces infinis, 
Pascal souffre de ne pouvoir arrêter sur le spectacle 
des hommes et des choses un regard détaché. Le 
sens métaphysique est en lui, comme une blessure, 
au lieu que l'inquiétude romantique est tout entière 
dans les tourments du cœur. 

Et n'est-il pas excessif de parler, à ce propos, 
du cœur de l'homme? On a beaucoup abusé de ce 
viscère. Une certaine littérature — nous lui devons, 
d'ailleurs, de fort beaux vers — a proclamé que 
l'exemple du pélican ne devait pas être perdu 
pour tout le monde. En réalité, nous avons affaire 
à la forme la moins noble de la sensibilité : celle 
des « montreurs », de ceux-là qui, pour reprendre 
l'apostrophe fameuse, dansent sur les tréteaux avec 
les histrions et les prostituées. L'inquiétude est 
devenue une sorte de frisson bien porté. C'est phy- 
sique; ce n'est plus moral. Ne dites pas que 
j'exagère. Songez plutôt à certains vers de Hugo, 
géant bâti à chaux et à sable, dont l'appétit est 
demeuré légendaire, et qui tire de la lyre élégiaque 
des sons plaintifs à souhait. Fut-il jamais poète 
plus sûr de lui que ce mage vaticinant? Il en remon- 
trerait à Dieu, lui qui aligne dans ses alexandrins, 
comme poulets à la broche, les sages de la Grèce 
et les planètes du ciel. Ce qui ne l'empêche pas, 
encore une fois, de sacrifier à une mode qui veut 
que le poète, à l'imitation du Satyre, écrase de ses 
« pourquoi? » les hommes et les dieux. 

L'inquiétude romantique, n'ayons pas peur de 
lui donner son véritable caractère. Elle est une 
attitude beaucoup plus qu'un sentiment. Elle ne se 
manifeste guère que dans les langueurs, larmes, 



DANS LA LITTERATURE 259 

soupirs, tremblements et frissons. La pire souf- 
france — celle de penser — lui est, presque tou- 
jours, inconnue. La génération actuelle s'accom- 
moderait fort volontiers d'un héritage qui n'est, 
somme toute, pas bien lourd à porter, de faux- 
semblants d'ordre sentimental. 



* * * 

On m'a vivement reproché, dans certains mi- 
lieux, d'avoir fait le procès de Mauriac romancier. 
Je le ferais encore, si j'avais à le faire. Je serais 
sans doute plus indulgent pour son art; je serais 
certainement plus sévère pour sa pensée. Parce 
que l'inquiétude mauriacienne me paraît fondée, 
uniquement, sur des postulats sensibles. De La 
Robe prétexte au Mystère Frontenac, aucune pré- 
occupation largement, généreusement humaine. Le 
romancier essaye de démêler son propre cas. Et 
ce cas — le cas du sensuel qu'obsède et qu'excite 
le goût du péché — n'a rien de crucial. Pour se 
reposer en Dieu, il suffirait à Mauriac de ne pas 
confondre le désir et l'amour. On suit un Taine, un 
Renan, un Barrés, plus près de nous, un Maurras, 
un Massis, un Bergson, prisonniers de l'angoisse 
métaphysique; on n'accorde aux pseudo-inquié- 
tudes de Mauriac que l'attention distraite que 
méritent les aveux du collégien aux mains moites. 
Si ces choses en termes durs sont dites, c'est que 
l'équivoque est intolérable. 

André Gfde est un patron plus dangereux, pré- 
cisément parce que son idéologie offre aux meil- 
leurs d'entre les inquiets cet aliment que l'on 






260 LE THEME DE L'INQUIETUDE 

cherche en vain chez Mauriac. Il suffit cependant 
d'avoir suivi la courbe de ce qu'il faut bien appeler 
le succès de Gide pour constater que les adhésions 
lui sont venues dans la mesure même où le man- 
darin dépouillait — feignait de dépouiller — son 
orgueil solitaire. Chaque fois que j'interroge un 
jeune gidien sur les motifs de sa dévotion, j'enre- 
gistre la même réponse : « Gide prêche un évan- 
gile de fraternité et d'amour ». C'est tout à 
l'honneur d'une jeunesse ardente autant que géné- 
reuse. Mais qui ne voit que l'inquiétude est dans 
les cœurs bien plus que dans les cerveaux? Non, 
nous n'avons pas avancé depuis les jours de Hugo 
et des élégiaques larmoyants! 

* * * 

Si l'inquiétude moderne, ce sel de la littérature, 
au témoignage de Jean-Richard Bloch, s'attaque 
de préférence au « côté cœur », la position de Paul 
Claudel me paraît plus inexpugnable encore. Car 
enfin, il est bien évident que la religion du Christ, 
du Christ qui est Amour, n'aura nulle peine à nous 
apporter la joie, cette joie qui trouve son expres- 
sion dans la louange. Mais — et le poète de Corona ' 
benignitatis Anni Dei l'a parfaitement noté — le 
catholicisme est aussi le dispensateur de lumière. 
C'est lui qui nous donne le sens, les moyens de 
demander et de répondre, d'apprendre et d'en- 
seigner. 

Voilà qui contrarie toutes les données sur la 
vertu poétique de l'inquiétude! S'il est vrai que 
l'hésitation est « le chancre mortel de l'art véri- 



DANS LA LITTERATURE 261 

table », louons Dieu de savoir ce qui est blanc et 
ce qui est noir. 

Parmi tous les bobards de ce désaxé XX e siècle, 
il n'en est pas de plus pernicieux que celui de 
l'inquiétude nécessaire. Les romantiques, qui nous 
l'ont transmis, plaçaient le génie dans les oscil- 
lations du sentiment. Il n'est pas vrai que cœur 
noble ne sait où il va. Mais il serait encore plus 
faux de soutenir que le malheur, c'est de ne pou- 
voir accorder la pensée et l'ordre. La littérature mo- 
derne est en état de déséquilibre. Ce serait s'abuser 
étrangement que d'y voir un signe de noblesse, un 
gage d'avenir. Crise d'autorité, faillite des certi- 
tudes : tout est là. 

L'inquiétude, quel pis aller! 



« LE GRAND MEAULNES » 

D'ALAIN -FO URNIER 



J'ai voulu connaître, à mon tour, ce cher pays de 
Sologne, « inutile, taciturne et profond », dont 
parle avec ferveur le Henri Fournier des Lettres 
à sa famille. Et il est bien vrai que nous ne com- 
prendrons rien à l'aventure du Grand Meaulnes si 
nous n'avons pas débarqué, d'une carriole à ban- 
quette, dans un de ces villages qui s'appellent, par 
exemple, Epineuil-le-Fleuriel, La Chapelle d'An- 
gillon ou Nançay. 

Epineuil-le-Fleuriel est situé à l'extrémité du 
département du Cher, entre Saint-Amand et Mont- 
luçon, assez loin de la Sologne âpre et perdue. Et 
c'est un peu la patrie d'Alain-Fournier, puisqu'on 
l'y a amené dès l'âge de quatre ans, puisque ses 
parents y ont été maîtres d'école. La Chapelle 
d'Angillon, plus au nord, en plein pays sancerrois, 
prête son cadre à la « grosse maison carrée » du 
Grand Meaulnes, à « la plus désolée cour d'école 
abandonnée ». Mais la vraie Sologne désolée, il 
faut la chercher du côté de chez l'oncle Florent, 
du côté de Nançay. Campagne sans pittoresque, 
sinon sans beauté, et qu'il faudrait parcourir à 
l'hiver, quand les arbres sont dépouillés, quand les 



LE GRAND MEAULNES ?R3 

chemins blanchis de givre font, entre des tronçons 
de haie, des lignes claires, parallèles au ruisseau 
gelé, ouand les pies et les corbeaux s'envolent, 
effrayés par le roulement de la voiture du bou- 
langer sur la route sonore. Alors, la forge du for- 
geron s'allume de mille feux et de rougeoyantes 
étincelles. Et les bonnes gens du bourg soulèvent 
le rideau pour reconnaître cette vieille femme qui 
s'aventure dans la tourmente de neige, serrée dans 
un fichu et chargée de petits paquets. 

Ces villages isolés de la campagne infiniment 
perdue, ils ne ressemblent à aucune agglomération 
de notre Belgique surpeuplée. Il faut parcourir la 
vraie Sologne, j'y insiste, pour se rendre compte 
de ce qu'Alain-Fournier veut dire, chaque fois qu'il 
évoque le « Pays sans nom », le « Pays où tout 
est possible » : sorte de désert aux horizons im- 
menses comme la mer et où l'aventure peut se 
lever derrière ce boqueteau de sapins rabougris, de 
l'autre côté de ce chemin qui conduit, au cœur de 
la forêt, vers quelque château en ruine d'une autre 
Belle-au-Domaine-dormant. Alain-Fournier ne 
pourra jamais plus oublier ce décor de son enfance. 
Il se souvient des petits paysans en blouse serrée 
par une ceinture de cuir et qui apportent, dans la 
salle d'école surchauffée par le poêle tout rouge, 
l'acre odeur de l'étable et des parfums de foin 
coupé : 

Derrière le portail, nous étions plusieurs à 
guetter la venue' des gars de la campagne. Ils arri- 
vaient tout éblouis encore d'avoir traversé des 
paysages de givre, d'avoir vu les étangs glacés, 



V 



264 LE GRAND MEAULNES 

les taillis où les lièvres détalent... Il y avait dans 
leurs blouses un goût de foin et d'écurie qui alour- 
dissait l'air de la classe, quand ils se pressaient 
autour du poêle rouge. 

Et la seule excitation qui jette, dans la maison 
d'école, l'appel de l'évasion, c'est peut-être bien 
l'arrivée, quelques semaines avant les vacances, 
des caisses qui contiennent les livres de prix. Avec 
sa sœur Isabelle, qui devait épouser Jacques Rivière 
et se faire, elle-même, un assez joli nom dans les 
lettres contemporaines, Alain-Fournier a dévoré 
les beaux livres dorés sur la tranche. Nous en 
tenons, de sa propre bouche, la naïve confidence : 
« Pour ce qui est des livres de prix, Dieu sait la 
place qu'ont tenue dans ma vie et dans celle de ma 
sœur ces caisses de livres d'or et de carton qui 
arrivaient tous les ans en 'juillet. » Et c'est ainsi 
que, quelque part dans le Cabinet des Archives, 
plein de mouches mortes, d' affiches battant au 
vent, au fond d'une école de village, Henri Four- 
nies le jeune frère d'Isabelle, se préparaît à goûter 
l'enchantement de Stevenson et de Vile au Trésor, 
les histoires de Jim et du pirate qui n'a plus qu'une 
jambe et qui porte, sur l'épaule, un perroquet mal 
embouché. 

Ce climat d'enfance et de paysannerie, il est 
d'autant plus intéressant de le recréer que l'œuvre 
romanesque d'Alain-Fournier tourne tout entière 
autour du thème de l'enfance, comme en témoigne 
une lettre (du 22 août 1906) à Jacques Rivière : 
« Mon credo en art et en littérature : l'enfance. 



LE GRAND MEAULNES 265 

Arriver à la rendre sans aucune puérilité, avec sa 
profondeur qui touche les mystères. » 

* * * 



Et maintenant que nous avons fait connaissance 
avec le pays — un pays perdu — de cet enfant de 
la campagne dont les premiers émerveillements se 
partagèrent entre les horizons solognots et les livres 
de prix, il me semble que nous pouvons passer très 
vite sur ce que les biographes appellent commu- 
nément les années de formation. 

Les années de formation, un Alain-Fournier ne 
les passera point dans la fréquentation des livres 
qui ne seraient que des manuels. D'autre part, 
quand, à l'âge de dix-sept ans, il prépare, au lycée 
Lakanal, l'Ecole Normale supérieure, Fournier 
n'est pas un mauvais élève. Déjà, cependant, il se 
distingue par un esprit d'indépendance, voire de 
révolte. Jacques Rivière, qui l'a connu à cette 
époque, nous dit que son jeune ami — et qui devait 
devenir son beau-frère — avait entrepris d'ébran- 
ler l'institution aussi stupide que vénérable de la 
Cagne. Parce qu'il répugnait à toute espèce de 
conformisme, le futur auteur du Grand Meaulnes 
ne tolérait point qu'en vertu d'une tradition plutôt 
subie qu'acceptée, les anciens opprimassent les 
nouveaux ou « bizuths ». Et ce trait me paraît 
significatif. 

Nous arrivons aux premières influences litté- 
raires. Et, ici, je demande à ceux qui me lisent de 
s'abstraire, un instant, de leurs habitudes d'esprit 
et des préjugés qu'ils seraient en droit de nourrir 



266 LE GRAND MEAULNES 

contre une certaine forme de symbolisme. S'il nous 
arrive de reprendre, aujourd'hui, un Henri de 
Régnier, un Maeterlinck, un Francis Vielé-Griffin, 
un Albert Samain, nous sommes gênés, jusqu'à 
l'agacement, par cet abus des jets d'eau dans les 
vasques, des infantes mourantes en robe de parade, 
des blonds cheveux de Mélisande qui se déroulent 
tout le long de la tour, des tailles minces et flexi- 
bles comme des lys et de tout cet arsenal un peu 
fadasse d'une poétique pour personnes pâles. C'est 
le sort des poncifs littéraires, quels qu'ils soient, 
de se démoder lamentablement. Et nous ne souf- 
fririons plus davantage les troubadours roman- 
tiques, avec leurs dames au hennin, amoureuses du 
trop beau page. 

Comme Jacques Rivière, comme tous ses amis 
du lycée Lakanal en l'année académique 1903, 
Fournier a subi le charme. Il lui en restera, toute 
sa vie, l'amour — que d'aucuns prétendent un peu 
mièvre — des jeunes filles en robe blanche et des 
enfants échappés des chromos de quelque keepsake. 
C'est une veine aristocratique et gourmée, précieuse 
en tous les cas, et que nous retrouverons surtout 
dans les premiers poèmes (Alain-Fournier, en 
jeune littérateur qui se respecte, a commencé par 
écrire des vers). 

A ces influences symbolistes proprement dites 
viendront s'ajouter l'influence d'un Laforgue, l'in- 
fluence d'un Francis Jammes. Le premier lui don- 
nera le sentiment de l'éternelle déception devant 
les ruses et coquetteries de l'Eternel Féminin, avec 
quelque chose de pudique dans l'aveu et de déses- 
péré dans la souffrance. Francis Jammes, d'Orthez, 



LE GRAND MEAULNES 267 

fortifiera, chez Fournier, le goût de l'idylle aux 
champs, d'un naturisme qui ne craint pas d'appe- 
ler par leur nom les bêtes du troupeau et les fleurs 
de la prairie, tout en maintenant, d'ailleurs, le 
culte des jeunes filles, sœurs de Clara d'Ellébeuse 
et qui jouent de l'ombrelle dans les allées du 
château. 

Cela devait aboutir à des poèmes dans le genre 
de celui-ci, dont je demande la permission de 
transcrire une strophe : 

Vous êtes venue, 

une après-midi chaude dans les avenues, 

sous une ombrelle blanche, 

avec un air étonné, sérieux, 

un peu, 

penché comme mon enfance, 

Vous êtes venue sous une ombrelle blanche, 

C'est Jacques Rivière qui a fait observer, fort 
justement, que le thème de ce morceau évoque 
étrangement — déjà! — l'aventure d'Augustin 
Meaulnes et d'Yvonne de Galais. Lisez A travers 
les étés..., et puis relisez, tout de suite après, le 
chapitre du roman intitulé « Promenade sur 
l'étang ». Bien des détails vous frapperont par leur 
air d'émouvante et douce parenté : la jeune fille 
est accompagnée d'une vieille dame; elle tient une 
ombrelle; on lui donne le titre de châtelaine, etc. 
Et le dernier vers du poème : 

gui faisait un bruit calme de machine et d'eau... 

se lit, textuellement, dans le Grand Meaulnes. 



268 LE GRAND MEAULNES 

Je ne prolongerai pas le commentaire sur des 
tentatives poétiques qui ne sont, au fond, ni meil- 
leures ni pires que tant de productions des symbo- 
listes de la deuxième couvée. C'est que le faiseur 
de vers, chez Alain-Fournier, est mort jeune. Un 
romancier va lui survivre. Et ce romancier, — ou, 
plutôt, ce conteur, ce récitant, ce narratif, — nous 
le surprenons qui s'essaie dans une série de proses 
qui ont été recueillies, à la suite des poèmes, dans 
un volume : Miracles, publiés à la nrf et dont je 
conseille vivement la lecture à tous les amis 
d'Alain-Fournier ; d'autant plus que Jacques 
Rivière a mis, en tête de Miracles, une introduction 
qui est un pur chef-d'œuvre d'amitié divinatrice, 
de critique fervente et « miraculeuse » à son tour. 

Alain-Fournier, le moins réaliste des hommes, 
Alain-Fournier, l'incorrigible rêveur du Pays sans 
nom et des aventures sur la mer, Alain-Fournier, 
le passionné d'enfance et de mystère en profon- 
deur, Alain-Fournier va s'attaquer au genre litté- 
raire — le roman — qui suppose les liens les plus 
étroits avec le réel. C'est tout le drame littéraire 
et infiniment pathétique du Grand Meaulnes. Et 
c'est sur ce drame que je voudrais me pencher, un 
instant. 

Oh ! je sais fort bien que l'esthétique du roman 
— du roman français — ne peut pas être enfer- 
mée dans des cadres rigides. A la suite d'Alain- 
Fournier, d'ailleurs, on a inventé le roman-rêve : 
le mot après la chose. Il n'empêche que, sous 



LE GRAND MEAULNES 269 

peine de déranger toutes les idées reçues et de 
mettre le désordre là où régnait un minimum de 
clarté, nous devons accepter que les lois du genre 
imposent au romancier l'obligation stricte de con- 
ter, d'inventer une histoire qui ait un commence- 
ment, un milieu et une fin, et de l'animer, cette 
histoire, de toute une figuration de personnages 
aussi vrais que les types humains que nous ren- 
controns dans la vie de tous les jours. 

Alain-Fournier, qui n'est pas un auteur spon- 
tané (y a-t-il, vraiment, des auteurs spontanés?), 
avait beaucoup réfléchi à cette grosse question. 
Dans une lettre fort importante qu'il adressait à 
son correspondant de prédilection, Jacques 
Rivière, le 13 août 1905, j'ai noté un long passage 
que je voudrais pouvoir citer in extenso. Remar- 
quez que le jeune littérateur vient de faire cet aveu 
dénué d'artifice : « Maintenant, mes grands pro- 
jets ne sont pas des projets de poète, ce sont des 
projets de romancier. » — Et il souligne, comme 
effrayé lui-même par l'énormité de la confession : 
« Romancier : voilà le gros mot dit. » 

Or, à son sentiment, on peut distinguer trois 
catégories de romans, étant entendu que les gran- 
des machines psychologiques et à thèse d'un 
Paul Bourget doivent être considérées comme des 
« balançoires » : « Il y a Dickens. Il y a Goncourt. 
Il y a Laforgue. 

« Ecrire des histoires et n'écrire que des his- 
toires. Commencer avec une maison, finir avec 
une autre en passant par des champs, des rues 
ou des bateaux, mais n'avoir que ça d'acquis au 
début et ne marcher qu'avec ça. Je veux dire : 



270 LE GRAND MEAULNES 

laisser sa personnalité à soi et celle du lecteur, 
joies et souvenirs et douleurs — et créer un monde 
— avec des matériaux quelconques, où toute joie, 
douleur, souvenir ne sera qu'en fonction de ces 
matériaux. Voilà Dickens. 

« Goncourt, c'est déjà bien autre chose... J'y ai 
vu surtout ce que je te dis : un ramassis de sen- 
sations surtout, de sensations de l'auteur, collé à 
un personnage qui est secondaire et n'est encore 
que secondaire. 

« Avec Laforgue, il n'y a plus de personnages du 
tout, c'est-à-dire qu'on s'en fiche absolument. Il 
est à la fois l'auteur et le personnage et le lecteur 
de son livre. Le personnage s'embarque-t-il un 
soir d'août : Ah! les crépuscules des petits ponts 
en été ; hein, les hirondelles qui filent, les chiens 
qui aboient à la soupe sur une péniche amarrée. 
Allons, en voilà assez ; le personnage est à pré- 
sent au soleil, au printemps : Ah ! ces matinées 
comme on n'en trouve plus, avec des abeilles dans 
les herbes\ etc. 

« Evidemment, ça c'est plus vrai que tout, plus 
profond que tout. Il n'y a pas de supercherie, il n'y 
a plus de petite histoire. Ça n'est plus du roman, 
c'est autre chose. •» 

« Ça n'est plus du roman, c'est autre chose! » 
Eh oui, c'est autre chose ! Mais cet « autre chose » 
(appelez-le le roman poétique ou le roman-rêve 
ou tout ce que vous voudrez), cet « autre chose > 
va révolutionner le roman français. A cet égard, 
la place d'un Alain-Fournier, dans l'évolution lit- 
téraire de ces trente dernières années, est tout 
aussi importante que celle d'un Marcel Proust et 



LE GRAND MEAULNES 271 

plus importante, incontestablement, que celle de 
Gide. 

De quoi s'agit-il? Il s'agit d'établir entre le rêve 
et la réalité, ce va-et-vient dont parle, dans une 
lettre, le créateur du monde merveilleux de l'en- 
fance. Et c'est ici que, quelles que soient les légi- 
times suspicions que l'on puisse entretenir à 
l'égard de la critique fondée trop exclusivement 
sur la biographie du romancier ou du poète, nous 
devons bien faire intervenir l'aventure réelle, tra- 
giquement réelle et infiniment douloureuse, d'un 
grand amour brisé à l'ombre d'un beau rêve. 

Il ne faut toucher aux choses du cœur qu'avec 
le maximum de révérence et de discrétion. Sur- 
tout s'il s'agit d'un cœur aussi délicat, aussi farou- 
chement replié sur lui-même que le cœur d'Alain- 
Fournier, réplique vivante d'Augustin Meaulnes le 
Solitaire. Qu'un Victor Hugo devienne la proie de 
biographes fort clabaudeurs, que Léon Daudet, 
pour ne citer que lui, bâtisse un livre à succès sur 
les révélations d'alcôve d'un amant magnifique qui 
fut aussi un mari magnifiquement trompé, nous 
n'y voyons rien à redire : Olympio s'est chargé, 
tout le premier, de ne nous rien celer de ses 
prouesses amoureuses, lui qui tenait une compta- 
bilité singulièrement complaisante des baisers don- 
nés et des caresses reçues. Avec Alain-Fournier, 
il en va tout autrement. Certes, Jacques Rivière, le 
confident intime, avait déjà pu lever un coin du 
voile. Mais c'est dans les Lettres au Petit B., 
publiées récemment avec une méditation de Claude 
Aveline : La Fin de la Jeunesse^ qu'il faut aller 
chercher le secret déchirant d'une peine de cœur 



272 LE GRAND MEAULNES 

qui allait marquer pour toute la vie l'amoureux 
éperdu de l'inaccessible Yvonne de Galais. 

Ce petit B., René Bichet, était, comme Fournier 
et Rivière, élève à Lakanal. Fils d'un ouvrier typo- 
graphe, qui s'imposait de lourds sacrifices pour le 
faire instruire, il appartenait à cette classe d'en- 
fants du peuple laborieux qui a fourni à la 
III e République tant d'hommes de premier plan. 
René Bichet n'a pu donner sa mesure : il mourut 
dans des circonstances tragiques, à l'âge de 
vingt-six ans, empoisonné par une dose massive 
de morphine, que des camarades sans scrupules 
lui avaient conseillé de prendre, à titre d'initiation 
aux paradis artificiels, le soir d'un banquet, trop 
copieusement arrosé, des Anciens de Normale. 
Nous possédons quinze lettres de Fournier à ce 
correspondant. La plupart sont assez banales. 
Mais il est arrivé, par deux fois, que le romancier 
du Grand Meaulnes laissât parler son cœur, plus 
haut, plus sincèrement qu'à Jacques Rivière. 

Et voici la fameuse lettre du 6 septembre 1908, 
que je tiens pour la véritable clef du roman : 

« L'année passée, à cette époque, on chantait les 
donneurs de sérénades. C'était le même temps, 
attente de l'hiver, feuilles roussies, et bientôt les 
routes désertes, coupées d'ornières, barrées de 
brouillard. On chantait leurs molles ombres 
bleues... leurs longues robes à queue..., c'était 
dans le salon de La Chapelle ; et j'avais dans la 
bouche ce même goût de choses acres et mortes. 
Comme on sent que tout est mort, que tout a ce 
goût-là ! Corne tout est déjà passé ; « La jeune 



LE GRAND MEAULNES 273 

dame est à Versailles, de ce moment * : et je ne 
savais que cela ; cela et à peine son nom. Et il y 
a déjà plusieurs années ; ce ne sont plus que de 
jades ombres mortes. Moi seul, je reste, éternel 
Clitandre, amoureux de ces mortes fanées, avec 
leur goût fade dans la boucîïe, promeneur désolé 
dans les sentiers de feuilles pourries. 

« A quoi bon ? » était sa parole. Elle disait cela 
d'un ton uniforme et immuable ; en appuyant un 
peu, précieusement, sur chaque mot; en élevant 
un peu la tête sur le b et en le détachant. Elle pre- 
nait alors son visage immobile, avec sa bouche 
qui se tenait légèrement mordue, et ses yeux qui 
regardaient loin, immobiles, immuables et bleus. 

« // était un temps où, en me redisant ce mot et 
en repensant à sa pose, je la revoyais encore tout 
entière. 

« Ce ne serait pas assez dire qu' « élégante ». Le 
mot pureté est celui qui lui convient toujours ; 
à sa toilette, à son grand manteau marron, comme 
à son corps que je n'ai jamais imaginé, comme à 
son visage. Cependant cette toilette de dame, si 
belle et si française qu'elle fût, semblait encore 
trop lourde pour la sveltesse de son corps mince 
et grand, et pour sa taille invraisemblable. 

« Je n'ai jamais vu rien de si enfantin et de si 
grave à la fois. Quoique je l'aie vue sourire, une 
fois, il y avait dans ses yeux cette désolation con- 
venable, insondable et bleue de la mer, sur les 
plages de la Côte d'Argent ou de la Méditerranée 
— d'où elle venait. 

« Elle était hautaine (et noble). Elle m'a d'abord 
marqué le même dédain qu'à ceux, sans doute, qui 



274 LE GRAND MEAULNES 

pensaient l'approcher. On ne l'approchait pas. 
C'était une demoiselle, sous une ombrelle blanche, 
qui ouvre la grille d'un château, par quelque lourd 
après-midi de campagne. 

« Certes, je n'ai jamais vu de femme aussi belle 
— ni même qui eût, de loin, cette grâce. C'était 
comme une âme visible, exprimée en un visage et 
vivant en une démarche. C'était une beauté que 
je ne puis pas dire. Cent phrases me viennent qui 
toutes conviennent, mais aucune ne satisfait. 
C'était en tout cas l'âme la plus féminine et la 
plus blanche que j'aie connue ; c'était une dame 
de village à la procession des Rogations ; c'était 
une hampe de lilas blanc ; c'était une soirée 
déserte d'été où l'on a découvert, en fouillant dans 
les tiroirs, une paire de minuscules souliers jaunis 
de mariée, avec de hauts talons comme on n'en 
porte plus. 

« Notre rencontre fut extraordinairement mysté- 
rieuse. « Ah ! disions-nous, nous nous connaissons 
mieux que si nous savions qui nous sommes. » Et 
c'était étrangement vrai. « Nous sommes des 
enfants, nous avons fait une folie », disait-elle. Si 
grands étaient sa candeur et notre bonheur qu'on 
ne savait pas de quelle folie elle avait voulu 
parler : il n'y avait pas encore eu de prononcé 
un mot d'amour. 

« Cet amour, si étrangement né et avoué, fut 
d'une pureté si passionnée, qu'il en devint pres- 
que épouvantable à souffrir, comme je l'ai dit. 

« Quand je pense maintenant qu'il y eut des 
jours où j'étais près d'elle, où elle me parlait — 



LE GRAND MEAULNES 275 

j'ai beau tendre mon imagination : il faudrait être 
fou pour le croire. 

« D'après ce que j'ai noté autrefois, donc, elle 
eut beaucoup de gestes et de paroles que je n'ai 
pas compris. Quand nous nous quittâmes (souliers 
noirs à nœuds de rubans, très découverts ; che- 
villes si fines qu'on craignait toujours de les voir 
plier sous son corps), elle venait de me demander 
de ne pas l'accompagner plus loin. Appuyé au 
pilastre d'un pont, je la regardais partir. Pour la 
première fois depuis que je la connaissais, elle se 
détourna pour me regarder. Je fis quelques pas 
jusqu'au pilastre suivant, mourant du désir de la 
rejoindre. Alors, beaucoup plus loin, elle se tourna 
une seconde fois, complètement, immobile, et 
regarda vers moi, avant de disparaître pour tou- 
jours. Etait-ce pour, de loin, silencieusement, 
m'enjoindre l'ordre de ne pas aller plus avant? 
Etait-ce pour que, encore une fois, face à face, je 
pusse la regarder? Je ne l'ai jamais su. 

« Que tout cela serait amer si je n'avais la certi- 
tude qu'un jour, à force d'élans vers elle, je serai 
si haut que nous nous trouverons réunis, dans la 
grande salle, « chez nous », à la fin d'une soirée 
où elle aura fait des visites. Et tandis que je la 
regarderai enlever son grand manteau et jeter ses 
gants sur la table et me regarder, nous entendrons 
dans les chambres du haut « les enfants » déballer 
la grande caisse des jouets. 

« Je n'ai d'autre excuse à ces trois pages que de 
n'avoir pas eu le moins du monde, en commen- 
çant, l'intention de te les écrire. 



276 LE GRAND MEAULNES 

« Pourquoi te raconter cela, d'ailleurs? Nous ne 
sentons et n'imaginons certainement pas de la 
même façon. Il faut, pour deviner ce qu'a été 
« Taille-Mince », pour s'imaginer « La Demoi- 
selle », avoir été soi-même quelque enfant pay- 
san ; avoir attendu sans fin, les jeudis de juin, 
derrière la grille d'une cour, près des grandes bar- 
rières blanches qui ferment les allées, à la lisière 
des bois du château. » 

Et voilà! Tout y est. La confidence a des 
accents qui ne trompent pas. Il est vrai, en effet, 
que Henri Fournier rencontra, un jour d'Ascension 
(1 er juin 1905), qu'il sortait de visiter le Salon 
de la Nationale, au Petit-Palais, une jeune fille 
qui lui parut merveilleusement belle, qu'il eut l'au- 
dace — cette imperturbable audace des timides ! 
— de suivre, le long du Cours-la-Reine, dont il 
découvrit le nom et l'adresse, qu'il retrouva ; et il 
est vrai qu'il osa même l'aborder. Et parce que le 
miracle devait continuer, la belle inconnue lui fit 
quelques mots de réponse, quelques mots qui sem- 
blaient trahir son propre trouble, son propre 
émoi. Quand elle le congédia, enfin, elle lui jeta 
cette phrase, qui devait trouver un écho exta- 
tique au plus profond du cœur de l'amoureux 
transi : « Quittons-nous! Nous avons fait une 
folie... » 

C'est tout. Mais de cette rencontre et du sou- 
venir ineffaçable qu'elle imprima dans la mémoire 
amoureuse du plus sensible des rêveurs allait 
naître un chef-d'œuvre : Le Grand Meaulnes. A 
l'hiver de l'année qui suivit cette rencontre, 



LE GRAND MEAULNES 277 

ce congé tout chargé de promesses et 
d'espoir, Fournier apprend que la jeune fille, 
qui a quitté Paris, s'est mariée : c'est 
maintenant « la jeune dame de Versailles », 
comme dit un domestique inconsciemment cruel. 
Désormais, le rêve est brisé. Il reste à lui donner 
la « sublimation » de l'œuvre littéraire. Ainsi 
Dante, désespéré de la mort de sa Béatrice, entre- 
prend d'édifier, à la mémoire de son incompa- 
rable amour, le monument de la Divine Comédie. 
Je ne crains pas d'écraser Alain-Fournier par un 
voisinage aussi titanesque. Si le Grand Meaulnes 
n'a pas l'envergure de la trilogie allégorique que 
constitue cette Somme du moyen âge occidental, 
il n'en est pas moins vrai que la sincérité d'une 
passion à jamais malheureuse y parle un langage 
pareillement émouvant et qui nous va sans doute 
plus droit au cœur. 

Ainsi donc, l'aventure du Grand Meaulnes n'a 
rien — absolument rien — de gratuit. Je pourrais 
puiser, à chaque feuillet de la Correspondance à 
Jacques Rivière, teiles confidences qui s'étranglent 
en un sanglot. Depuis ce laconique billet d'un jeudi 
soir (25 juillet 1907) : « Il me restait ceci à 
apprendre : M lle de Q... est mariée, depuis cet 
hiver. « La jeune dame est à Versailles en ce 
moment », a-t-on ajouté. Déchirements. Déchire- 
ments sans fin. Ah! je puis bien partir maintenant! 
Qu'est-ce qui me reste ici, à part toi, mon ami ? », 
jusqu'à cet autre (daté du 4 septembre 1913) : 



278 LE GRAND MEAULNES 

« C'était vraiment, c'est vraiment le seul être au 
monde qui eût pu me donner la paix et le repos. 
Il est probable maintenant que je n'aurai pas la 
paix dans ce monde. » 

Mais la création romanesque n'est jamais un 
décalque de la réalité. Pour le dire en passant, 
c'est la rançon du naturalisme que d'avoir songé 
à une représentation photographique des êtres et 
des choses. Alain-Fournier n'avait pas vécu 
impunément dans le climat du symbolisme. Et, 
d'autre part, sa pudeur naturelle l'eût écarté, 
d'instinct, d'une confession autobiographique qui 
aurait rappelé les jérémiades d'un Lamartine au 
bord du Lac ou d'un Hugo dans la vallée de la 
Bièvre. 

C'est alors qu'Alain-Fournier, qui ne veut pas se 
séparer de son amour, qui veut en nourrir sa souf- 
france et en nourrir — aussi — son inspiration 
littéraire, c'est alors qu'il eut ce trait de génie, pour 
quelqu'un qui faisait — ne l'oubliez pas! — ses 
débuts dans le roman : transposer à la campagne, 
dans sa campagne solognote, une aventure d'amour 
impossible dont le héros serait ce grand Augustin 
Meaulnes, le paysan têtu que vous connaissez bien. 
Trait de génie; car tout ce qui, dans l'idylle réelle 
de Henri Fournier et de la jeune fille du Cours- 
la-Reine, appartenait au domaine du lyrisme le plus 
intime, voilà que le romancier pouvait le faire 
passer, en quelque manière, sur le plan du récit, 
d'un récit qui ne serait même pas à la première 
personne : et la miraculeuse histoire d'une ren- 
contre qui marque l'amoureux pour toute la vie 
pourrait acquérir, au souffle vivifiant des horizons 



LE GRAND MEAULNES 279 

d'Epineuil-le-Fleuriel, de la Chapelle d'Angillon et 
de Nançay, ce caractère de crédibilité indis- 
pensable dans le roman. 

Si mes lecteurs m'ont bien suivi, ils auront 
compris ce qui constitue l'originalité singulière du 
Grand Meaulnes : un roman mi-parti, à la fois auto- 
biographique, intimiste, puisqu'il s'agit, pour le ro- 
mancier, de faire confidence de sa propre passion 
malheureuse, de son amour à jamais perdu, mais 
un roman qui juxtapose à ce caractère autobio- 
graphique et intimiste le caractère du roman cham- 
pêtre, avec des odeurs de foin et des cris d'enfants 
dans le préau de l'école, avec les jeux mouvants 
des nuages au ciel et les scintillements de la neige 
sur les ornières de la grand-route. 

Le difficile était de lier ces deux éléments, à 
première vu disparates. Et je n'oserais pas affirmer 
qu'Alain-Fournier y a toujours réussi. 

Je n'entreprendrai pas de résumer le sujet du 
Grand Meaulnes : le roman vit dans toutes les 
mémoires. Je vous rappelle seulement qu'un soir, 
dans la maison d'école où vit le petit Seurel, le fils 
de l'instituteur et de l'institutrice, un jeune gars est 
arrivé, comme pensionnaire, amené par sa maman. 
Il s'appelle Augustin Meaulnes. Et la présentation 
du personnage a quelque chose de prodigieux. 
Tout d'abord, nous ne le voyons pas. Nous ne le 
verrons que tout à la fin du premier chapitre, 
éclairé par les reflets du feu de Bengale qu'il vient 
d'allumer, en fraude, dans la cour. Nous ne le 
voyons pas. Mais nous en entendons parler comme 
d'un être étrange, qui aime à faire plaisir à sa 
mère, certes, mais qui aime aussi à suivre le bord 



280 LE GRAND MEAULNES 

de la rivière, les jambes nues dans l'eau, à tendre 
des nasses, à prendre les poules faisanes au collet. 
Nous en entendons parler; et nous l'entendons 
marcher. Il marche, sans la moindre précaution, 
de long en large, sans la moindre permission, d'ail- 
leurs, à travers les immenses greniers où l'on met 
sécher le tilleul et mûrir les pommes... Et nous ne 
nous étonnerons pas de le découvrir, à la fin du 
premier chapitre, entre deux gerbes d'étoiles 
blanches et rouges qui lui font — déjà! — comme 
un lumineux halo d'apothéose. 

A l'école, Augustin Meaulnes a vite fait figure 
de chef. Il a dix-sept ans. Il est brave, taciturne. 
Tous le respectent. Surtout le petit Seurel. Jusqu'au 
grand jour de l'Aventure... De l'Aventure que nous 
devons bien écrire par un A majuscule. Et c'est 
ici, sans doute, qu'il faudrait faire intervenir les 
réminiscences de Stevenson et des beaux livres 
dorés sur la tranche. 

Fournier n'a pas été sans s'émouvoir, sans s'in- 
quiéter de tout ce qu'il y avait d'extraordinaire dans 
son histoire vraie de la rencontre du Cours- 
la-Reine. Cette jeune fille à la taille flexible, qui 
tient la bouche légèrement mordue, qui dit « A quoi 
bon? » d'un ton uniforme et immuable, en 
appuyant un peu, précieusement, sur chaque mot, 
cette « Taille-Mince » en robe marron, n'est-elle 
pas, pour reprendre les termes de la Lettre au 
Petit B., toute pareille à « une demoiselle, sous 
une ombrelle blanche, qui ouvre la grille d'un châ- 
teau, par quelque lourd après-midi de cam- 
pagne » ?... Et sentez-vous comme nous revenons, 
par une pente toute naturelle, à la Clara d'Ellé- 



LE GRAND MEAULNES 281 

beuse de Francis Jammes, aux héroïnes aristo- 
cratiques de Laforgue, comme nous revenons aux 
poèmes de Miracles? Nous sommes bien dans le 
domaine merveilleux qu'Alain-Fournier peut appe- 
ler « le Domaine », d'un terme à la fols générique 
et solennel. L'Aventure peut naître. 

C'est, en réalité, un troisième thème, à côté du 
thème de l'amour malheureux et du thème de la 
campagne natale. Mais on hésite à pratiquer, sur 
le roman, cette sorte de découpage artificiel, s'il 
est vrai que l'Aventure constitue, ici, le leitmotiv 
sous-jacent qui informe et relie et marie, avec un 
art exquis et gauche, les motifs de l'amour et de 
l'enfance.- 

Or donc, Augustin Meaulnes, qui a fait atteler 
le cheval à la carriole de la Belle-Etoile pour aller 
chercher, à la gare de Vierzon, les grand-parents 
du petit Seurel, invités pour les fêtes de Noël et 
du Nouvel An, Augustin s'est endormi sur le siège : 
et le voilà perdu, dans le soir... On a re- 
proché à Alain-Fournier ce trait que les fâcheux 
réputent invrafsemblable. Je le répète, pour com- 
prendre et pour goûter l'atmosphère paysanne du 
Grand Meaulnes, il faut avoir couru la campagne 
solognote. Non, il n'est pas du tout invraisemblable 
qu'un jeune charretier s'égare ainsi, par une nuit 
de décembre, sur la route gelée. Il n'est que de 
reprendre le récit, carte topographique en main, 
pour se rendre compte de l'ingéniosité qu'a mise 
le romancier à brouiller la piste : Ainsi peu à peu 
s'embrouillait la piste du Grand Meaulnes et se 
brisait le lien qui l'attachait à ceux qu'il avait 
quittés... 



282 LE GRAND MEAULNES 

L'invraisemblable, le fantastique serait plutôt 
cette soudaine révélation de la noce au château, de 
la Fête étrange... En effet, Augustin a échoué, 
transi de froid, dans un manoir perdu au fond des 
bois, où se célèbre, cette nuit-là, une sorte de mas- 
carade enfantine, pour les noces du fils du châ- 
telain, de l'énigmatique et attachant Frantz de 
Galais. Et vous savez comment le Grand Meaulnes 
assistera, déguisé en marquis, à cette Fête étrange, 
comment il y fera la connaissance de la sœur de 
Frantz : Yvonne de Galais, qui est la réplique 
romanesque de la jeune fille du Cours-la-Reine. 

L'Aventure une fois déclenchée, Alain-Fournier 
ne s'arrêtera plus. Nous sommes dans le monde 
de l'enfance, c'est-à-dire dans ce monde merveil- 
leux où tout est possible, où tout est conforme aux 
lois d'une fantaisie qui ne se connaît pas de lois. 
Frantz de Galais ne se mariera pas. Il s'enfuira, 
au dernier moment, en compagnie d'un bohémien 
qui semble sorti tout droit d'un poème de Gla- 
tigny ou d'une pochade de Verlaine. Il faudra 
éteindre les lampions de la Fête étrange, quitter le 
château qui est retourné à sa tristesse et à son 
lourd sommeil... 

Meaulnes a réintégré la maison d'école; mais il 
garde le souvenir de son équipée à nulle autre 
pareille; et il finira par s'en ouvrir à Seurel. Car 
il veut, le Grand Meaulnes, retrouver Yvonne et 
sa bouche un peu mordue; il veut retrouver Taille- 
Mince et son manteau marron. Avec cette même 
passion obstinée et farouche qui faisait rechercher 
par Fournier l'adresse de la jeune fille du Cours- 
la-Reine. Le roman gauchit, un instant, vers des 



LE GRAND MEAULNES 283 

scènes champêtres. Les garçons de l'école s'égail- 
lent en promenade. Augustin et le petit Seurel ont 
tracé un itinéraire. Peine perdue! Le Domaine 
garde son mystère. Le Grand Meaulnes, qui y est 
allé par hasard, qui en est revenu tout ensommeillé, 
dans une carriole où le recueillit un paysan de la 
noce, le Grand Meaulnes ne se souvient plus, il 
ne retrouve pas la route du bonheur... 

En revanche, il retrouvera Frantz de Galais. 
Frantz suivra même, sous le déguisement d'un 
bohémien, des cours à l'école du village. Les deux 
jeunes gens seront d'abord rivaux. Jusqu'à ce que 
Frantz et Meaulnes, qui se sont reconnus comme 
deux chevaliers de l'Aventure, nouent le pacte 
enfantin et solennel de venir au secours l'un de 
l'autre, au premier appel, quoi qu'il puisse leur en 
coûter. 

Cette promesse, qui fait un peu penser au ser- 
ment du cor, dans Hernani, sera à l'origine même 
du dénouement du roman. Augustin Meaulnes, 
après des désespoirs affreux et d'insurmontables 
découragements, a fini par retrouver Yvonne. Il 
l'épousera. Ils vont être heureux... Mais, le soir 
même des noces, Frantz le vagabond, Frantz le 
fantasque est venu lancer, sous les fenêtres du 
jeune couple, son signal, son avertissement : 
« Hou-ou »... Et le Grand Meaulnes, fidèle à son 
terrible serment d'enfant, abandonnera Yvonne. 
Qui en mourra. 

La fin du roman est étrangement sombre. Fugitif, 
le Grand Meaulnes a découvert la fiancée de son 
ami Frantz. Il en fera sa maîtresse. Jusqu'au jour 
où, le remords l'étreignant, il revienne à cette 



284 LE GRAND MEAULNE3 

Yvonne qu'il n'a jamais cessé de chérir d'un im- 
possible amour. Elle est morte; mais elle a laissé, 
comme gage de sa triste passion, une petite fille. 

Et c'est les dernières phrases du roman, que je 
ne relis jamais sans une sourde émotion : Cepen- 
dant la petite fille commençait à s'ennuyer d'être 
serrée ainsi et, comme Augustin, la tête penchée 
de côté pour cacher et arrêter ses larmes, conti- 
nuait à ne pas la regarder, elle lui flanqua une 
grande tape de sa petite main sur sa bouche barbue 
et mouillée. 

Cette fois le père leva bien haut sa fille, la fit 
sauter au bout de ses bras et la regarda avec une 
espèce de rire. Satisfaite, elle battit des mains... 

Je m'étais légèrement reculé pour mieux les voir. 
Un peu déçu et pourtant émerveillé, je comprenais 
que la petite fille avait enfin trouvé là le compagnon 
qu'elle attendait obscurément... La seule foie que 
m'eût laissée le grand Meaulnes, je sentais bien 
qu'il était revenu pour me la prendre. Et déjà je 
l'imaginais, la nuit, enveloppant sa fille dans un 
manteau, et partant avec elle pour de nouvelles 
aventures. j 

Résumer ce chef-d'œuvre, c'e^t le trahir, parce 
que, comme on l'a dit très justement, le Grand 
Meaulnes est, avant tout, le roman d'un grand jeu, 
d'un grand jeu puéril et terrible où les mystères de 
la jeunesse, de la vie et de la mort, de l'aventure 
et de l'amour ne se contredisent jamais, où les 
frissons les plus secrets du cœur, les inquiétudes 



LE GRAND MEAULNES 285 

les plus subtiles du rêve nous sont révélés par le 
déclenchement imprévu de l'action. 

Le roman est-il sans défauts? Non point. Et, 
malgré mon admiration fervente, — peut-être bien 
même à cause de cette ferveur qui est, souvent, la 
condition même de la lucidité critique, — je ne suis 
pas le dernier à les apercevoir. 

Tout d'abord, Alain-Fournier n'a jamais réussi 
à se débarrasser complètement de ce que j'appel- 
lerais volontiers un certain « jammisme » un peu 
mièvre. J'ai déjà parlé des jeunes filles à l'ombrelle 
et des grands chapeaux de paille de riz qui pen- 
chent sur des visages chlorotiques. Il est évident 
que le procédé joue, ici, d'une manière qui nous 
paraît plus périmée qu'indiscrète. N'oublions pas, 
cependant, que chaque génération a son idéal fé- 
minin, que certaine « garçonne » qui fit les belles 
nuits de l'immédiate après-guerre est déjà démo- 
dée, à son tour, et que nous aurons vite soupe de 
« Mademoiselle Swing ». Encore peut-on ajouter, 
à la décharge d'Alain-Fournier, que son type à lui 
se sauve par la délicatesse même du portrait. Et il 
n'est pas défendu de souhaiter qu'à l'époque de 
Céline et de la prose cambronnesque, certains ro- 
manciers maintiennent encore les droits du bon 
ton, voire de la préciosité. 

Un reproche plus grave concerne la structure 
même du roman. Toute la seconde partie (le Grand 
Meaulnes en comporte trois) est encombrée par le 
récit des aventures de Frantz de Galais, lequel, du 
rôle de « brillant second », passe soudain au tout 
premier plan et finirait par éclipser Augustin en 
personne, comme il l'éclipsé, d'ailleurs, dans l'admi- 



286 LE GRAND MEAULNES 

ration des galopins de l'école de Sainte-Agathe. 
Cette dualité d'intrigue — et, partant, d'intérêt — 
nuit à la marche même du récit. D'autre part, 
quelque familiarisés que nous soyons avec l'optique 
du merveilleux, chère à Alain-Fournier, il est tout 
de même assez « fort de café » (passez-moi l'ex- 
pression) qu'un jeune marié, aussi follement épris 
qu'Augustin, abandonne, au lendemain de ses 
noces, la femme qu'il a eu tant de mal à conquérir. 
La crédibilité n'est pas satisfaite. 

Mais ceci nous amènerait à poser la question du 
caractère même du héros. On a voulu voir, en lui, 
un monomane de la fugue. Ici, l'on me permettra 
bien de laisser la parole à Alain-Fournier lui-même. 
Voici comme il s'explique, au sujet d'Augustin, 
dans une lettre du 4 avril 1910 : « Meaulnes, le 
grand Meaulnes, le héros de mon livre, est un 
homme dont l'enfance fut trop belle. Pendant toute 
son adolescence, il la traîne après lui. Par instants, 
il semble que tout ce paradis imaginaire qui fut le 
monde de son enfance, va surgir au bout de ses 
aventures, ou se lever sur un de ses gestes. Ainsi, 
le matin d'hiver où, après trois jours d'absence 
inexplicable, il rentre à son cours comme un jeune 
dieu mystérieux et insolent. Mais il sait déjà que 
ce paradis ne peut plus être. Il a renoncé au bon- 
heur. Il est dans le monde comme quelqu'un que 
va s'en aller. C'est là le secret de sa cruauté. Il 
découvre la trame et révèle la supercherie de tous 
les petits paradis qui s'offrent à lui. Et le jour où 
le bonheur indéniable, inéluctable se dresse devant 
lui et appuie contre le sien son visage humain, le 
grand Meaulnes s'enfuit non point par héroïsme, 



LE GRAND MEAULNES 287 

mais par terreur, parce qu'il sait que la véritable 
joie n'est pas de ce monde. » 

Nous sommes loin de l'explication médicale et 
facile par la fugue : le Grand Meaulnes n'est pas 
un cas pathologique. Et je ne suis pas si sûr qu'il 
faille insister sur la cruauté du héros. Si Augustin 
Meaulnes s'enfuit, c'est, tout d'abord, parce que 
Fournier n'a pas épousé Yvonne : ce roman auto- 
biographique du désespoir ne pouvait s'achever 
sur l'image heureuse d'un foyer comblé. Mais le 
dénouement du Grand Meaulnes n'est pas tant une 
fuite qu'une acceptation. Alain-Fournier qui a soif, 
selon le mot de Claudel, « d'occuper inimagina- 
blement la plénitude », lui qui reconnaît que « tant 
de pureté ne peut pas être de ce monde »,; com- 
ment n'arriverait-il pas, à la dernière page de son 
roman d'amour, à regarder la mort en face? Alain- 
Fournier a transigé un instant avec lui-même : 
Augustin ne s'en ira qu'au lendemain de la nuit 
des noces. C'est pourquoi une petite fille naîtra. 
Mais c'est aussi pourquoi il convient qu'Yvonne 
meure... 

Que si vous me demandiez maintenant : « Faut- 
il être heureux? », c'est encore à Fournier que je 
vous renverrais, lui qui a prononcé, dans cette 
même lettre, la sentence définitive que voici : 
« Faut-il être heureux ? Je réponds que oui, que 
le grand Meaulnes est un grand ange cruel, mais 
qu'il n'est pas un homme... » 

* * * 
Tous les défauts sont sauvés, sont compensés — 



288 LE GRAND MEAULNES 

et si largement, n'est-il pas vrai? — par d'éblouis- 
santes qualités, lesquelles se résument en une seule : 
le don de poésie. Je ne sais pas ce que serait la 
définition exacte d'un roman poétique. Ce que je 
sais, c'est que le Grand Meaulnes, d'un bout à 
l'autre bout, est baigné dans un climat miraculeux. 
Et ce mot de climat, que l'on galvaude aujourd'hui, 
il est ici à sa place, tant l'accord se révèle subtil 
et vrai entre les éveils de la nature, la coloration 
du ciel, la tiédeur des brises, la clarté des matins 
et la marche même des événements et le déroule- 
ment du destin. 

On n'a peut-être pas suffisamment observé que 
tous les « tournants » de l'histoire, que tous les 
nœuds mêmes du récit sont comme préparés par 
la complicité secrète des choses. Je cite, au ha- 
sard, dans les premiers chapitres : 

C'était un froid dimanche de novembre, le pre- 
mier jour d'automne qui fît songer à l'hiver (pré- 
lude à l'arrivée de Meaulnes, chap. I). 

La pluie était tombée tout le jour pour ne cesser 
qu'au soir. La journée avait été mortellement en- 
nuyeuse (première phrase du chap. III, qui annonce 
l'Aventure imminente); et la seconde partie de ce 
chap. III commence ainsi : A quatre heures, dans 
la grande cour glacée, ravinée par la pluie... 

A deux heures de l'après-midi, le lendemain, la 
classe du Cours Supérieur est claire, au milieu du 
paysage gelé (début du chap. IV). 



LE GRAND MEAULNES 289 

De temps à autre, sur le grand calme de l'après- 
midi gelé, montait l'appel lointain d'une bergère 
(fin du premier « tempo » du chap. V). 

Le quatrième jour fut un des plus froids de cet 
hiver-là (première phrase du chap. VI)... 

Et ainsi de suite. 

Mais la poésie, elle n'est pas seulement dans le 
climat : elle est aussi, elle est surtout dans le style. 
Il m'a toujours paru, ce style du Grand JMeaulnes, 
d'une fluidité admirable : un style tremblé, sans 
rien qui pèse ou qui pose, pour reprendre l'expres- 
sion de Verlaine, le triomphe d'une prose d'art qui 
serait demeurée à mi-chemin entre les balbu- 
tiements de l'enfance et les virtuosités verbales du 
faiseur, un style à la Debussy. La prose se fait ici 
vibration, harmonie. Il y a les cadences volup- 
tueuses; puis ce « français de Christ », à la saint 
Mathieu. 

Comme l'on comprend que Jacques Rivière ait 
dit, un jour, à son ami, pour traduire — préci- 
sément — ce va-et-vient de la phrase nue à la 
phrase qui chante : « Tu donneras le trouble de ne 
pouvoir comprendre comment au bout d'un mo- 
ment de lecture on se trouve ailleurs ». Incidence 
miraculeuse, sur le style, du passage des faits à 
leur prolongement idéal, du narratif au symbolique, 
de la terre où nous sommes au rêve où Fournier 
nous emmène. 

* * * 



290 LE GRAND MEAULNES 

J'aurais pu insister, plus que je ne l'ai fait, sur 
des questions de technique, montrer, par exemple, 
comment Alain-Fournier, dans son désir de conci- 
liation entre les droits du rêve et les exigences du 
réel, a été amené, plus d'une fois, à jouer au 
géomètre-arpenteur. Il est piquant, en effet, de 
constater que, dans ce roman où la crédibilité est 
parfois bousculée, les notations précises se multi- 
plient : notations de mensuration et d'horaire. 
C'est là une de ces naïvetés cousues d'assez gros 
fil blanc, et que je trouve, pour ma part, aussi 
sympathiques que gauches. 

J'aurais pu, à propos du métier littéraire d'Alain- 
Fournier, instituer des comparaisons avec la prose 
dont usent les romanciers contemporains, qu'ils se 
réclament ou non de la tradition du roman de style. 

J'ai préféré concentrer toute mon attention sur 
l'élément humain — et personnel — de cette aven- 
ture littéraire qui engage, dans le cadre de la 
transposition romanesque, les souffrances de 
l'amour et les tourments du cœur. Roman-rêve, 
roman poétique, soit! Mais ce qui me passionne 
avant tout, c'est l'homme. Alain-Fournier a laissé 
tomber quelque part cette petite phrase, terri- 
blement lourde: « // n'y a d'art que du particulier ». 
Disons que, seules, sont capables de nous toucher 
les catastrophes personnelles. Les lois, les théories, 
les abstractions, les généralités : c'est trop haut, 
c'est trop loin. Pour le dire en terminant, c'est la 
lourde hypothèque qui pèse sur le roman français, 
roman de logiciens-constructeurs, beaucoup plus 
épris, que de vérité, des coquetteries de leur intel- 
lect. Depuis les ratiocinations savantes d'un Chré- 



LE GRAND MEAULNES 291 

tien de Troyes sur les droits de la dame et les 
devoirs du chevalier, depuis les dissertations un 
peu grises de la Princesse de Clèves, depuis le 
conte philosophique à la manière du XVIII e et jus- 
qu'aux « balançoires » psychologiques — je 
reprends le mot — d'un Bourget, le roman français 
avait vécu de l'application ingénieuse de Maximes. 
C'est encore ainsi que procède, de nos jours, un 
Chardonne. 

Un homme est venu, qui a ouvert devant nous 
les perspectives sans limites. Il a escaladé la bar- 
rière blanche qui fermait l'allée du château. Il nous 
a fait monter sur la barque de l'étang aux roseaux. 
Nous avons vécu le carnaval des enfants, la folie 
des masques, la retraite aux flambleaux, le dîner 
de noces dans la grande salle des assemblées. Il y 
avait un pierrot lunaire, de la neige sur les che- 
mins. Il y a eu un coup de feu dans la nuit... 
C'était pareil à ce qui se passe dans les rêves. Et 
c'était beau, d'une beauté irréelle. Et c'était poi- 
gnant, d'une douleur plus lancinante que celle que 
fait un couteau dans la plaie. 



Et qu'il me soit permis de retenir mon lecteur, 
un instant encore, sur une tombe de Champagne 
que domine une croix de bois. 

Fournier avait rejoint, le 4 août, le 288 e R. I. 
à Mirande. Il faisait partie de la 67 e division de 
réserve, comme son ami, devenu son beau-frère, 
Jacques Rivière. Il entendit pour la première fois 
le canon dans la Woëvre. Pendant les dures se- 



292 LE GRAND ME AULNE S 

maines d'août et de septembre, il combattit autour 
de Verdun". Et il se trouvait, non loin des Eparges, 
lieu célèbre dans le communiqué, le 22 septembre 
au matin. Fournier commandait la 23 e compagnie. 
La ligne de feu, après les coups de boutoir de 
l'armée du Kronprinz, puis d'une autre armée alle- 
mande de renfort, tendait à se stabiliser. Le capi- 
taine voulut tenter une reconnaissance, du côté de 
la route de Vaux à Saint-Rémy. Il s'enfonça sous 
bois, avec ses hommes disposés en colonne par 
quatre. L'ennemi aperçut la petite troupe et ouvrit 
un feu nourri. Le capitaine essaya d'entraîner ses 
« pantalons rouges » à l'assaut. Il y eut du flot- 
tement. Seuls s'élancèrent les deux lieutenants et 
quelques hommes. Fournier, frappé d'une balle au 
front, tomba... Il tomba comme Péguy, comme 
Psichari, comme tant d'autres. Son corps n'a pas 
été reconnu. Et c'est sur une croix de bois ano- 
nyme qu'il nous faut nous pencher ici. 

... N'importe! Le souvenir de ce noble et délicat 
Alain-Fournier, c'est Augustin Meaulnes qui nous 
l'a rendu. Notre soif de mythes, c'est Augustin 
Meaulnes qui ne cesse pas de l'étancher, le Grand 
Meaulnes. Chaque soir encore, au dedans de nous, 
il s'en va vers de nouvelles aventures, pendant 
qu'une petite fille née d'une seule caresse sourit à 
ce braconnier qui s'enfonce, broussailleux et tenace, 
dans l'infini du romanesque, à la recherche du 
bonheur... 



UN POETE DE CHEZ NOUS : 
FERNAND SEVERIN 

La critique biographique souffre, en ce moment, 
d'une crise de croissance. Sainte-Beuve avait eu 
mille fois raison, pour nous intéresser à l'œuvre, 
de nous intéresser à l'homme. Mais d'avoir dépassé 
la mesure, les romanceurs — comme ils disent — 
ont fini par fâcher tout le monde. Collection verte, 
collection bleue, collection jaune, vie amoureuse, 
vie pitoyable, vie gigantesque, la vie de Vénus, la 
vie d'Homère, la vie d'Adam, n'êtes-vous pas sa- 
turés de ces révélations, de ces indiscrétions, de 
ces ragots? Un grand homme n'est plus un grand 
homme pour son valet de chambre. Or voici que 
les secrétaires eux-mêmes se sont mis à déshabiller 
le patron, auquel ils glissent des pantoufles mali- 
gnement brodées. Le mystère d'une existence a 
pourtant de ces recoins jalousement secrets où il 
me répugne de voir projeter la lumière crue et 
cruelle. J'appelle « charognards » ces gazetiers, 
voués à l'anecdote, qui, sur l'œuvre littéraire, sur 
l'œuvre d'art, échafaudent, à grand renfort de petits 
papiers, le roman chez la concierge. Quand vous 
m'aurez conté jusqu'à patron-minet les nuits de 
Victor Hugo et de Juliette, aurai-je mieux compris 
la Tristesse d'Olympio? Les inventaires de Fré- 



294 UN POETE DE CHEZ NOUS 

déric Masson, ce sergent fourrier, recompteur de 
boutons de culotte et collectionneur de savonnettes, 
ont-ils jamais aidé personne à reconstituer l'impé- 
riale figure d'un Bonaparte? 

Loin de moi la pensée de dénier à l'histoire sa 
valeur d'éclairage. Il est des cas — plus nombreux 
que ne se l'imaginent les théoriciens de la « cri- 
tique pure » — où la connaissance du milieu, de 
l'époque, est nécessaire à l'interprétation d'un 
écrivain. Dante ne s'explique, ne pourra s'expliquer 
que dans l'atmosphère des luttes civiles de l'Italie 
du XIII e siècle, dans cette Florence qu'a décrite 
Maurras, avec ses palais durs et sombres, ses 
patios faits pour l'assassinat, quand gens du Pape 
et gens de l'Empereur, guelfes blancs et guelfes 
noirs réglaient, par le poison et par le fer, leurs 
atroces querelles. De même, vous n'aurez rien 
entendu à Villon, si Auguste Longnon, Marcel 
Schwob ou Pierre Champion ne vous ont conduit 
par la main en plein Paris de 1450, sur la mon- 
tagne Sainte-Geneviève, cité des collèges, des 
cloîtres, des étuves, des tripots, où vivent, au len- 
demain de l'occupation anglaise, d'une vie chétive 
et tourmentée, parmi les enseignes qui s'accrochent 
aux crampons de fer et les pendus que balance le 
vent aigre, clercs turbulents, mauvais garçons, 
truands faméliques, crocheteurs, tire-laine, piliers 
de tavernes, pipeurs de dés, amateurs de Saint- 
Pourçain et « mignoteurs » de fillettes mignonnes. 
Pour n'en plus citer qu'un exemple, la littérature 
classique doit à l'organisation même de l'Etat 
louis-quatorzième quelque chose de sa noble et 
très grave ordonnance. La façade de Versailles, 



UN POETE DE CHEZ NOUS 295 

les jardins de Le Nôtre, une perruque à marteau, 
telle tragédie de Racine : qui n'entrevoit les cor- 
respondances, et que Taine, cet « équationniste », 
a su fort exactement démêler? 

Et pourtant, il existe, à travers l'infinie variété 
des faits littéraires et des types d'écrivains, de ces 
poèmes et de ces poètes qui échappent au rituel 
des écoles, à l'observance des chapelains dans la 
chapelle. Je les imagine volontiers hors du temps, 
délivrés de l'espace, au royaume de Chimérie 
peuplé d'ombres heureuses, sur les bords d'un 
Léthé où l'on dépouillerait, avec sa guenille, l'en- 
nui du conformisme, des vêtements tout faits, du 
« qu'en-dira-tout-le-monde ». Maurice de Guérin, 
le Shelley des Odes, le Laforgue des purs sanglots, 
deux ou trois encore : ils sont peu. C'est à leur 
troupe singulière qu'est allé se joindre Fernand 
Severin. Pour avoir repris en des chants éternels 
quelques-uns des thèmes de la grande banalité 
humaine, — l'Amour, la Mort, la Solitude, la Can- 
deur, — ils ont évité de tomber, ces insaisissables, 
dans les mailles étroites du filet chronologique. 
Ont-ils vécu il y a cent ans? avant-hier? vivent-ils 
encore? pour combien de jours? d'années? de 
siècles?... Qu'importe! Qu'importent le curriculum 
de leurs honneurs, leur date de naissance, leurs 
promotions et grades académiques! Pareils à la 
jeune antique, ils ont chanté, ils ont plu. Gardez- 
vous de vous assembler autour d'eux, vos fiches 
à la main, reporters étriqués et fabricants de 
thèses! Tant de curiosité convient mal à leur cœur 
simple et nu. Ils vivront simplement dans la mé- 
moire des hommes. Tant que l'Amour, la Mort, la 



296 UN POETE DE CHEZ NOUS 

Solitude, la Candeur n'auront pas fini de peupler 
le songe éternel du poète. 

* * * 

Fernand Severin enseigna les jeunes hommes. 
Il joignit au culte de l'amitié le culte des Muses. 
L'amitié lui dicta des lettres exquises. Chaque fois 
que les Muses l'ont visité, sa joie s'est exhalée en 
des chansons douces... 

* * * 

J'ai dit que Fernand Severin n'appartient à 
aucune école. Il ne sera pas inutile cependant, 
pour mieux marquer sa sereine indépendance, de 
se rappeler la situation des lettres belges quand, 
en 1888, parurent, sur des pensers antiques, ces 
vers nouveaux. La Jeune Belgique venait de pu- 
blier son « Parnassiculet ». Max Waller faisait des 
pirouettes; Rodenbach, entre frisure et alanguis- 
sement, des silences ouatés; Gilkin, ses « Fioretti 
du Mal »; Giraud, du Leconte de Lisle; et Valère 
Gille, du sous-Giraud. Verhaeren, truculent, a 
campé ses « Flamandes » avec le réalisme brutal 
d'un Maupassant qui mettrait ses contes en vers. 
Mais tous ont ce trait commun qu'ils lorgnent du 
côté de la France : qui vers les parnassiens, les- 
quels n'ont pas encore liquidé tout leur stock de 
coupes ciselées; qui vers les symbolistes, dont 
s'achève déjà la période militante; qui vers les 
naturalistes et les baudelairiens. Seul, Max Waller, 
page inconsistant d'une équipe dont il est le minor, 
n'imite personne, puisqu'il imite tout le monde. 



UN POETE DE CHEZ NOUS 297 

A quelle attraction va céder Severin jeune? Fera- 
t-il de l'art pour l'art, ou bien de l'art social? Il 
fera de l'art, tout court. Sans doute, quelques 
échos trahissent, au début de la carrière poétique, 
l'influence de fréquentations dont Severin ne s'est 
jamais défendu. Un poème comme Le Don des 
Lys, — 

Vous me voyez, ma sœur, l'âme tout éperdue, 

— dédié à Mockel, je le replacerais assez exac- 
tement dans une lignée qui, partant de Gustave 
Kahn, aboutit à Francis Vielé-Griffin (et ce n'est 
pas, malgré la consécration académique, un 
compliment!) Cygnes et lys, cygnes mourants, 
lys fanés, ce devient fastidieux de retrouver dans 
chaque besace même viatique. Mais très vite 
Severin va se libérer. Et son inspiration, qu'il n'ira 
plus chercher qu'en lui-même, nous la verrons 
désormais jaillir de l'unique source intérieure, au 
fil de ces poèmes qu'il est d'autant plus malaisé 
de classer que l'art du poète a trouvé, quasi du 
premier coup, son expression définitive. C'est tout 
juste si les intimes croient pouvoir préférer La 
Source au fond des bois, le dernier recueil publié, 
où la résonance se prolonge étrangement, comme 
si, d'avoir vécu tout seul avec ses rêves, Severin 
avait fini par pénétrer le mystère des êtres et le 
mystère des choses. 

* * * 

Le Don d'Enfance, Un Chant dans l'Ombre, Les 
Matins angéliques, La Solitude heureuse, La 



298 UN POETE DE CHEZ NOUS 

Source au fond des bois : il y a dans ces titres 
toute une poésie déjà. Qui dira la vertu d'un titre 
sur la couverture du livre où nous cherchons l'oubli 
des tristesses quotidiennes? Le titre, c'est un appel, 
une invite, l'invitation au voyage. C'est la pro- 
messe des horizons tout neufs où veut nous en- 
traîner la trop belle aventure. C'est encore une 
suggestion douce, la mise en état de grâce, l'art 
très subtil de disposer vraiment le cerveau et le 
cœur. Le titre ne doit point appuyer. Ni raccro- 
cheur, ni brutal, ni même bien précis. Je veux qu'il 
ait le vague infiniment exquis des aveux murmurés, 
des rêves qu'estompe la nuit brune, du halo qui 
tremble. Et il faut encore qu'il renferme, le titre, 
en des sons assemblés, toute la magie verbale, 
l'élément pur, cette extrême fle'ur de poésie qui 
nous fait attentifs, et déjà presque émus, aux 
consonances exotiques de cette incantation que se 
chante à soi-même Piquoiseau le fol, quand s'en 
va Marius, sur la mer : « Aden... Bombay... Co- 
lombo... Macassar... » 

* * * 

Le Don d'Enfance rassemble des poèmes écrits 
de la vingt et unième à la vingt-cinquième année. 
Il y a décidément, dans ces premiers essais, — je 
tiens encore à le rappeler, car mon admiration pour 
Severin est d'autant plus profonde qu'elle se refuse 
à être aveugle, — trop de cygnes et trop de lys. 
Un recueil publié chez Lacomblez, en 1888, ne 
portait-il pas ce titre (non retenu, d'ailleurs) : 
Le Lys? D'autre, part, le jeune poète n'a pas encore 



UN POETE DE CHEZ NOUS 299 

acquis cette plénitude rythmique — la cadence, 
eût dit Barrés — qui fera le charme de ses plus 
belles strophes. A la manière des symbolistes, il 
lui arrive de dire au vers : « Suspends ton vol! ». 
D'où cette impression de heurt, çà et là. 

Ce que fut ce « don d'enfance », Severin l'a dit 
en un poème qu'il faudrait relire tout entier : 

En quel jardin fermé me suis- je réveillé? 

Ah! rien que les sanglots d'un cœur émerveillé! 

Des mots ne diront pas ce que l'âme veut dire... 

Un certain « osbcurisme » n'est pas pour nous 
décourager, depuis que Valéry nous contraint, l'in- 
sidieux, à des tours de force exégétiques. Ce que 
je veux retenir de ces déclarations, c'est le profond 
émoi suscité dans l'âme du poète au spectacle des 
forêts qui abritèrent sa jeunesse vagabonde, de 
ces bois qu'il recrée, par l'influx de la poésie, en 
leur frondaison neuve. 

Nous touchons ici à ce que j'ose à peine appeler 
la physionomie littéraire de Severin. Et tout 
d'abord, l'on avait affaire à un poète de la nature, 
de la nature sylvestre. C'est dans un « jardin » 
qu'il s'éveille; mais c'est « vers la paix des grands 
bois » que l'égaré — ou le dirige — la Muse, 
« sous ces calmes forêts » qu'il veut déjà mourir. 
Il convient de souligner la place de premier plan 
que tiennent, dans cette œuvre bien wallonne, les 
arbres de chez nous. Tandis qu'un Verhaeren cé- 
lèbre toute la Flandre avec, barrées des routes qui 
poudroient, les campagnes qui verdoient, Severin 
exalte, au pays fortuné où les courbes sont lentes, 
les ombres bleues, les sources claires, les nymphes 



300 UN POETE DE CHEZ NOUS 

attentives aux pipeaux toujours taillés, Severin 
chante les coteaux boisés, les chênaies, la forêt pro- 
chaine. A son cœur ingénument panthéiste le culte 
des arbres n'est-il pas tout indiqué, dans cette 
Wallonie où leurs bras grand ouverts étreignent 
chaque horizon? Octave Pirmez, le solitaire d'Acoz, 
avait compris de son parc bien-aimé la séduction 
mystérieuse, lui que révolte la cognée. C'est devant 
le paysage qu'on découvre de la Ramonette que 
Van Lerberghe, l'ami très cher de Severin, se sen- 
tira touché par la grâce d'une colline où se pressent 
les fûts droits. Eve va naître ainsi, d'une médi- 
tation ardennaise en plein paradis feuillu; et Pan, 
dieu sylvain. J'aime qu'Auguste Donnay, le bon 
peintre de chez nous, ait amoureusement ombré 
les arbres tutélaires qu'il plante dans chacun dé 
ses dessins. Jusqu'à la fin de sa vie, Fernand 
Severin chérira les arbres d'un amour passionné, 
presque charnel, comme si les Dryades et les 
Hamadryades hantaient encore le tronc argenté du 
bouleau, svelte comme une jeune femme. Et l'on 
ne peut lire sans émotion, en guise d'épigraphe à 
une pièce qui s'intitule précisément Aux Arbres, 
cette citation de saint Bernard : « Aliquid melius 
invenies in sylvis quam in libris ». 

A côté de ce culte sylvain, qui n'est en somme 
que le revenez-y d'un déraciné — un de plus ! — 
aux horizons de ses jeunes annnées, ce que j'en- 
trevois encore dans ce poème liminaire, c'est une 
aptitude à s'émerveiller qui constitue, à proprement 
parler, le « don d'enfance ■». L'enfant, dit-on, est 
naturellement poète. C'est vrai, dans ce sens qu'il 
redécouvre à chaque instant, avec une faculté de 



UN POETE DE CHEZ NOUS 301 

renouvellement... et d'oubli qui tient du prodige, 
la naïve splendeur des spectacles du monde. 
N'est-ce pas le plus sûr critère de l'amour que cette 
facilité de rebondissement qui nous empêche de 
nous affaler sur l'oreiller trop mol des doutes 
devant l'action? Fernand Severin n'a rien d'un 
blasé. C'est d'un œil toujours neuf qu'il reverra, 
chaque matin, des beautés toujours nouvelles. Il 
saura même oublier — ce qui est infiniment plus 
rare — les souffrances d'hier devant les promesses 
d'un éternel demain : 

Mais que les purs lêthés de ce paradis vert 
Font aisément douter qu'on ait jamais souffert, 
Et que mes guérisons mêmes me sont lointaines! 

Retour du poète aux horizons boisés de sa jeu- 
nesse, faculté de s'émerveiller à chaque pas qu'il 
refera d?ns ce vert paradis : telle m'apparaît, dans 
son essence, l'inspiration très haute des juvenilia. 
Mais si le poète a déjà pris son vol, l'écrivain le 
poursuit d'un magnifique essor. Témoin, cette 
Couronne, sous le patronage de Virgile (Flumina 
amem sylvasque inglorius) : merveille d'entrelacs. 

* * * 

Un Chant dans l'ombre, tel sera le leitmotiv du 
recueil suivant, dont les productions s'échelonnent 
jusqu'à la trente-deuxième année. Un rossignol a 
chanté dans la nuit de printemps. Dans la nuit de 
printemps qui versait au bocage une clarté lai- 
teuse, il a dit le désir, le trouble, les langueurs, sa 



302 UN POETE DE CHEZ NOUS 

joie soudain — cri d'amour éperdu, et tout aussitôt 
les regrets, les tendres regrets, 

Ou la mélancolie exguise des heureux. 

Le poète l'écoute, dans l'ombre. Et son âme, 
discrète et fière, communie avec l'âme du chan- 
teur esseulé : 

Tes pareils, ô chanteur, ne chantent que pour eux. 

Que Fernand Severin n'ait jamais cherché le 
baiser lumineux de la gloire, il serait sacrilège d'y 
insister. A ses yeux, rien ne valait la satisfaction 
du devoir accompli. Et ce devoir s'est toujours 
confondu avec le service très dévotieux d'une Muse, 
qu'il écrivait par une M majuscule, et qui s'iden- 
tifiait elle-même à la très redoutée et très puis- 
sante dame des parfaits troubadours. Quant au 
reste, — argent, honneurs, palmes et titres, rosettes 
et prébendes, — il le mettait à sa vraie place, qui 
est médiocre. Est-ce à dire pourtant qu'il n'ait 
jamais souffert de cette sorte d'ostracisme dont le 
tenait frappé l'incuriosité de ses contemporains? 
Je n'oserais pas l'affirmer. Pour un soldat de 
l'Idéal comme Severin, l'exploit personnel ne 
compte point; mais la victoire importe tout de 
même. Dans la bousculade d'une foule grossière, 
rejeté d'une société où le poète est considéré bien 
moins qu'un joueur de quilles, l'auteur d'Un chant 
dans l'ombre aura ressenti jusqu'à l'amertume le 
discrédit où sombrait, chaque jour davantage, sa 
Poésie très chère. Mais s'il ne s'est pas résigné 



UN POETE DE CHEZ NOUS 303 

sans lutte à mettre sous le boisseau la torche vive, 
quelle quiétude, une fois rejointe au pays fraternel 
l'ombre fraternelle, « l'ombre heureuse »! 

révoque, sous un ciel ignoré des regards, 
Au pays pacifique où des clartés sereines 
Attardent plus longtemps leur doux sourire épars, 
Un bois tout murmurant de sources léthéennes... 

Un soupir est dans l'air!... Tout le ciel en frémit! 
Au gré de la lueur plus vive ou plus tremblante, 
Le bruit mélodieux s'élève ou s'assoupit, 
Si vague, qu'on dirait de la clarté qui chante. 

Au loin, par les sentiers, de beaux couples s'en vont... 
Au loin, par le mystère adorable des sentes, 
Le charme souverain de la douce saison 
Mêle plus tendrement les bêtes innocentes. 

Ces cœurs adolescents s'aiment sans le savoir! 
Etrangement heureux, pleins d'obscures alarmes, 
Ils respirent partout, dans la beauté du soir, 
Comme un pressentiment d'ivresses et de larmes. 

Mais d'autres, absorbés en un songe sans fin, 

— A quoi sert de parler? Les choses sont si belles! — 

Parcourent les forêts et l'horizon divin 

Comme un livre ineffable entr'ouvert autour d'elles. 

Les plus sages, pourtant, les yeux clos à jamais 
Au mirage incertain qui trouble leurs sœurs pâles, 
Regardent défiler, sous leurs fronts ceints de paix, 
Des cortèges muets de formes idéales. 

Heureux qui, déjouant l'énigme du destin, 

Du songe ou de la vie a préféré le songe; 

Même la pureté de ce ciel enfantin, 

Au prix de ses pensers, n'est qu'un divin mensonge! 



304 UN POETE DE CHEZ NOUS 

L'air, vague et lumineux, du calme paradis 

Où glissent, deux à deux, ces âmes apaisées, 

Fait, dans l'ombre des bois, sur ces sommeils bénis, 

Trembler comme un halo la douceur des rosées. 

L'une d'elles, parfois, parlant, comme à regret, 
Avec la voix lointaine et tendre qu'ont les ombres, 
Semble vouloir livrer un peu de son secret 
A la complicité taciturne des ombres. 

Que dit-elle? Des mots de paix et de pitié... 

Des mots calmes, et tels que notre âme fiévreuse 

N'en saurait, désormais, saisir le sens aider; 

Et F on ne comprend rien, sinon qu'elle est heureuse... 

Que lui sont les amants? que lui sont les aimés 
Et ces cœurs enfantins que la terre émerveille? 
Le plus beau songe encore est sous les yeux fermés, 
Il n'est rien au dehors qui vaille qu'on s'éveille!... 

Et ceci, qu'il écrivit à 26 ans, est un pur chef- 
d'œuvre. 

* * * 

Dans Les Matins angéliques, qu'il dédie à son 
ami Ernest Verlant, Fernand Severin réunit des 
poèmes de date diverse où s'exprime l'alléluia de 
l'âme libérée. Poète catholique, c'est dans toute la 
sincérité de son cœur qu'il a chanté l'illumination 
intérieure, le triomphe et le rayonnement de la 
grâce. Avec quelle discrétion! Et c'est très bien 
ainsi. Il y a deux choses que, pour ma part, je me 
résigne malaisément à lire dans les livres : les effu- 
sions sentimentales et les confessions religieuses. 
L'Amour et la Foi sont d'essence trop intime pour 



UN POETE DE CHEZ NOUS 305 

se prêter à la « foire des vanités ». Et comme cette 
réserve jolie de Severin contraste avec les allures 
matamoresques du converti qui se bat et rebat les 
flancs, et prend à témoins 'a terre, le ciel, voire 
l'enfer, de son assiduité au catéchisme ! Hélas ! les 
sous-Bloy, les Huysmans de pacotille et les pseudo- 
Retté n'ont pas fini d'assourdir la république des 
lettres de leurs rugissements, de leurs imprécations, 
de leurs excommunications! 

Chez Fernand Severin, rien que de suggéré. 
Celle qu'il célèbre sous le nom fervent de Caris- 
sima, c'est une Madone indulgente, toute proche 
de celle-là que chantait, au temps du dolce stil 
nuovo, Guido Guinizelli, cœur plein de poésie. 
L'analogie est parfois si troublante qu'on ne sait 
plus vraiment — et peut-être le poète confond-il 
en sa rêverie la « dame de grâce » et la dame 
d'amour? — si l'on est sur la terre ou si l'on 
touche au ciel. Cette dame de grâce s'appellera 
Béatrice, d'ailleurs. Comme il advint de Béatrice, 
un rôle de protection lui sera dévolu. Et je sais 
peu de vers plus délicatement inspirés que ceux-ci, 
de L'Ombre gardienne : 

// m'est doux de penser, en ces heures de nuit, 
Qu'une amie est au loin, dont le rêve me suit... 

Et je ne suis pas seul, bien que je sois loin d'elle. 

C'est sur la terre d'Italie que Severin semble 
avoir le mieux compris le sens d'une religion aussi 
naturellement poétique. De l'Italie il devait aimer 
de dilection la campagne ombrienne, — « un pays 
dont la douceur est grave », — avec son séraphique 



306 UN POETE DE CHEZ NOUS 

Francesco, jongleur du Bon Dieu. Ombrie, terre 
douce et de forte couleur! De Spolète, j'ai revu, 
l'autre été, toute la plaine où l'olivier noueux se 
marie à la vigne ; 

Là bas, les horizons frissonnent dans l'azur, 

horizons onduleux des croupes apennines; et l'œil 
cherche, aux sources du Clitumne, les cyprès ren- 
versés au miroir des eaux calmes, que le crépus- 
cule et la méditation de Carducci font roses. 

Deux poèmes seulement (En Ombrie, La Maison 
élue), mettent dans Les Matins angéliques une 
cloche d'Ave Maria. Il y a bien aussi ce Campo 
Santo, mais qui pourrait s'entendre de tel vieux 
cimetière de chez nous, où l'on souhaite de dormir 
au soleil, sous la pierre chaude. Je veux saluer ici 
cette admirable sobriété. 

Fernand Severin, qui a goûté le charme des 
paysages transalpins, pourquoi n'a-t-il pas rap- 
porté dans son bagage un volume de vers d'Italie? 
Son talent descriptif n'est certes pas en cause. 
Nous citerions plus d'un tableau de nature qui 
possède un étrange pouvoir d'évocation. La ré- 
ponse à cette interrogation, je la cherche ailleurs. 
Si Severin n'a pas songé à décrire l'Ombrie, c'est 
qu'à ce moment-là, il ne se sentait pas possédé par 
le dieu. Nous avons fait allusion à ce qu'il appelle 
volontiers les visites de la Muse. Sous la plume 
d'un écrivain aussi parfaitement probe, cette 
expression n'a plus rien d'un poncif. En réalité, 
Fernand Severin n'a jamais écrit sinon dans cet 
état second, dans cette sorte de transe intérieure 



UN POETE DE CHEZ NOUS 307 

où le jetait la Poésie inspiratrice. Je ne puis m'em- 
pêcher de songer ici à d'autre littérature, sur com- 
mande, et qui doit nourrir, bon an mal an, tous ces 
pourvoyeurs malgré eux : « Tu feras tant de 
romans, à tant de lignes, à tant la ligne... Tu 
trousseras tant de scènes-en tant d'actes... Tu li- 
vreras à l'éditeur tant de vers sur tant de pages... » 
Dérision! Quand l'on peut voir, dès que reviennent 
les vacances, cingler vers les pays à la mode — 
latitude nord, latitude sud, îlots océaniens, fleuve 
Congo, route mandarine — les forçats des lettres, 
un carnet sur le sein droit, leur stylo sur le sein 
gauche! Ah! le triste voyage que le voyage où il 
faut « prendre des notes »!... 

Fernand Severin n'a pas pris des notes en 
Ombrie. Il ne se soucie point de nous donner de la 
terre italique des sensations étrangement colorées. 
Ce qu'il retrouve au vallon d'Assise, c'est cette âme 
assoiffée d'idéal qu'il emportait avec lui, en tous 
lieux. De là vient que ce rêve qu'il a caressé de la 
« maison élue », — 

Quelque chose de clair comme un site enfantin! 
Des jardins et des prés, d'adorables enclos, 
Dont la sérénité d'un éternel matin 
A peine effleurerait le printemps inéclos! 

— nous pourrions, sans y rien changer, le trans- 
poser sur n'importe quel plan de solitude heureuse, 

Dans la communion des humbles et des doux. 
* * * 



308 UN POETE DE CHEZ NOUS 

La Solitude heureuse, tel s'intitule précisément 
le recueil postérieur. Revenant sur le thème favori 
d'Un Chant dans l'ombre, le poète rappelle avec 
une gravité sévère l'idéal qu'il s'est choisi, libre- 
ment. C'est ici le couronnement d'une œuvre déjà 
si belle. Tous les motifs reviennent, — culte des 
forêts, émerveillements, humble résignation, can- 
deur fervente, — plus magnifiquement orchestrés. 
Un soir au pays natal réveille sous nos yeux l'en- 
fance champêtre, avec le « don d'enfance ». Voici, 
par la bouche d'un « sage », la confession apaisée 
du penseur méconnu. Et voici, comme à l'aube des 
Matins angéliques, de lumineux tercets (Si, vrai- 
ment, la tristesse...). 

Mais ce qu'on ne saurait assez louer, c'est la 
forme. Elargie, assouplie, frappée comme une mé- 
daille ou douce comme une caresse, elle chante, la 
strophe — et chaque vers enchante. J'éprouve jus- 
qu'à l'obsession la magie d'un poème comme Les 
Iles en fleur : 

Bien des jours avaient fui depuis l'heure fatale 

Ou, reniant enfin l'obscurité natale, 

J'étais entré, joyeux, dans l'inconnu des flots! 

Et souvent, devançant Fessor de mes galères, 
J'avais interrogé les lointains solitaires 
Que le rêve menteur change en eldorados. 

C'était en vain! Malgré mon attente éperdue, 
La mer, la vaste mer, emplissait Vétendue, 
Où descendait bientôt t 'anxiété du soir... 

Mais, un jour, le parfum d'une terre prochaine 
Nous arrivait, avec la douceur d'une haleine, 
Enivrant nos vingt ans d'un radieux espoir. 



UN POETE DE CHEZ NOUS 309 

Et tandis que la houle écumait sous Vétrave, 
J'aspirais, exaucé, ce grand souffle suave 
Qui s'était promené sur des îles en fleur... 

Le moment serait venu de parler de La Source 
au fond des bois, qui constitue en quelque sorte le 
testament spirituel du plus spiritualiste des poètes. 
Mais le lecteur nous permettra bien de lui laisser 
la joie de la découverte. Et qu'on ne prenne point 
pour une subtile gageure le silence qu'à ce propos 
nous avons décidé de ne point rompre ici. Il y a, 
dans ces vers que Severin voulut nouer pour une 
gerbe suprême, tout ce qu'ajoute à la simplicité de 
l'enfant la méditation de l'homme. 

Une source a jailli dans le vallon natal, comme 
une présence; Bellérophon, fils de Méduse, se cabre 
en vain sous l'étreinte de son fier cavalier; âpre 
orgueil d'être, au sein des grands bois, aux rives 
du torrent écumeux, le Centaure; douceur d'évo- 
quer les pays bienheureux, l'autre Arcadie; et 
pleurent les Nymphes en détresse; et poursuivent, 
au fond du ciel, leur course errante, les nuages; 
printemps de Hollande, soirs anglais; bondissante 
Semois où s'est mirée un jour l'Eve de Van Ler- 
berghe; la joie de créer; telle volupté de souffrir; 
une certitude heureuse de survivre; et, près du 
sourire énigmatique de la Joconde, l'apparition du 
visiteur nocturne dont le souffle est glacé, et qui 
s'appelle peut-être la Mort... 



310 UN POETE DE CHEZ NOUS 

Le donquichottisme littéraire est un périlleux 
exercice. Redresser les torts ne paie pas. D'ail- 
leurs, qu'importe à la mémoire d'un Fernand 
Severin, à la fidélité de ses amis et de ses proches, 
la consécration officielle d'un talent définitif, d'une 
œuvre qui demeure! 

Mais, sans prétendre vulgariser le « don d'en- 
fance », amplifier par je ne sais quel haut parleur 
brutal « un chant dans l'ombre », sans déflorer la 
paix des « matins angéliques », sans troubler dans 
son éternel repos celui-là qui connut la « solitude 
heureuse », il doit être permis d'orienter vers la 
« source au fond des bois » les bonnes volontés 
touchantes. Cherchez la source au fond des bois. 
Elle est claire et fraîche, à ravir. Et dès que vous 
l'aurez trouvée, trop heureux si j'ai pu vous servir 
de guide, je m'efface, — 

Les mots humains sont impuissants 
A définir sa jeune grâce, 

— je m'efface derrière le sourcier plein d'enchan- 
tements, qui n'est plus parmi nous que le murmure 
de la fontaine, la limpidité du cristal, le jaillisse- 
ment secret, au fond des âmes, de l'eau qui danse. 



L'AME WALLONNE 

Laissons de côté la question de la race. Aban- 
donnons aux anthropologues le soin délicat de 
mesurer les crânes des brachycéphales et des doli- 
chocéphales, d'enregistrer sur leurs tablettes le 
diamètre du cheveu, la couleur du poil. Le type 
wallon existe. 

Il existe, puisque je le vois. Je le reconnaîtrais 
entre mille. Et je l'aime. Non point par chauvi- 
nisme, ni par esprit de clocher : par habitude. En 
le reconnaissant, c'est moi-même que je retrouve 
en lui; et j'ai l'impression de me pencher sur un 
miroir. 

Les miroirs sont complaisants. L'esquisse que je 
vais tracer risque fort d'être flattée. Mais pour 
atteindre à l'âme d'un peuple, — ou d'un homme, 
— ne convient-il pas de faire, joyeusement, l'effort 
de sympathie, le geste amical?... 

* * * 

Il y aurait, me semble-t-il, quelque simplisme à 
opposer au paysan des Flandres l'ouvrier wallon. 
Sur la vignette d'un billet de banque, le diptyque 
a de l'allure : d'un côté, la houe; de l'autre, le 
marteau. Pour reprendre un assez vilain mot histo- 
rique, les deux mamelles de la Belgique seraient 



312 L'AME WALLONNE 

l'agriculture et l'industrie; et la frontière des 
langues séparerait aussi laboureurs du plat pays, 
compagnons des métiers de nos bonnes villes. Le 
parallèle littéraire est un genre faux. Si vous en 
appliquez les recettes, et procédés à la géographie 
humaine, vous allez sacrifier la nuance à la for- 
mule. En réalité, qu'il soit cul terreux ou mineur, 
qu'il gratte l'âpre sol des Ardennes ou qu'il abatte 
le minerai de houille dans la veine, le Wallon a son 
individualité propre. 

Je faisais tout à l'heure allusion au type phy- 
sique. C'est vrai que nous sommes fiers de notre 
tête ronde. Le Wallon est courtaud, plutôt bas sur 
jambes, au poil châtain foncé. J'en connais plus 
d'un à qui on pourrait appliquer le signalement de 
Villon peint par lui-même : « Sec et noir comme 
écouvillon ». Le type sarment brûlé n'est pas rare 
en Wallonie. Et c'est bien pourquoi les obèses 
suscitent, plus qu'ailleurs, lazzis et quolibets. 
« Gros plein de soupe » est une injure que tous 
les galopins de tous nos ruisseaux n'hésitent guère 
à proférer. Dans cet ancien pays de vignobles et 
qui a gardé le culte des vins de Bourgogne et des 
prestes refrains bachiques, la bière me paraît une 
intruse, une boisson d'importation. On regrette la 
disparition, sur les coteaux de Meuse, de ces 
vignes qui s'accrochaient aux éboulis et qui sem- 
blaient appeler sur la Wallonie tout entière les 
bénédictions du soleil, le secret des ivresses légères. 

Pour voir de près le vrai Wallon, celui que n'a 
pas touché le conformisme des villes tentacu- 
laires, il faudrait aller s'asseoir, à la vesprée, sur 
le banc de la maison du maïeur, dans tel village, 



L'AME WALLONNE 313 

auquel je songe, de l'Entre-Sambre-et-Meuse. 
Parce que c'est la saison des prunes, l'air est tout 
embaumé de senteurs sucrées, tout vrombissant de 
vols de guêpes. Les tâcherons reviennent de la 
« pâture » comme on dit là-bas. Ils portent le 
chapeau de paille noir à bords courts, la chemise 
largement échancrée; point de sabots. Une 
coquetterie est sur eux. Et cela se traduit par un 
bouton d'églantine au harnais du cheval. Pour 
vous dire le bonsoir d'une voix qui chante, le pay- 
son wallon ôte un instant de sa bouche la pipe de 
merisier. Les ouvriers de l'usine regagnent à 
bicyclette leur maison des champs. Mais, tandis 
qu'à la même heure crépusculaire, sur les pistes 
sablonneuses de Campine, les Flamands vont par 
bandes, le Wallon — observez-le — roule volon- 
tiers seul. Tout seul, il a monté la côte. Et il se 
presse... Non dans l'attente de la soupe, non dans 
l'espoir d'un sommeil proche et béat, mais parce 
qu'il y a le journal à lire, le bouton de la T. S. F. 
à tourner. Du côté de l'abreuvoir, les vaches meu- 
glent. Mais les dépêches de Paris, de Londres, de 
Berlin, de Rome, l'ouvrier de mon pays les écoute 
— et les comprend. 

* * * 

De tracer un portrait moral, c'est une aven- 
ture plus périlleuse. Commençons par un défaut : 
le Wallon est, dit-on, léger. 

Je plaiderai coupable. Il est vrai que la plu- 
part de ces fils de Gaulois méritent, au moins une 
fois le jour, le reproche que César adressait à leurs 



314 L'AME WALLONNE 

lointains ancêtres. Cette légèreté est faite surtout 
d'une singulière mobilité d'impressions. Nous ne 
sommes pas des « concentrés ». Si la méditation 
ne nous est pas tout à fait étrangère, volontiers 
s'égare-t-elle aux détours de la curiosité. Les 
nuances, bien plus que le cristal : voilà ce qui nous 
retient penchés sur le prisme. 

Et cette légèreté est aussi la rançon d'une viva- 
cité d'esprit qui nous fait très contents de nous- 
mêmes. Ici, d'ailleurs, je mettrais une sourdine à 
notre los. Nous le chantons avec une belle indis- 
crétion. En vérité, certains Wallons ont « la 
goutte à l'imaginative ». Mais ils rachètent ce 
péché contre la race par une sorte de facilité épi- 
dermique qui sauve du moins les apparences. 

Rarement le Wallon manque de faconde. On 
affirme qu'il est le Tartarin de la Belgique. C'est 
assez juste. A cette différence près qu'il y a plus 
loin du Liégeois fort en gueule au West-Fla- 
mand taciturne et susceptible que du Méridional 
pétaradant au Parisien disert. Même à Bruxelles, 
le franc-parler wallon somme comme une incon- 
gruité, une impertinence. La gouaille ne va pas 
sans quelque malice ou méchanceté. A leur jeu 
favori, qui est de s'envoyer en riant des choses 
terribles, il advient que les bretteurs démouchet- 
tent les fleurets. Ici encore, l'excès serait propre- 
ment intolérable pour qui n'a pas, d'emblée, 
accepté les règles d'un véritable « jeu » (il faut 
reprendre le mot), où comme le dit un proverbe 
de chez nous, « ce sont les mieux moqués, les 
mieux gardés ». 

Frondeurs et narquois, les vrais Wallons ont la 



L'AME WALLONNE 315 

pudeur de leurs sentiments les plus intimes. Je me 
garderais bien de mettre ce goût de la blague — 
ou de la hâblerie — sur le compte de la légèreté. 
J'y vois plutôt signe d'orgueil, le besoin, quelque- 
fois, de briser un sanglot en un éclat de rire. 

Dans cette esquisse que je voudrais le plus 
dépouillée qu'il soit possible, je m'abstiens délibé- 
rément de faire appel à la littérature. J'aurais 
évoqué volontiers, cependant, notre Mistral du 
Pan de bon Dm : Henri Simon. D'ailleurs, la 
notion même de littérature wallonne aurait besoin 
d'être précisée, si l'on considère en tout cas les 
œuvres écrites en français sur le territoire de nos 
provinces du Sud. Mais les lettres patoisantes, 
mais ces florilèges — humbles, souvent — de 
chansons pour la bien-aimée et de pauvres rimes 
sur des thèmes archiusés révèlent à quel point le 
poète wallon répugne aux confidences indiscrètes. 
Le vocabulaire même de la passion a des demi- 
teintes adorables. De la jeune fille pour qui l'on 
meurt d'amour, on dit, en Wallonie : « Je la vois 
volontiers ». Réserve farouche, orgueilleuse timi- 
dité : signe de race. 

Et c'est un autre signe de race que l'individua- 
lisme wallon. Certes, tous les Belges ont la pas- 
sion de l'indépendance. « Liberté » : tel est le 
dernier mot de notre hymne national, ce mot qui 
est un cri et sur lequel monte et s'enfle la voix 
quand les foules du stade chantent la Braban- 
çonne. Mais il ne s'agit pas ici de joug à secouer, 
de chaînes à rompre. 

Libre et fier, le Wallon entend appliquer à la 
lettre ce « mot » d'une vieille charte au pays de 



316 L'AME WALLONNE 

Liège : « Pauvre homme en sa maison est roi. » 
En sa maison. Nous avons horreur de tout ce qui 
ressemble à un embrigadement. Cette passion 
d'échapper à la règle peut nous jeter, d'ailleurs, 
dans les aventures les plus folles. La discipline a 
sa beauté. Elle a sa vertu. Nous ne sommes pas 
disciplinés. Nous cultivons, jusqu'à Toutrecui- 
dance, le droit de marcher sur les pelouses inter- 
dites et de faire la nique aux éciiteaux. 

Tel est, chez un Wallon, le goût du « singu- 
lier », du personnel, le culte du moi, comme eût 
dit Barrés, que le sentiment de la nature échappe 
le plus facilement du monde aux séductions du 
panthéisme. Je ne crois pas qu'un Verhaeren soit 
possible aux rives de la Meuse. Verhaeren s'iden- 
tifie à la plaine flamande. Il souffre de ses enfan- 
tements laborieux, après qu'il s'est livré tout 
entier, avec elle, aux baisers du soleil. Le prome- 
neur wallon n'est pas seulement un promeneur 
solitaire : sa rêverie est tournée vers le dedans. Il 
écoute le chant des oiseaux ; mais c'est pour 
mieux percevoir l'écho de ce chant dans son âme. 
Et il perçoit les mille et une résonances de l'écho, 
parce que chacun des oiseaux — le merle, le bou- 
vreuil, la fauvette, le rossignol — gai de sa note 
dans le concert sous la feuillée. Le Cantique des 
Créatures, de François d'Assise, est une prière qui 
a son climat sentimental chez nous. 

C'est un trait de lumière, pour qui veut pénétrer 
l'âme wallonne, que l'attitude du Wallon devant 
la nature. La nature ne nous apparaît pas comme 
le Grand Tout où il fait bon se fondre, se dis- 
soudre, mais comme le spectacle multiforme, 



L'AME WALLONNE 317 

changeant, de ce qui vit, de ce qui passe et se 
renouvelle sans cesse. Les Wallons, qui savourent 
la beauté du paysage, ne sont pas des peintres 
cependant. Pour fixer sur la toile un moment de 
leur sensibilité, il faudrait d'abord arrêter le flux 
éternel, le « panta rheï»... Ils préféreront la 
musique, de tous les arts le plus subjectif, le plus 
individuel sans doute. Voilà pourquoi à la palette 
du peintre flamand nous opposons les riches tona- 
lités de nos musiciens de Wallonie. Le peuple de 
chez nous est un peuple qui chante. 

D'une sensibilité qui peut paraître à fleur d'épi- 
derme, prompt à la répartie, spirituel jusqu'à la 
gouaille, pudique dans tes expansions, défenseur 
obstiné du château intérieur, si jaloux de ton 
« moi » que tu te chanteras, pour ton plaisir soli- 
taire et secret, la musique de tes plus beaux 
rêves : tel mon frère wallon, je te reconnais, tel 
je t'aime ! 

* * * 

Mais l'âme wallonne, à son tour, est infini- 
ment nuancée. Il faudrait distinguer le Borain du 
Liégeois, l'Ardennais du Hesbignon, l'homme de 
Chimay de l'homme de Nivelles. Tous ces exem- 
plaires d'un même type humain ont leurs carac- 
téristiques émouvantes ou drôles. Ce n'est pas 
seulement affaire d'accent local. Ni de costumes 
régionaux. Certes, les traditions folkloriques ne 
meurent qu'à regret. Un « Binchou » sera fier, tant 
que Binche sera Binche, des grelots de sa cein- 
ture et des plumes de son chapeau. Il arrive 



318 L'AME WALLONNE 

encore de croiser, sur la route de La Roche, la 
paysanne plus ridée que reinette au cellier et qui 
n'a pas consenti à laisser sur l'armoire de frêne 
le chapeau à bavolet. Mais les Wallons sont aussi 
différents les uns des autres, parce que la nature 
du sol et les habitudes de vie leur ont façonné 
tel ou tel visage. 

Ce serait le lieu de dire la rude existence du 
mineur, du métallurgiste, du souffleur de verre, 
de la hiercheuse. Les bronzes de Constantin Meu- 
nier surgissent sous nos yeux. Ils disent la beauté 
de l'effort rude, des muscles tendus, des dos qui 
s'arc-boutent, la splendeur du feu dompté, de la' 
terre éventrée jusqu'en ses profondeurs. L'ou- 
vrier wallon est aussi un artisan racé. Héritier des 
traditions des métiers de nos bonnes villes, il a 
sauvegardé, à travers les siècles et en dépit du 
machinisme, le goût du fignolage, le sens du 
« chef-d'œuvre » de maîtrise. Les batteurs de 
cuivre, les « copères » au pays de Dinant ont 
disparu. Mais restent les armuriers de Liège, les 
tisserands de Verviers et d'ailleurs. Un fusil lié- 
geois est objet de patience et d'amour. Il ne s'agit 
pas seulement que l'arme soit de haute précision, 
le canon rayé selon les lois de la plus sûre balis- 
tique. Le spécialiste en chambre s'attache avec 
ferveur à graver l'écusson. Damasquiné comme 
un poignard d'émir, le fusil fera l'orgueil de celui 
qui sut y incruster, d'après un dessin inédit, filets 
d'or et nervures d'argent. De même, l'ouvrier de la 
laine supporte mal les règlements d'atelier qui ten- 
dent à uniformiser les prestations devant le métier. 
C'est l'origine de conflits syndicaux, de grèves 



L'AME WALLONNE 319 

opiniâtres. Car l'individualisme n'a plus sa place 
au siècle où nous sommes. Et l'individu outre- 
passe, d'ailleurs, en maintes occasions, ses droits. 

Le sol donne aussi ses conseils, ses « orien- 
tations ». Cette géographie humaine de la Wal- 
lonie, pourquoi n'irions-nous pas la suivre au 
penchant des coteaux, aux méandres des rivières ? 
Nous n'avons pas encore rappelé que la terre 
wallonne est profondement ravinée. Les plus beaux 
sites de chez nous ferment le ciel sur un horizon 
tourmenté. Je crois que l'âme flamande doit quel- 
que chose à l'immensité des plaines basses. Ces 
routes qui « s'allongent dans le soir, infinies », 
comme dit Verhaeren, sont favorables aux évasions 
sans but, vers N'Importe-Où. Le Wallon, par une 
sorte de choc en retour, est obligé de revenir 
constamment sur lui-même. Toute promenade a, 
pour lui, ses imprévus. Tout détour du chemin 
peut révéler la fumée d'un toit. 

Et cependant, qui va du Tournaisis au plateau 
de Hervé, prenant la Belgique en écharpe, sera 
frappé de la diversité des paysages. Mais la 
couleur du ciel — mauve et plus gris que bleu ■ — 
reste la dominante, et presque toutes les maisons 
ont un capuchon d'ardoises. Voici des champs de 
blé à l'ombre des terrils noirs. Voici la Sambre, 
si capricieuse en ses détours. Avec le Namurois, 
commence la forêt d'Ardenne. Tous ces rochers 
friables portent l'empreinte du sabot de Bayard, 
le cheval des preux. Et comme il est devenu cher 
à nos cœurs, ce site de la vallée mosane qui vit la 
dernière ascension — la plus haute — d'Albert 
le Grand !... Nous entrons sous la futaie luxem- 



320 L'AME WALLONNE 

bourgeoise. Brament les cerfs, grogne le sanglier. 
Dans la clairière, le sabotier entaille le bois ten- 
dre et, de la pointe du couteau, il gravera des 
fleurs sur les plus petits sabots. 

De Pirmez à Severin, d'Adolphe Hardy à Tho- 
mas Braun, nos poètes ont redit les enchantements 
de la forêt. Et c'est encore la forêt ardennaise, la 
forêt wallonne, qui a le mieux inspiré un Lemon- 
nier, un Van Lerberghe à la Ramonette. Nos 
eaux courantes, nos cascatelles attendent toujours 
d'être captées par quelque magicien du rythme. 
Mais peut-être qu'elles prolongent leur chanson 
sur les cailloux dans telle mélodie fluide de 
Lekeu ?... 

Comment il s'amuse, le peuple Wallon? — Avec 
bonne humeur. 

La joie de vivre est comme un mot d'ordre, 
chez nous. Elle ne s'interdit pas les truculences 
rabelaisiennes. Le wallon (la langue wallonne), 
dans les mots, brave l'honnêteté. Quelques-uns des 
plus savoureux fabliaux — des plus lestes — du 
moyen âge ont été contés par nos pères. Ils 
savaient également dire le mot et faire la chose. 
Pas bégueules pour un sol. Religieux, au demeu- 
rant, avec une pointe d'anticléricalisme qui sent 
aussi son fabliau. Le moine et le curé sout pré- 
textes à railleries. Dans les familles les plus chré- 
tiennes, le sujet est inépuisable. Même les dîners 
au presbytère se pimentent d'anecdotes dont l'en- 
soutané fait les frais. 



L'AME WALLONNE 321 

Sans jamais tomber dans la goinfrerie, le 
Wallon est une « fine gueule ». Les crus les plus 
fameux achèvent de donner leur bouquet dans le 
silence poussiéreux des caveaux du notaire et du 
gérant de charbonnage. Tel capitaine d'industrie 
surmené ne consentira pas à passer son smoking 
pour une soirée au théâtre; mais il souffrira le 
supplice du plastron glacé si vous lui avez 
signalé le dernier restaurant où l'on mange. La 
carte gastronomique du pays wallon multiplie 
comme à plaisir les appellations savoureuses et les 
dyspepsies incurables. Tout événement joyeux — 
ou triste — déclenche le rituel des agapes et liba- 
tions. Mais c'est au fond des bourgades de pro- 
vince que se cultive et s'épanouit l'art difficile du 
bien-manger. Je songe à telle villette du Hainaut 
où l'on se met à table dès les onze heures du 
matin. A minuit, après le Champagne, vient un 
gâteau au beurre et à la crème Chantilly !... Et 
c'est ainsi que nous souffrons presque tous d'une 
maladie de foie contractée par notre grand-père, 
lequel tranchait les noires venaisons au lendemain 
des chasses au daguet. 

Le sport-roi de la Wallonie est le jeu de balle- 
pelote, cette « petite reine blanche » dont un de 
nos conteurs, Maurice des Ombiaux, a dit le pres- 
tige sur les jeunes garçons. C'est un jeu très vif, 
très allant, où l'esprit d'équipe cède aux impro- 
visations fulgurantes du « petit-mitan » ou du 
« cordier ». Dis-moi comment ce peuple s'amuse, 
et je te dirai comme il est ! 

Au village, l'orphéon a la cote d'amour. Le Wal- 
lon, né musicien, aime que les cuivres versent en 



322 L'AME WALLONNE 

son cœur l'héroïsme dominical. Certaines régions, 
plus mélomanes, jouissent d'une réputation qu'el- 
les défendraient au besoin à coups de trombone 
sur les crânes. C'est ainsi que Verviers se pique 
de donner Yadmittatur aux chanteurs d'opéra et 
que le Borinage est la terre classique des ténors. 
Que de contre-ut ont été poussés, entre le sau- 
cisson et les cerises, sur le chantier, à l'heure de 
la pose méridienne, par un candidat à la Mon- 
naie ! Les musiciens ambulants réunissent les 
foules autour de l'accordéon et du violoneux. Le 
dimanche, sur les quais de Liège, le marché de 
la Batte est un concert en plein vent; et la Meuse 
emporte vers les plaines de Zélande des lambeaux 
de refrains et ces résidus puérils et touchants de 
la sensiblerie populaire. 

D'ailleurs, le Wallon tient à passer pour un 
intellectuel, avec tout ce que l'étiquette comporte 
de sympathique et de détestable. J'ai dit déjà que 
l'ouvrier lit, matin et soir, « son » journal. Il le 
lit et il le commente. Il ne s'interdit pas de hanter 
la bibliothèque de l'instituteur ou du curé. Sans 
prendre conseil ni du curé, ni de l'instituteur. 
Pour nourrir sa faconde naturelle, il fait ainsi 
provision de mots bien sonnants, de formules à 
l'emporte-pièce. Et ce serait peut-être le moment 
d'écrire un paragraphe sur les dangers de l'in- 
struction gratuite, obligatoire et mal digérée. 

* * * 

Mais ce témoignage d'un Wallon sur les Wal- 
lons ne peut se clore sur une note chagrine. Seule 



L'AME WALLONNE 323 

serait de mise la raillerie légère. J'y renonce pour- 
tant. Au moment de signer les quelques pages 
qui doivent dire nos singularités de Gaule, je sens 
trop bien que j'ai mis l'accent — que je me devais 
de mettre l'accent — sur nos qualités plus que 
sur nos défauts. J'évoquais, en commençant, le 
travail de mensuration des anthropologistes. On 
ne fait pas de science exacte, froidement objective 
et objectivement ennuyeuse, lorsque le cœur est en 
cause. 

Parce que j'aime ma Wallonie de tout mon 
cœur, je voudrais que la leçon de mon témoignage 
wallon se traduisît par un accroissement de sym- 
pathie, de curiosité diligente et fervente pour mon 
cher petit coin de sol. 



FIN 






III. VARIA 



Eloge de la tradition 

La situation morale du professeur d'Université 
Le thème de l'inquiétude dans la littérature ... 

« Le Grand Meaulnes » 

Un poète de chez nous : Fernand Ceverin ... 
L'âme wallonne 



9 



TABLE DES MATIERES 

I. < .. VERS LE MOYEN AGE ENORME ET DELICAT > : 

Comment le moyen âge a vu Virgile : professeur de 
grammaire, prophète du Christ, magicien, amou- 
reux 

Virgile selon Jean d'Outremeuse 32 

La littérature antiféministe au moyen âge 47 

Les « Miracles de Notre-Dame » dans la littérature 

médiévale 76 

IL LITTERATURE COMPAREE : 

Où en est la question des origines de la lyrique 

provençale ? 99 

Les sources italiennes de la légende de Tannhâuser 120 

L'évolution du poème chevaleresque en Italie 147 

Le personnage d'Iphigénie chez Goethe 183 



215 
239 
254 
262 
293 
311 



Imp. SOLEDI, Liège (Belgique). 



AUX ÉDITIONS SOLEDI 



A- CARABIN : 

FACES ET PROFILS LITTERAIRES 
DE BELGIQUE 

Un document littéraire et national... Trente 
portraits d'écrivains belges tracés avec une sou- 
riante sincérité et un art original et vivant de 
l'anecdote Fr. 39,M 

Carlo BRONNE : 

PELERINAGES LITTERAIRES EN BELGIQUE 

Les souvenirs que laissèrent en nos provin- 
ces Apollinaire, Chateaubriand, Curel, Erasme, 
Erckmann-Chatrian, Féval, Hugo, Las Cases, 
Laforgue, Marmontel, Mirabeau, Pages, Pé- 
trarque, Perk, Retté, Rilke, Rodin, Stendhal, 
Tacite, Viélé-Griffin, Villiers de l'Isle-Adam, etc. Fr. 3t,M 

Maurice KUNEL : 

BAUDELAIRE EN BELGIQUE 

Une œuvre magistrale devenue introuvable, 
remaniée et augmentée de dix chapitres inédits, 
ornée d'un portrait hors texte Fr. 45,0* 

D' BIOT : 

LE CORPS ET L'AME 

< Le Spirituel est lui-même charnel », disait 
Péguy. « Il est couché dans le lit de camp du 
Temporel >, ajoutait-il. 

Contre l'amoralisme et contre le régime. 

Une œuvre qui complète admirablement 
l'ilumme, cet inconnu, du D r Carel. 

Une conception très stricte de l'être humain, 
qu'il s'agisse de morale sexuelle ou de problè- 
mes pédagogiques. Fr. 45.H 

A. f A. 11933. Imp. SOLEDI, Liège (Belgique) 



^ 



PN De^onay, Fernand 

54-3 Dépaysements 

D^7 



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